Les quantités négligeables
Bien sûr, il y a cette citation de Joyce. Je pars d’elle. La seconde partie de la phrase est la plus spectaculaire, mais moi, je ne me souviens jamais que de la première : « chaque vie, c’est beaucoup de jours, jour après jour ». Sisyphe de Donatien Leroy et Trajectoires d’Éric Suchère peuvent-ils être lus à la lumière, non, à l’ombre portée de cette phrase ?
Pourtant le temps est bref dans ces livres. On est loin d’une vie entière encapsulée dans moins de dix mots. Et s’il n’y a pas pour autant dilatation du temps, dans Sisyphe et dans Trajectoires, le cœur des écritures est à trouver dans la répétition des mêmes scènes, dans le ressassement des mêmes mots. Bien que très différents l’un de l’autre (premier roman d’aujourd’hui ; poème cinématographique paru en 2019), ils résonnent. Ils retournent le commun de la vie pour mettre au centre du sujet ce qu’on pourrait appeler les quantités négligeables.
allumer la télé, la même télé, la même chaîne, pour le son, le même son, abîmer le silence, l’abîmer comme on peut, se servir un verre, un verre de vin, laisser la bouteille sur la table, un verre ne suffira pas, pas ce soir, la santé a bon dos, durer dans le temps, le même temps, ça veut dire quoi, il y en a qui tirent le mauvais numéro, c’est comme ça, et pas autrement, il en faut de la veine dans tout ça, pour durer, durer dans le temps, c’est comme ça, et pas autrement, durer, pour s’asseoir, pour se regarder, pour ne pas se regarder, pour regarder la télé, durer
Dans Sisyphe, il y a sept jours, sept chapitres, un chapitre par jour, une phrase par chapitre, un tunnel continu allant de l’éveil au coucher, et ce chaque jour, jour après jour, tunnel qui prend la forme d’une somme des actions d’un personnage jamais nommé, le récit devenant son odyssée quotidienne au travers de chaque geste, entrecoupé, donc, de virgules qui sont autant d’arceaux pour que le tunnel ne s’effondre pas. Dans Trajectoires, on trouve une trois centaine de paragraphes qui sont autant de blocs agglomérés sur la page de façon déconstruite, et l’équilibre est précaire : c’est une collection de Polaroïds collés décalés les uns à côté des autres, formant sur la page un paysage crénelé, à l’opposée de la justification typographique sérieuse qui prévaut dans le monde du roman. Trajectoires est moins une somme de trajectoires qu’une accumulation de prises de vue appelées des visions.
Dans le temps dégradé, les désagréments nécessitent une action très brutale, que calme le regard sur les particularités d’un homme jetant une cigarette à une femme un peu loin ou d’un trisomique montant lentement les marches, caressant le dos d’une personne à côté et la pluie.
Les quantités négligeables (monter un escalier, ouvrir une porte, porter une sucette à sa bouche, promener dehors son chien, tourner le volant de sa voiture...) ne servent pas le propos de l’épuisement d’un lieu : ce dont il est question, c’est de l’épuisement d’un temps. Temps, on l’a dit, donné à l’avance (une semaine) ou estimé au doigt mouillé (24h). La répétition des gestes et des actes n’est pas là pour faire étouffer le(s) récit(s) en devenir mais le contraire : la narration trouve son espace dans l’apparition de brèches que permet le renouvellement des heures ou des jours, selon les cas. Dans Sisyphe c’est le dérèglement du quotidien huilé que provoque un évènement extérieur (mort d’un père). C’est lui qui amène le personnage enfermé dans sa propre routine à regretter le déplacement de ses habitudes (il veut que tout redevienne comme avant, mais comme avant quoi, il le veut, c’est tout, putain). Dans Trajectoires, c’est l’irruption des beautés brèves, la plupart du temps débarrassées de toute présence humaine, de simples visions d’environnements, des entrecoupures de paysage qui parfois vont jusqu’à refléter la forme même du texte (un bâtiment ocre de blocs à différentes hauteurs agglomérés et les nuages en fond).
