Les éditeurs nous ont menti

L’écriture théâtrale contemporaine est-elle moribonde ?

L’écriture théâtrale est en plein essor. Elle profite de la fin du genre majeur de la littérature du XXème siècle, le roman. Elle profite de son lien avec l’artisanat de la scène qui est très important parce que c’est un lien au monde. Il y a un lien politique. C’est une source d’inspiration toujours renouvelée parce qu’elle n’a pas à reprendre en compte à chaque fois le poids patrimonial de la littérature. L’écriture théâtrale a à voir avec l’oralité. Si l’on veut bien entendre que l’oralité n’est pas le parlé mais une forme littéraire. Quand on écrit un texte de théâtre c’est quelqu’un qui parle. Au niveau poétique c’est plus inventif que la poésie contemporaine qui a été contrainte de s’enfermer dans l’ésotérisme. L’acte poétique étant un acte tellement secret, profond, intime, il ne peut plus se dire qu’avec un langage lui-même profond, secret, intime. Peut-être la littérature théâtrale va-t-elle trouver une manière plus décontractée de proposer la chose poétique. Quant au récit, l’acte théâtral le libère de son intendance. Au théâtre on n’est pas obligé de dire, il entra, il ferma la porte, il posa une question... on peut aller, directement, à la chose même de la littérature. Avec la liberté en plus qu’offre, en donnant plus de souplesse au récit, l’apport dramaturgique des metteurs en scène.
Il se passe aussi quelque chose pour la pensée, c’est peut-être le moins évident, mais le théâtre restant très politique, sa pensée est vive. Elle ne peut pas être narcissique. Quand on arrive à penser à plusieurs, c’est le signe que l’on pense bien. Le théâtre met cela tout le temps en évidence. Tous ces phénomènes qui sont purement littéraires font qu’il y a une surface de création au théâtre aujourd’hui qui me semble unique dans l’histoire de la littérature.

Vous reliez totalement l’écriture théâtrale à la littérature alors qu’il y a eu scission au XXème siècle.

Il y a surtout une scission entre l’écriture théâtrale et le théâtre lui-même. Il y a le mouvement dramaturgique qui fait du metteur en scène le personnage central de l’écriture, on l’a beaucoup dit, mais ce que l’on ne dit pas, en revanche, c’est que ce phénomène est englobé dans un système culturel beaucoup plus large. Les metteurs en scène ne sont pas les seuls à avoir pris le pouvoir, ce sont les commentateurs qui l’ont pris. Il faut lire Réelles Présences de Steiner. Il rêve, au début de ce livre, d’une société idéale dans laquelle il n’y aurait aucun commentaire. Le journaliste n’aurait pas sa place ou bien il faudrait qu’il parle en son nom. Il n’y aurait plus de journaux. Il n’y aurait plus de commentaire musical. Il y aurait uniquement des gens qui s’efforcent de pratiquer la chose artistique. Ce faisant, par effet de négatif, il montre une société de seconde main, du commentaire. Botho Strauss a écrit un pamphlet contre cette ivresse commentante née, en grande partie, du structuralisme. Pour Steiner elle est née d’un désespoir, d’une impossibilité à trouver le sens dans le texte. Ce manque a créé une sorte de danse macabre de l’interprétation de l’exégèse que l’on a retrouvée, aussi, au niveau du plateau.
Cette danse a complètement désarçonné le poète dramatique déchu au rand de fourbisseur de gentils dialogues dans une mise en scène ou d’arrangeur de propositions d’acteurs... Une impasse terrible pour l’écriture dramatique. Aujourd’hui cette société du commentaire s’épuise. L’alliance avec l’obsession patrimoniale a fait long feu. On s’est rendu compte que la mise en scène était peut-être un art, mais " peut-être " seulement. La différence entre l’art et l’artisanat c’est que l’artisanat n’est pas infini. L’écriture poétique est infinie. Les possibilités resteront. La danse est un art parce que le mouvement d’un homme est infini. On se rend compte pour la mise en scène que les possibilités ne sont pas infinies, que l’on refait les mêmes gestes.
Soyons clair, ce que j’aime dans la mise en scène c’est que l’on refait des vieux gestes, que l’on redécouvre des formes. Des formes qui ne peuvent pas rentrer au musée parce qu’elles sont mortelles. C’est bien plutôt le spectacle mortel que le spectacle vivant qui m’intéresse.
Elles disparaissent, il faut constamment les réinventer.
Mais on ne fait rien de nouveau. La modernité est la dernière des aberrations qui est venue crisper le rapport entre le poète et le plateau. Alors il y a quelque chose qui est en train de se passer. Étrangement ces trois présences fantomatiques de Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce et Didier-Georges Gabily me font penser, d’abord, que si jamais j’étais mort j’aurais beaucoup de bien pour le théâtre.

Leur " présence fantomatique " empêche t’elle l’émergence de nouveaux poètes ?

Non je ne crois pas. De même, je ne pense pas que Novarina ou moi, nous verrouillons. Au contraire quelque chose a réussi pour Novarina, Lagarce ou moi, nous avons rencontré un public. Cette rencontre encourage, crée un mouvement, un geste poétique, littéraire. Ce qui est étonnant, c’est que ma libraire à Orléans a mis une petite pancarte : "Le théâtre est aussi de la littérature ! " Lorsque La servante est sortie en littérature générale chez Actes Sud. Où a-t-on pu arriver dans la patrie de Molière et de Corneille pour oublier que le théâtre est de la littérature ? Aujourd’hui, une envie de retrouver du sens renaît et le mouvement n’est pas que français. Le commentaire s’est épuisé comme un art maniériste. Au début il y a beaucoup de possibilités mais cet infini des possibilités s’est tellement démultiplié que la mise en scène s’est empreinte d’une préciosité un peu ridicule. C’est important que la littérature renoue avec le théâtre. C’est important, aussi, pour la littérature. Je lis les romans qui sortent, c’est du journalisme pas de la littérature. Il a été de bon ton pendant des années de gommer les signes de la littéralité en écrivant. Quand on écrit, on fait un geste d’écriture, il faut assumer la littéralité. Un écrivain qui ne l’assume pas, n’assume pas son corps de poète et restera dans l’écriture de la chronique, de la chose qui est faite pour passer.
Je suis persuadé que le théâtre va être un foyer poétique considérable pour la langue française. Si on prend Gabily, Novarina, Lagarce, Rambert, et quelques autres, je ne vois pas du tout d’équivalent dans les autres domaines de la littérature. Qui a cette notoriété en France et à l’étranger ? Cette hauteur poétique ajoutée à la rencontre avec le public est unique.

