Les Très Hauts de Jean-Luc Parant
La phrase est ample, les relatives nombreuses ainsi que les hypothèses ( si... c’est parce que...) qui servent de tremplins à des syllogismes tantôt évidents, tantôt obscurs, semblant davantage relever de visions ou d’hallucinations que d’un exercice de la raison. Chez Parant, l’image est le support de la réflexion, laquelle bute d’emblée sur une évidence : les yeux ne se voient pas eux-mêmes, ils ne voient pas la vue. C’est la même chose avec le langage, il ne domine pas le pouvoir des mots dont il fait usage. Mais loin de s’en trouver affaiblie, c’est de cette impuissance que la vue tire sa force, son infatigable ténacité. De même l’écriture qui s’évertue à décrire l’exercice de la vision, et ce jusqu’au vertige. Paradoxes et jeux des contraires pullulent dans cette œuvre où l’obscurité seconde la lumière, l’invisible le visible. Dans son dernier livre, Les Très Hauts, Parant en appelle à la forme la plus consacrée de la transcendance - Dieu. Peut-être cherche-t-il par là à contenir l’informe, à donner forme à la démesure, à moins qu’il ne se cherche un Interlocuteur, une clé pour ouvrir l’infini, ou plus pragmatiquement un moteur poétique. Le nom de Dieu circule au sein du poème comme au sein d’une litanie visant la transe ou l’envoûtement, un état hypnotique où le corps se dématérialise tandis que le sens s’incarne dans un complexe de sensations diffuses. On dirait que les facultés - essentiellement voir, toucher, penser -, se limitent les unes les autres, à moins qu’elles ne s’entraident, se fondent les unes dans les autres, comme si le corps faisait l’objet d’une perpétuel réagencement :
« Nous avons pensé après avoir vu ce que nous ne pouvions plus atteindre avec notre corps, après avoir vu là où nous ne pouvions pas aller avec nos pieds et nos jambes, là où nous ne pouvions plus faire un pas ni laisser la moindre marque, la plus infime trace. Nous pensons parce que nous avons pu partir avec nos yeux là où nous ne pouvions pas aller avec notre corps, et nos yeux ont emporté notre visage avec eux. Ils ont emporté toute notre tête. Nos yeux nous ont aspiré tout entiers, nous sommes montés tout entiers en eux. Nous avons pu aller plus loin encore, là où nos yeux ne vont pas, là où nos yeux ne voient pas. Nous pensons et nous sommes là où personne ne voit, où tout est caché par la présence et le volume de notre tête placée devant le monde que nous voyons. Nous pensons et nous voyons ce que nous ne voyons pas avec nos yeux. Nous pensons mais nous ne voyons pas ce que nous ne pouvons pas toucher. Nous voyons ce que nous ne pouvons pas voir après avoir vu ce que nous ne pouvions pas voir avec nos mains, nous voyons ce que nous ne pouvons pas atteindre avec nos yeux. Nous pensons et nous allons au-delà du visible comme nous avons vu pour aller au-delà du touchable. Nous ne voyons pas seulement l’intouchable en voyant, nous voyons aussi l’invisible en pensant. »
L’une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Parant est à ce point répétitive, ou plus exactement inchoative (elle ne cesse d’exprimer ce qui commence, ce qui va naître), c’est qu’elle semble toujours inquiète de rejouer l’origine, de remettre en scène l’instant primordial (genèse),le début mais aussi la fin - le changement ? -, la négation suivant de très près l’affirmation. De là son caractère exorbité, son anomalie, son excentricité. Aussi privilégie-t-il le présent, seul temps en accord avec la naissance de l’écriture comme de tout phénomène. Il use aussi du « nous » pour mieux affirmer la dissolution du « je » dans un grand Tout qui le dépasse de toute part et l’emporte, atome, particule... C’est sans doute au nom d’une croyance en Dieu (en dépit du pluriel du titre qui renverrait plutôt à des sommets, à des hauteurs inexplorées) qu’il en appelle à une forme d’appartenance générique (un « nous » incantatoire), celle qui ferait de tout être humain le membre d’une espèce, l’espèce humaine en l’occurrence, que l’auteur prend soin de distinguer de l’espèce animale (c’est un monde où Dieu cohabite avec les hommes et les animaux).
Une abstraction habite ce livre, qui l’éloigne des problématiques sociales ou sociétales d’aujourd’hui, une sorte de métaphysique qui ignore délibérément les questions politiques, notamment celles qui ont trait à l’appartenance, objet de fantasmes plus ou moins dangereux ou d’une méfiance de bon aloi. La référence à la transcendance participe de l’affirmation d’une réalité qui nous dépasse et dont nos sens peinent à témoigner. Elle nourrit souvent la lyrique amoureuse en raison de la fonction cruciale que joue en son sein la figure de l’altérité. Chez Parant, il s’agirait plutôt de nourrir une poétique cosmique. La métaphore de l’éveil si fréquente dans les textes spirituels comme dans la fiction, trouve ici un écho sous la forme d’un œil qui verrait pour la première fois. Stupeur, émerveillement. « Nous ouvrons les yeux et tout s’allume. »
On remarquera que cette référence à une instance collective, enveloppante, n’empêche nullement l’auteur de se considérer comme un étranger venant d’un monde inconnu, qu’il qualifie d’intérieur, ignorant des frontières et peut-être des divisions. Ce n’est pas le moindre intérêt de cette poésie d’accueillir la contradiction et de se jouer du temps. « J’ai cru en Dieu parce que je ne le voyais pas », écrit Parant. Et d’ajouter un peu plus loin : « Je croirai en Dieu quand je l’aurai touché. » Jeu temporel qui ne contredit pas l’importance accordée au présent de l’expérience ou de la métamorphose. C’est que l’expérience originaire, bien que passée, revient, exige d’être répétée, vécue à nouveau, renouvelée. Les yeux sont des boules. Image de la plénitude mais aussi de la permanence, du cycle, du retour. C’est parce que le présent passe et revient sans arrêt que l’exigence d’écrire ne connaît aucun répit, un livre en appelant impérieusement un autre, comme s’il fallait conjurer une menace d’interruption, de disparition. La page est un tonneau de Danaïdes, toujours vide bien qu’une main travaille sans cesse à le remplir.
Ce qui ne manque pas de dérouter chez Parant, c’est que tout semble réversible (« Il n’y a jamais l’un sans l’autre »). Non seulement tout un jeu de contraires structure la pensée et la syntaxe, mais toute hypothèse ou assertion semblent pouvoir être contredites, renversées. Rien n’est stable, tout tourne sur soi-même, engendrant un chaos, un chaosmos. Le but de cette poésie n’est pas de connaître un terme, d’atteindre une limite ; il serait plutôt d’illimiter les pouvoirs de la perception et de la pensée. Sans cesse l’écriture relance la question du voir (le ciel) en relation avec celle du toucher (la terre), pour susciter une forme de spéculation qui touche à l’inconnu, ce terme un peu galvaudé qu’il faudrait songer à remplacer :
« C’est seulement quand le monde disparaît sous l’obscurité que l’infini surgit devant nos yeux. »