Le travail critique d’Eric Suchère (histoires de peintures contemporaines)

Sur Marian Breedveld



la sensation, ici, importe.

Catalogue de l’exposition Marian Breedvel,
 
FRAC Auvergne (14 janvier-2 mars 2000), Clermont-Ferrand,
Un, deux... Quatre Editions, 2000.
(Extraits)




M. Breedveld, 1997, Sans titre, huile sur bois, collection FRAC Auvergne Reproduit avec l’aimable autorisation du Frac Auvergne


Préambule
Je ne peux définir autrement le sens de la peinture de Marian Breedveld que dans le plaisir que me procure à la fois sa couleur et sa matière ou dans l’inextricable relation existant entre la première et la seconde. Le plaisir que je tire de cette peinture vient de la manière dont la couleur devient matière, d’une matérialisation précise et unique de la couleur et de la transformation progressive de celle-ci. La sensation, ici, importe.

Dérive 1
Sans doute, pour d’autres, la chose importe peu mais je ne dois pas éviter ceci. Je tenterai, plus loin, d’autres approches, pourtant la première appréhension que l’on a de cette peinture n’est pas une approche théorique, conceptuelle, historique.., mais, d’abord, une approche sensitive (plus que phénoménologique) et l’on regarde avec attention cette peinture parce que l’étalement de la pâte colorée provoque, à la fois dans sa matière et sa couleur, du plaisir. Je la suppose, en partie, faite pour cela. Les discours sur l’art, habituellement, évitent d’aborder ces notions et, sans doute, ont-ils raison de se méfier du sensitif, Seule la littérature semble avoir entrepris - en particulier Proust - de nommer la sensation, de plonger avec exigence sur la nature même de ce sensitif, aussi bien chez cet auteur, sur celle des choses naturelles et des choses artistiques. La chose importe donc, devant cet objet, car on ne rendra pas compte de sa nature - le fait qu’elle soit de la peinture - si on l’évite. La peinture, dans son ensemble, a à voir et à faire avec ça et peu, ou seulement plus tard, avec la rhétorique, Aussi, contrairement à ce que peut craindre le spectateur, il n’est pas forcément besoin de se livrer à la lecture d’encyclopédies sur l’art pour appréhender cet objet et le plaisir n’est pas douteux. Cependant tous les plaisirs, en art, ne se valent pas et ils se déterminent forcément dans une histoire et une culture : le plaisir naturel n’existe pas, Le sensitif n’est donc pas primaire mais premier et la complexité - proustienne - vient de son approfondissement.

Dans un grand format : vert dégrade par le blanc - en similitude de nacre de coquillage - modifie en lent de ligne magenta, fait saillie - une ligature ou crête, repart en inverse ; le général en sensitif dénomme opalescence, en sorte immatérielle, translucide ou voile de lait._

L’approfondissement du sensitif
L’exigence de Marian Breedveld, dans sa peinture, tient non pas à s’élever au-dessus de ce plaisir - ou au-dessus du plaisir - mais à faire de ce plaisir un élément complexe, à ne pas simplement succomber à celui du praticien étalant dans une jouissance régressive la matière ou à celle de la contemplation naïve du champ coloré, L’exigence de cette pratique vient de l’approfondissement du sensitif qu’elle tente et qu’elle propose à la fois pour elle-même dans sa peinture -et dans la manière dont elle la fait évoluer - et pour les autres -les spectateurs.