Dans les deux livres, la brèche ouvrira jusqu’à une dimension fantastique du réel, le pas de côté des choses vues, vues et revues sortant du cadre de ce que l’on est en mesure d’admettre comme vraisemblables dans l’environnement général. Lorsque cela se produit, allégé du poids du visible, paradoxalement enfin nous voyons.
il s’éloigne, comme il peut, de là, là où les oiseaux sont contraints de se taire, là où le grondement oblige au silence, là où le vacarme lessive ce qui reste d’avant, de là, et les bouleaux s’écartent, devant l’homme marqué, les yeux noirs, pleins de pitié, il s’éloigne, comme il peut, et pourtant, et pourtant quoi, et pourtant le soleil, qui se cogne, et pourtant les gouttes de rosée, qui s’accrochent, et pourtant les feuilles, qui se dressent, et pourtant l’eau, qui martèle, et pourtant le scintillement, et pourtant le monde, il s’éloigne, comme il peut, de là, les mains écorchées, le dos rompu, les genoux saignés, la guibole foutue, le corps accroché, aux ronces, à la branche, à une main, à une odeur, à une vie, au temps, raffinement bleu, à prendre le temps dedans la visée d’une vitre, dans le parcours, à observer les particularités à découvrir, reconnaissance des clichés, dans la pauvreté qui s’étale, la beauté chromatique multiple sous la lumière, aux croisements hétérogènes des diversités composant dans le déphasage contextuel.
Il faut savoir que ce sont des livres sans toponymes, (presque, il existe une exception) sans un nom propre. Mais des humanités, il y en a. Des bêtes, il y en a. Sauvages ou moins sauvages (il veut être un chien, et le rester VS saisi entre deux têtes, le jaillissement d’un animal marin, vu de manière distincte), ou bien ce qu’il en reste (escalier et sol de béton et sa géométrie constellés de guano VS le chien pisse tous les trois mètres, les mêmes mètres, le chien chie là où il doit chier, le chien est bien éduqué). Il y a des êtres, ils vivent. Vivre, c’est se mouvoir.
Dans ces livres, les mouvements sont saccadés, les gestes empêchés, les langues, elles, achoppent. Les virgules ont ce rôle-là, l’élision, la répétition, les boiteries des prépositions ont ce rôle-là. Ce n’est jamais pour autant mal lisible. C’est même précisément le contraire. La fluidité de la lecture est rendue possible par la succession des paragraphes disjoints et hypnotiques (Trajectoires), ou par l’intégrité des chapitres qui se lisent en un souffle (Sisyphe). Dans les deux cas il devient vite impossible de couper dans l’unité du texte (paragraphe, chapitre), la pause devenant inconfortable : comme on ne coupe pas un œil en train de voir, on ne coupe pas un jour vécu ailleurs qu’à la nuit, et on ne peut se reposer qu’entre deux jours, quand bien même ces jours sont intercalés entre beaucoup de jours.
Dans l’attente, tenter de, dans la trop grande lenteur des déclencheurs, pour attraper au vol, en plus de la surprise pour quelques secondes et corrections lentes et méticuleuses de certains des mouvements, dans le surgissement, l’attente et surgissement.
Des empreintes humaines dans le ciment du sol.
Il serait injuste de réduire aucun de ces deux livres à une forme d’écriture par listes : s’il y a listes, elles sont non-exhaustives, laissant liberté à celui ou celle qui les lit de révéler eux-mêmes et elles ce qu’elles omettent. Quoi ? La poésie ou le ciment des choses, appelée chez l’un une grande attention, chez l’autre presque la tendresse.
C’est la leçon qu’on peut tirer des quantités négligeables, parfois pesantes, qui régissent nos vies : les brèches qui sont à trouver entre elles sont d’autres quantités négligeables (telles que, par exemple, la lecture de ces livres). Sauf qu’elles, non seulement elles ne pèsent rien, mais en plus elles annulent assez la masse des autres pour permettre à l’ensemble des espaces de trouver, au fil du temps (jour après jour, beaucoup de jours) un semblant d’équilibre. Ça semble peu, mais c’est assez.
Donatien Leroy, Sisyphe, Inculte, 224 pages, 23€
Éric Suchère, Trajectoires, Vies parallèles, 48 pages, 16€
L’illustration qui accompagne cet article est empruntée au Bit Art Bot mastodonnien @bitartbot@botsin.space.