Les gens ne lisent plus de théâtre.

Ça ce n’est pas grave, les gens ne lisent pas trop de théâtre mais les gens ne lisent pas trop non plus...

En tant qu’auteur dramatique le passage à l’édition est il important ?

C’est important, mais il ne faut pas, comme pour le roman, le prendre comme un événementiel éditorial. Un roman est très lu ou pas du tout. Ca se joue sur trois ou six mois. Sept ans après, je vends encore beaucoup La servante, c’est intéressant ! Nous achetons, aujourd’hui, des pièces de Jean-Luc Lagarce qui ont été écrite il y a quinze ans...Nous ne sommes pas du tout dans le même rapport à la consommation du livre, c’est plus lent, plus secret, moins phénoménal incontestablement, mais François Berreur, suivant presque à la lettre les consignes testamentaires de Jean Luc Lagarce, a prouvé que l’on pouvait créer une édition théâtrale. Quand les éditeurs prétendaient que c’était impossible et non rentable, ils mentaient. C’était simplement de la pusillanimité, de l’indifférence, ils mentaient.
Parce que le succès du livre nous permettait de l’envisager, je me suis battu auprès d’Actes Sud pour que La servante soit en littérature générale afin de réaffirmer que le théâtre est de la littérature et doit être compris comme tel. Les éditeurs ne sont pas les seuls en cause, il y a aussi un très mauvais relais médiatique. Je suis très étonné de la place de la littérature théâtrale dans Le Monde des Livres. C’est inadmissible, Le Monde des Livres, comme les autres passeurs d’événements éditoriaux, doit en rendre compte. Je ne sais même pas si, lorsqu’une nouvelle pièce de Novarina paraît, Le Monde des Livres en fait état. Surtout quand les pièces sont publiées avant que les textes soient joués.
Ils ont appris un art du lecteur, une herméneutique extrêmement raffiné, il faut qu’ils la mettent au profit de tout objet textuel, de manière décontractée, sans présupposer, comme ont le faisait autrefois, des codes de la représentation.

C’est pour l’aspect politique, mais pour l’homme, l’édition c’est important ?

D’abord, c’est très important d’être traduit. Et puis, je trouve formidable quand les gens ont lu le texte avant de venir voir le spectacle. C’est très beau, ça leur donne un plaisir de représentation décuplé. Nous n’aimons que les histoires que nous connaissons, c’est une évidence. Etre édité est quand même le seul moyen pour que les auteurs soient montés par les metteurs en scène.

Mais y a-t-il encore des metteurs en scène ?

Barrault, qui n’était peut-être pas un grand metteur en scène, a eu cependant, le courage d’aller vers les textes. On oublie que Maréchal est celui qui a pratiquement découvert Novarina. C’est incroyable qu’il n’y ait plus de metteur en scène obsédé à l’idée de rencontrer un poète. Je peux croire au talent d’un metteur en scène qui n’a pas envie de rencontrer un poète de sa génération, mais moyennement à sa vocation.
Heureusement il y a les comédiens. Eux n’ont jamais cessé de réclamer la présence d’un poète de leur temps.
C’est pour cela que j’ai lu et relu, que j’ai fais des lectures publiques de ce texte de Saint John Perse, Les tragédiennes, issue de la seconde partie d’Amer. Des vieilles tragédiennes usées, avec leurs accessoires usés, leurs costumes usés, viennent déposer leur art fané sur le rivage et réclamer à la mer qu’elle leur envoie un poète. C’est un texte que, depuis l’age de dix-huit ans, je me répète. Il est d’une actualité politique incroyable. Il dit que nous sommes fatigués du spectaculaire, qu’il nous faut une parole, du sens. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de pensées décoratives, il faut une pensée aimante. J’ai d’abord été cette vieille tragédienne, ce vieux théâtre usé, qui ne peut pas se contenter d’expédients dramaturgiques, et doit se confronter au grand voyage en mer de la découverte de la parole.

Dans quelle mesure il vous a semblé important de monter vos propres textes, de les produire et de les jouer ?

Je n’ai joué dans mes propres pièces que contraint. Comme toutes les choses importantes, lorsque c’était une évidence.
Sinon, tout simplement, une envie de trouver un autre théâtre. Le dépoussiérage du patrimoine ... ça me fait éternuer. Faire le ménage ce n’est pas créer.
Il n’y avait pas d’autres possibilités pour trouver un théâtre nouveau que de refaire le geste, en partant de la chose poétique.

Et puis finalement il y a des grands exemples, Brecht, Wedekind, même Molière si l’on veut !
On a eu la même idée à plusieurs. Lagarce, Gabily, Hubert Colas, Novarina ou moi avons fait ce geste presque naïvement, mais parce que nous ne voulions pas rentrer dans la théâtralité du commentaire que nous proposaient les pères.

Entretien avec Hervé Pons pour la revue Mouvement, juillet 2001.

1er mai 2005
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