Dérive 2
Je ne reviendrai pas sur le délicat problème qui consiste à savoir si le plaisir de la peinture est un plaisir imitatif des spectacles de la nature ou si c’est la peinture qui nous permet la délectation de choses que nous n’aurions pas vues, En proustien, je suppose qu’il y a un entrelacement entre les deux, que le plaisir d’une peinture vient autant de sa nature profonde que des éléments affectifs qui sont liés à cet objet et qu’il y a un constant va-et-vient entre le plaisir que le Narrateur, dans La Recherche du Temps Perdu, tire des peintures d’Elstir et celui des paysages marins qu’il perçoit du fond de sa chambre, dans l’encadrement de sa fenêtre. Il construit des paysages d’Elstir - le peintre imaginaire de la Recherche - dans ce tableau naturel délimité par la fenêtre - comme la peinture l’est par la toile - ; des paysages qui ne sont pas des copies de celles du peintre mais qu’il construit par sa propre sensation, cette même sensation enrichie qui lui fera, lors de ses prochaines visites à Elstir, voir et comprendre, dans la peinture, quelque chose qu’il n’avait pas vue et comprise et qui lui permettra de trouver la beauté, dans la nature et dans la peinture où il ne s’était jamais figuré qu’elle était.

(...)

M. Breedveld, 1997, Sans titre, huile sur bois, collection FRAC Auvergne. Reproduit avec l’aimable autorisation du Frac Auvergne



Procédures temporelles
Marian Breedveld peint donc ses nouvelles toiles d’un seul et même geste. Elle lie, pour cela, plusieurs brosses entre elles - procédé qui permet d’obtenir cette analogie avec l’étendue horizontale du paysage. Il ne s’agit, alors, pas d’une composition additive mais d’un tout, d’une synthèse, II ne s’agit pas d’une composition, c’est-à-dire d’une somme d’éléments différenciés qu’il faudrait équilibrer mais d’un étalement unique - même s’il est plusieurs fois recommencé, Cet étalement impose, pour le spectateur, la perception de la durée du geste accompli, A l’opposition temporelle des précédentes toiles, à la stratification gestuelle de celles qui suivent, répond un temps déroulé sans raccord et ce temps déroulé est, en même temps, dévidé. Ce temps, je pourrais le qualifier d’atmosphérique, Dans les Portraits de Fantaisie de Fragonard, la circulation de la touche dans l’espace de la toile donne un déroulement mais celui-ci se définit, malgré tout, comme susceptible d’ajouts, de recouvrements, d’un retour sur lui, d’une possible reprise. Le geste de Marian Breedveld parcourt l’ensemble de l’espace de la toile, de gauche à droite, d’un bout à l’autre, sans qu’il soit possible d’imaginer son retour. Le geste appose et dévide, en arrive au bord, sans continuation possible. Les pinceaux évident la couleur autant qu’ils retirent. Ce faire détermine, dans les nouvelles toiles qui dépassent l’étendue que le bras peut parcourir sans que le corps ne bouge, une ondulation naturelle de l’étalement, La pression du bras augmente l’ondulation. La pression du bras, puisque les temps de séchage de chaque couche sont longs, permet de brouiller les tonalités. A l’élasticité horizontale répond l’élasticité dans la matière, évoquée par l’ondulation et les couches anciennes qui remontent, en étant repoussées, dans la dernière surface affleurante. Le temps différentiel résiste en étant moins manifeste : au geste unique, correspondant à une durée, répond la somme stratifiée et perceptible que les débords latéraux accentuent et désignent. La notion d’étendue horizontale est primordiale, alors, puisqu’elle donne le temps dans la continuité du geste au lieu de la lecture séquentielle qu’introduirait la perception verticale du superposé. Dans les dernières peintures s’ajoutent une ligne ou deux - suivant le nombre de brosses que Marian Breedveld emploie. La ligne, le trait très mince, est ce que la peinture n’a pas recouvert, un interstice montrant la sous-couche, ce que la pression des pinceaux repousse sur les bords. Elle gagne en acuité par ces vagues et crêtes et par la différenciation extrême qu’elle impose dans sa couleur avec la dernière surface. Elle contribue à la sensation d’étirement de la peinture par la tension créée entre sa minceur et l’étendue indifférenciée et large des surfaces qui la cernent. Elle désigne un autre temps résiduel sous ce transformable atmosphérique.



