Le théâtre des objets (Morandi)
Giorgio Morandi, Natura morta, 1953
« une sorte de... cérémonie du thé, mais pour les yeux »
Extrait de Fuochi sparsi [1], Jean-Christophe Bailly, in Une nuit à la bibliothèque, eds Bourgois, nov. 2005.
[...] Imagine ce que serait une représentation où chaque moment serait une trouvaille plastique d’une exactitude absolue et où toujours les corps et les voix, sans qu’on s’en aperçoive, seraient à la bonne place et à la bonne hauteur. C’est ce qu’on recherche toujours plus ou moins, me diras-tu, mais ce n’est pas un hasard si la leçon vient de la peinture qui, comme le disait Poussin justement « fait profession de choses muettes ». Et, ce souvenir de la méthode de Nicolas Poussin, il m’est venu en regardant les peintures de quelqu’un qui s’est aventuré aussi loin qu’on le peut sur cette face muette que les tableaux tournent vers nous. (Il désigne les tableaux de Morandi accrochés aux murs de la salle.) Regarde : ici il n’y a plus vraiment de figures, même si quelque chose d’un horizon subsiste, il n’y a plus d’histoires que l’on raconte, plus de pathos. Rien que de petites séquences d’objets, rien que des rapports d’objets dans l’espace.
À ce moment de son discours, Andrea va chercher derrière une colonne, où ils étaient dissimulés, trois objets semblables à ceux que l’on voit sur les natures mortes de Morandi (une bouteille, une carafe, un pot) et il les dispose, en s’y reprenant à plusieurs fois, sur la petite estrade au centre de la salle.
Tu vois, c’est encore comme le théâtre de Poussin. Morandi lui aussi, comme tu le sais, déplaçait continuellement ce peu d’objets qu’il avait décidé de peindre, en attendant qu’ils forment la scène voulue.
Oui, mais ici il n’y a plus, plus du tout de paroles. L’homme est descendu de son piédestal et il est maintenant parmi les choses. Toutes les énigmes qu’il plaçait dans les allégories et les mythes, maintenant il les a vues se retirer et c’est comme si leur ombre était restée sur le flanc d’une simple bouteille ou sur un pan de mur éclairé par le soleil de l’hiver, ici, enfin tout près d’ici, à Bologne. Je dois te dire que je préfère cela à tout le reste. C’est comme si chaque instant pouvait, sans se modifier le moins du monde, absorber toute l’histoire et toutes les passions, comme si la peinture devenait une sorte de... cérémonie du thé, mais pour les yeux - l’art de laisser infuser les feuilles de la sensation dans l’eau du détachement. Regarde ces trois-là (elle montre une Nature morte de 1953 où trois objets quasi identiques sont posés côte à côte), ce serait tout le Japon, tout l’Orient, s’il n’y avait pas sur leur peau, c’est-à-dire dans leur être même, quelque chose qui vient de la terre d’ici, ou plutôt du rapport qu’il y a ici entre la terre et la lumière. Et, dans ce rapport, quelque chose de paysan - un goût de grappa, de lait et de bois, le goût même de cette couleur que le peintre n’a pas choisie mais qu’il a reconnue.
Mais peut-être qu’au fond ce n’est pas si différent. Peut-être qu’il s’agit encore d’une histoire, mais que nous ne savons pas identifier, d’une histoire qui serait posée là, devant nous. C’est pourquoi je te parlais de théâtre.
[1] Voir l’éditorial Ce que la bibliothèque désire