Sur Rémy Hysbergue



En effet

Rémy Hysbergue,
catalogue de l’exposition (15 juin-1er septembre 2001),
FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand,
Un, Deux... Quatre Editions, 2001.
(Extraits)




R. Hysbergue, Cordialement, 2001, acrylique sur komacel, courtesy Galerie Jean Brolly.

Rémy Hysbergue travaille par séries. Chaque série explore une problématique picturale. Rémy Hysbergue interrompt ses séries lorsqu’il sent le risque de la redite. Il interrompt ses séries lorsque, connaissant suffisamment la problématique explorée même s’il ne l’a pas explorée entièrement, il risque de ne plus accumuler que des effets, de faire une peinture de l’effet, d’arriver à un chic esthétique. Je crois que le chic esthétique effraie Rémy Hysbergue. Un fois ce point presque atteint, il change de série. Note : on peut dire tout cela de beaucoup de peintres mais pas de tous.

(...)

III


De quelles surfaces se constitue la peinture ? Qu’est-ce qui justifie un type de surface plutôt qu’un autre ? La surface, comme la touche - ou la main signifie dans l’évidence - fait-elle la marque du style ? Dans le littéraire, se trouve le troublant du différent entre surface, image et touche - il me semble - à reprendre dans la question. Proust informe pour lui-même : « Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style. (...) Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. Aucune impureté n’est restée. Les surfaces sont devenues réfléchissantes. Toutes les choses s’y peignent, mais par reflet, sans en altérer la substance homogène. Tout ce qui était différent a été converti et absorbé. Dans Balzac au contraire coexistent, non digérés, non encore transformés, tous les éléments d’un style à venir qui n’existe pas. Ce style ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. Il explique d’ailleurs à l’aide des images les plus saisissantes, mais non fondues avec le reste qui font comprendre ce qu’il veut dire comme on le fait comprendre dans la conversation si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de l’harmonie du tout et de ne pas intervenir »(1).

R. Hysbergue, Esbrouffes, 2004, Acrylique sur Komacel, Courtesy Galerie Jean Brolly.



Je songe, par dérive, aux irisations ou miroitements. La surface condense le perçu dans le réel. La surface fait du tableau non une fenêtre mais un miroir. Sans doute, alors, que se signifie chez Rémy Hysbergue l’emploi du bois comme support - dont on voit la tranche, une tranche qu’il ne peint plus, ne tente de dissimule - au lieu de la toile - qui, dans le général, produit un écran dans lequel le regard se projette. Le bois fait l’idée de la peinture comme une pellicule de gel ou mercure... qu’on ne traverse mais renvoie par le réfléchissant pictural. Ce qu’impliquent les déplacements du regardeur devant l’œuvre. Il ne fait comme un hologramme - où l’angle d’incidence permettrait de voir une autre image - même si l’irisation amène à l’analogue mais profite de ce reflet pour en voir les mouvances, le fluctuant, le mobile, le non fixe, ce qui se tient dans l’indécision de la nomination de la couleur - sans doute le lien avec Breedveld ou Dorner. Cela ne donne que le doute du voir - et que la photographie ne peut l’enregistre - dans quelque chose est vue dont on ne peut être sûr, que tente de vérifie dans le déplacement et produit le variable du presque. Presque n’est l’identique mais constitue, dans l’écart, l’identité. La perception s’affine par correctifs successifs, de ce qui est vu, semble voir, se modifie dans le temps du voir, définit l’identité.

La tonalité générale des peintures de Rémy Hysbergue ou l’idée du miroir se prolonge en Mallarmé - l’évoque d’Hysbergue par anticipation - donne : « Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée » (2), « Ce lac dur oublié que hante sous le givre/ Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! », « Elle, défunte nue en le miroir, encor/ Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe/ De scintillations sitôt le septuor », se transforme en vitre qui agit comme miroir dans « Cet unanime blanc conflit/ D’une guirlande avec la même,/ Enfui contre la vitre blême/ Flotte plus qu’il n’ensevelit. », condense vitre et miroir en « (De singulières ombres pendent aux vitres usées.)// Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s’y est miré ? » ... et l’élimination de l’image au profit de l’évocation de la surface textuelle produit « L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité ». J’élimine la métaphysique mallarméenne mais garde, en propos de la peinture, l’affirmation du Coup de dés car elle concerne cette surface : « Rien n’aura eu lieu que le lieu ». De Mallarmé, je glisse à Fouquet où je retrouve une qualité de la peinture de surface de Rémy Hysbergue : le blanc du manteau de la Vierge dans La Vierge à l’enfant du Diptyque de Melun affirme métallique irisée comme non seulement anti-naturaliste mais surface miroir exagère en contraire d’un tissu - tout comme la peau de la Vierge n’est pas une peau mais le même blanc sans irisation. Pour l’instant n’éclaire le compare mais par le similaire chez Vermeer comprend dans le blanc des maisons de La ruelle, dans les mur du fond de La laitière ou de La femme en bleu lisant une lettre, dans la large serviette et le pichet de La jeune fille au verre de vin, un même pichet au premier plan dans La leçon de musique, la capuche et la bordure d’hermine de La femme à la balance, même capuche et col de lin dans La jeune femme à l’aiguière, même bordure dans Une dame écrivant et toutes les brillances, points lumières dans tous les tableaux où s’affirme cette poétique de la surface comme reflet, du blanc modulé en gelé. Qu’est-ce qui dégouline lacté du visage et cou de La jeune fille au chapeau rouge ? Sinon le même que la perle gris-argenté faisant reflet dans la fameuse Jeune fille à la perle est une liquéfaction du temps, de la lumière passe sur les choses, du transforme de tout en reflet mouvant où la sensation se préserve dans le gel préserve de sa disparition. Le perlage - non forcément unique dans la représentation de perles - de Vermeer se retrouve dans certains Loin tain de Rémy Hysbergue : le diffracte la surface en lumineux. Une question de la surface retrouve le signifiant dans le court Magie gris-perle de Jean-Claude Lebensztejn : « La modernité de la peinture hollandaise du XVIIe siècle - mais elle est un effet paradoxal, c’est-à-dire baroque, de l’illusionnisme baroque - est dans ce déplacement du jeu mimétique : des objets de la représentation aux moyens minimaux de celle-ci, ses pictèmes disons, grains, textures, éclats de signifiants » (3).

(...)

V


Troisième : la période grammaticales surfaces

Donne accumulation de signes hétérogènes prélevés un peu partout sans investissement expressionniste, mise à distance maximale, effets de rhétorique contradictoires, fait la peinture comme organisation grammaticale sans la signification sinon l’ironie et la striure. Je récapitule :

Pneuma, 2000 : sur Komacel ®, p.v.c. expansé à peau intégrée rigide/ fond blanc/ raclures commencent sur le bord et traversent, parfois, l’espace blanc/ interruption de la raclure par une autre verticale/ marques sur les bords/ extinction en balayage Richter de la couche picturale.

Bluff, 2000 : paillettes plus repentirs plus zigouigouis/ la réserve plus la découpe plus le cadre/ découpes au scotch de la surface fait la surface en aberration/tout en mélange et récupère possible et agréable mixage de samples.

Cordialement, 2000 : effets Op/ raclures et striures.

On ne peut dire contradictoire dans cette irruption du trop que dans la mesure où le sens échappe encore mais amplification de la question de la rhétorique, de la question grammaticale de la peinture, ici, comme la peur du lyrique produit la distance. Encore que cette distance fut sans arrêt présente. J’ai toujours vu, dans l’atelier, des dizaines d’images dans lesquelles Rémy Hysbergue semblait puiser des éléments : une peinture du mixage - on ne dira pas techno car le mixage et le prélèvement ne sont la propriété unique de cette esthétique.

Si les titres éclairent. Pneuma : le souffle amène l’investissement oriental. Bluff : dit ce qu’il veut dire. Cordialement : une vacherie assène avec humour. J’imagine dans ces glissements de titre entre Pneuma et Bluff une mise en accusation d’un trait -l’énervement pour une peinture ou la peur d’une trop grande jouissance picturale dans laquelle se ferait la perte. L’effet lyrique arrive, il contredit par la prise en main de la mécanique - comme dit et fait Olivier Cadiot en littérature.

Bien qu’aucune chose ne simplifie car si, dans Pneuma, le blanc évoque le paysage oriental - le vide du peu rempli -, il ne forme les éléments sur le bord par des raclures mais les pose - alors un leurre du balayage et ironie du geste qu’imité. Pneuma participe, en égal, à la mécanique lyrique en un peu partout : par cela et dans des erreurs de raccord entre les traînées verticales et horizontales, le ponctue d’éléments étrangers, des défauts apparents...


R. Hysbergue, Chaque jour, 2005, Acrylique sur Komacel, Courtesy Galerie Jean Brolly.



Autre correspondance émet de la striure, problématique constante en littérature aujourd’hui que la peinture retrouve. Ainsi, la peinture américaine (Shirley Jaffe, Jonathan Lasker ou David Reed), anglaise (Fiona Rae) ou française (Bernard Piffaretti ou Philippe Richard) à mettre en correspondance avec le texte de Cadiot et Alferi : « Comment produire des reliefs à même la surface de l’écrit ? Comment réinvestir l’énergie dans la surface pour mieux la strier 1 Comment maintenir un constant décalage moteur par mille différences de consistance et de registres d’écriture 1 Comment laisser certaines lignes de phrasé -descriptive, théâtrale, narrative, poétique - s’avancer tour à tour au premier plan d’un même texte, puis reculer derrière d’autres lignes jusqu’à là recouvertes 1 (...) Dans tous les cas pour qu’il y ait relief, il faut mixage et techniques mixtes »(4).

Dans la peinture de Rémy Hysbergue, va même jusqu’au trop -tous ces petits machins partout - un trop où seule la composition tente le récupère. On voit la période deux en temps isochrone et période trois en temps strié, une rythmique du délié contre l’effet de masse, le mélodique trame sans plus de relations harmoniques. Si en ce trop résidait la question - amplifiée comme prouesse - justement de la qualité picturale - à gérer.

Une phrase me vient - je ne crois pas qu’elle concerne unique le musical - de Rodolphe Burger : « II y a une phrase lorsque la façon de lier ou de délier manifeste une capacité à capturer de l’hétérogénéité sans défaillir. La “mauvaise” phrase est parfaitement lisse : de part en part homogène à elle-même et à son propre programme harmonique. La “bonne” phrase est celle qui manifestement, surmonte un obstacle. Le problème est de savoir quel est cet obstacle. » (5)

Le problème est de savoir quel est cet obstacle.


(1) Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, éditions Gallimard, collection de la Pléiade, 1971, p. 269 et 270.
(2) Toutes citations dans Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes tome 1, Paris, éditions Gallimard, collection de la Pléiade, 1998 : « Hérodiade », p. 19 - « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », p. 36 - « Ses purs ongles très haut », p. 38 - « Une dentelle s’abolit », p. 42 - « Frisson d’hiver », p. 415 - « Igitur », p. 483 - « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », p. 485.
(3) Jean-Claude Lebensztejn : « Magie gris-perle » in Revue de Littérature Générale 96/2, non paginé.
(4) Pierre Alferi et Olivier Cadiot : « Digest », in Revue de Littérature Générale 96/2, non paginé.
(5)Rodolphe Burger : « Sur Omette Coleman », in Détail n° 3, p. 52.



Sur Philippe Cognée



Une vision sentimentale qui tient le mur
(un sentiment qui tient le mur)


Philippe Cognée,
Musée de l’Abbaye Sainte-Croix (le Sables d’Olonne, 10 novembre 2001-13 janvier 2002) et FRAC Auvergne (7 mars-27 avril 2002), Clermont-Ferrand,
Un, Deux... Quatre Editions, 2001.
(Extraits)




P. Cognée, Cabane de chantier, 1996. Avec l’aimable autorisation de P. Cognée.



« Si les idées me déçoivent, ne me donnent pas d’agrément, c’est que je leur donne trop volontiers le mien, voyant qu’elles le sollicitent, ne sont faites que pour cela. [...] Les objets, les paysages, les événements, les personnes du monde extérieur me donnent beaucoup d’agrément au contraire. Ils emportent ma conviction. Du seul fait qu’ils n’en ont aucunement besoin. Leur présence, leur évidence concrètes, leur épaisseur, leurs trois dimensions, leur côté palpable, indubitable, leur existence dont je suis beaucoup plus certain que la mienne propre, leur côté : "cela ne s’invente pas (mais se découvre)", leur côté : "c’est beau parce que je ne l’aurais pas inventé, j’aurais été bien incapable de l’inventer", tout cela est ma seule raison d’être, à proprement parler mon prétexte ; et la variété des choses est en réalité ce qui me construit. »
Francis Ponge, Méthodes.


Descriptif et notes en proses

Baignoire vue de face, peinture simple, bloque presque l’espace, presque se relève en tabulaire un peu creusé et le reflet blanc sur : totalité de la surface - la gamme réelle n’est jamais blanche mais l’induit dans la coloration : gris bleutés et gris verts. La focalisation sur la tache lumineuse : elle vraiment blanche comme l’accroche du bord en la lumière - un écho négatif de la tache noire sur la gauche ? Ou : la lumière glisse, nappe liquide plus que nimbe. Le volume interne en indécis ou indéfini. Le reste : décor en abstrait réduit de quelques limites. Il (ou je) retrouve les gammes des intérieurs aux salles de bains de Bonnard : Cabinet de toilette de Bruxelles, La baignoire de Londres en plongée, Le nu à la baignoire d’une collection privée et son bord périphérique en accroche.
Deux containers en diptyque : le bleuissement des verts et le jaunissement, gauche/droite de froid à chaud, dans la grille à l’espace peu profond, bouché d’une pyramide tronquée - que le ciel n’ouvre pas et le contredit entre ce que dit l’image et le suave de son traitement - la suavité, la saveur - et le tonal de ciels de Nicolas De Staël (Les Toits du Musée National d’Art Moderne).
Deux enfants - l’un faisant des oreilles d’âne à l’autre - réminiscence de toutes photographies, l’évoque heureuse de l’enfance en cliché, lieu commun des vacances intemporelles - je songe à un passage de Pascalle Monnier dans Bayart et à un court texte : Tim et Ben - mais, surtout, la lumière - ou la conjonction de lumière et pose - quelque chose de la vibration la plus franche du lumineux sur les tons saturés - dit en double par le plissement des yeux de l’enfant le plus proche - où les figures les plus hiératiques - photographie de face, centrée, immobilisée -restent pour la piéger, maintenir l’accroche. L’indistinct du passage du brun de la peau de l’un à la variation du brun de la peau de l’autre - les deux corps se confondent. Je reviens sur la saturation : saturation en Technicolor - comme l’image, dans son traitement, ramène, indistinct aux années 50 et 60 : l’homme à la serviette, la femme aux lunettes noires. Dans le portrait de la femme, vue en contre-plongée, seule, je retiens, surtout, l’éclatement en myriade des jaunes, la peau tire à jaune, le maillot vert-jaune et toutes touches de jaune dans le ciel bleu délavé - écart de sonorité - comme projection d’étincelles des cheveux blonds.
Un cœur : simplicité de la masse rouge sur le fond uni blanc à jaune, ambiguïté de la solution spatiale dans celles d’où s’absente l’horizon. Une attention à la matière comme Chardin - le grumeleux comme le luisant. Le tableau dit la nature morte par la composition mais une analogie, en fait : abstrait. Les cœurs de Philippe Cognée n’entrent jamais en décomposition. Ils restent frais - la couleur dit la fraîcheur, la suggère que renforce la surface. De Kooning, dans le crémeux et l’aqueux ne donne jamais l’odeur du corps - contamination d’une image par une matière et qualité externe - le contraire de Picasso, comme Rembrandt et Chardin en opposé. Le fruit chez Chardin est toujours préservé dans ses qualités gustatives, la matière donne le caractère gustatif permanent. Et, si j’oppose Cognée à un de sa génération, ce serait Denis Laget. La légère dilution à la base = support réfléchissant - ou identique. La luisance, le miroitement, l’effet mirage conviennent à cette peinture.
Un repas en juillet chez Stéphane : les tables de Vuillard et de Bonnard, celles qui viennent remplir toute la surface, se redressent, composent le faux désordre de la surface en quasi afocal - le motif : circulation d’une guirlande de bleu dans le blanc moucheté brun - vibration sur chaque - centimètre et tous les objets s’interpénétrent, une surface striée explose, en miroitements comme feuillage. Il est question de l’indistinct.
[...]


P. Cognée, Supermarché, 2005. Avec l’aimable autorisation de P. Cognée.



Le non sujet

... tables dressées... immeubles d’habitation... routes... cœurs et cervelles... congélateurs... châteaux de sable... containers... cabanes de chantier... baignoires... champs... sous-bois... rayons de supermarché... foules urbaines... villes... portraits de famille... comme on répète la gênéale de la modernité : ... Pierre Bonnard... Jean Fautrier... Gérard Gasiorowski... Gerhard Richter... Malcom Morley... en rien la mythologie individuelle de l’image en énigme (Philip Guston) mais le commun de l’image de tous ou le banal indiffère de l’entour que phagocyte, ingère, redonne le pictural ou : l’infime est une poétique, donne le versant moderne du sans drame, du sans histoire, ne signifie plus et ne le veut - égale de la fin du roman, aussi, car quelles histoires demeurent possibles ?
Où : le sujet indiffère sinon suivant l’inclination de chaque - un subjectif de préférence - mais ne dit rien excepté que : du tout picturalisable et le capable, avec la modernité, de tout s’approprier donne : non la dévaluation de l’image mais la capacité de toutes images à devenir sujet de l’art. André Malraux questionnait L’asperge où l’esquisse pour aucune œuvre se substitue à l’œuvre, la devient. Dans Le Surnaturel, il émet la remarque singulière : « et si Giotto n’a pas peint ses enfants, rien ne nous dit qu’il ne se soit jamais amusé à les dessiner [...] Lorsque Van Eyck peint le visage de sa femme, ce n’est ni parce qu’il le découvre, ni parce qu’il découvre les moyens de l’imiter, mais parce qu’il découvre les moyens de le faire accéder par la peinture à un monde qui l’accueille et en légitime l’image ». Il n’y a, avant tout, pas de révélation du réel mais de l’art.
En résumé des épisodes suivants : Gustave Courbet - comme Flaubert -permet à tout d’accéder à la représentation. Il légitime en chaque peinture ce qui, auparavant, ne pouvait l’être. Philippe Cognée hérite de cette histoire, de l’importance du genre mineur dans la question non plus du que peindre mais du comment. Le style se commute en langage et devient, en reflet, son propre sujet - d’où, par exemple, l’éclatement stylistique de Flaubert. En cela, je récuse toutes les valeurs symboliques que l’on pourrait accorder aux sujets que Philippe Cognée peint depuis 1993. Le non sujet chez Bonnard - ou le peu de sujet - avance l’aventure du saisi par inadvertance, du global cadré brusque - alors, tout en interchangeable. Les natures mortes de Fautrier émettent la recherche essentielle d’une matière, d’un grain - où la fleur égale le moulin à café - et Morley : sa capacité de reproduction - avec toutes les erreurs possibles - et Gasiorowski : l’impossible de la peinture récupérée en l’image et Richter : le collectif dans la nostalgie de la perte et Cognée : ? Je suppose : l’éviction, par le non sujet, d’abord de toute la (sa) peinture narrative d’avant -celte des années 80 - des images à lire, à déchiffrer que rature le rien à dire sur un camion qui passe ou le container frontal. Alors, ensuite se justifie surtout par la problématique picturale : le blanc du congélateur pose une question de surface - le traitement du blanc et du reflété - en analogie avec une histoire picturale dans sa composition - variation, déjà, autour de l’Art Minimal - et la couleur : quel blanc maintient la vibration chez Fouquet, Watteau, Chardin, Manet, Bonnard, Ryman ? Ou : le sujet n’importe que dans le conditionnement qu’il pose de la forme à la surface, sa variation établit le variable pictural. Quelle volonté d’aller chercher ailleurs, dans ce que désigne l’image ou, alors, le médium n’a plus de sens ou l’on recherche - vainement - une leçon de transcendance. La translation suffit.


P. Cognée, Hong Kong, 2 tours, 2003. Avec l’aimable autorisation de P. Cognée.




Sur Luc Tuymans



La surface, notes

Luc Tuymans « Curtains-reconstitution »,
FRAC Auvergne (exposition 24 juin-1er novembre 2003), Clermont-Ferrand,
Un, Deux... Quatre Editions, 2003.

(Extraits)


Exposition Tuymans, Curtains-reconstitution, FRACAuvergne. Reproduit avec l’aimable autorisation du Frac Auvergne.



0.
Je répète encore le protocole : aveugle, inadapté : délivre de l’inquiétude ou fausse : établis la limite : régule : dirige l’événement : le conduit : j’obtiens le différentiel.

La distance relit : accorde l’expressif à la découpe circonstancielle : change, déplace, autorise, trace le cadre, maintient l’inimaginatif.

Le preneur observe : diffère - distance et langue - le nouveau circonscrit se méconnaît.
J’exécute la reprise.

Forcer le motif advenant, reprise, m’obstine, ne redécouvre : tente volontaire : vérifie un lien.
Je regarde des surfaces.

Si les images résistent, déjà en tant qu’images.

(...)


L. Tuymans, Shangaï, 2003. Reproduit avec l’aimable autorisation du Frac Auvergne.

2.

Les gestes énigmatiques de figures sur une bande - route, chemin - au partage de l’espace.

Des figures avancent, une immobilise.

Complément du sombre, les figures déjà sont des ombres portées, portent les ombres, se stabilisent, géométries tracées.
Est encore une vignette, un fragment de récit - le récit pris en cours.

Je décris des surfaces - occupe seul utile : retiens la notation ou l’après perçu sans rien se souvenir.

En stratagème : un travail du temps et les manques : vérifie, a posteriori, par la reproduction : multiplie les sources.

J’établis, par les surfaces, un surplus sans histoires : ne nécessite un mouvement pour voir : oppose les suites d’événements aux fictions - absence décisive de finalités et rejet d’une contrainte fixe avant - forme.

Je me souviens du contrepoint : trame les sens éloignés.

Je me retire.

La suite : le parcours erratique : à la recherche : guette : est un échec : escompte : ne prépare mais le muscle optique : tend au perçu périphérique.

Je perçois en différé.

Je recapture le moment.

Je concentre sur le déjà disparu -toute chose se visualise deux fois.

Je conserve pour une utilisation ultérieure - un crayonné recomposé remplace l’objet premier.

J’effectue le trajet pour aller à -impose le but : repère - affûte mais pervertit la recherche : n’arrive l’uppercut, s’amoindrit par sa pensée : ne tient la tension permanente.

Je cherche ce qui.


22 septembre 1996
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