Patrick Chatelier | Hospitalités
Depuis un moment les fantômes prolifèrent autour de nous. Ils glissent sur les côtés, dans les dos, derrière les ombres. Ils s’agitent, ils avertissent. Ils disent un passé qui ne passe pas, ils disent dérèglement, déséquilibre, danger. Ils s’évanouissent pour revenir, ils revendiquent. Danger, déséquilibre.
Ce sont les envoyés, les ambassadeurs du monde non humain qui rassemble les morts et les animaux, les végétaux et les fleuves, l’atmosphère terrestre : toutes choses non humaines côtoyant l’humaine comme présences du tout autre. Toutes choses non humaines sans qui l’humaine n’aurait aucune teneur ni aucun sens.
Ils veulent parlementer. Ils s’agitent, ils s’inquiètent. Ils glissent, ils s’agitent, ils s’évanouissent. Déséquilibre, danger, ils s’inquiètent. Nous connaissons cette inquiétude et décidons de la reconnaître, nous voulons l’entendre. Nous ne voulions pas l’entendre : maintenant nous voulons. Nous avons changé, nous apprenons à entendre le non-humain, les morts et les fleuves, l’atmosphère et les animaux, les forêts. Toutes choses non humaines à faire sens.
Nous voulons entrer en contact, nous faisons signe, nous voulons entendre. Nous sommes une légation de six humains, nous sommes traducteurs, commoners, nomades, chercheurs, bricoleurs, archivistes. Nous sommes six parmi d’autres. Nous sommes six autres qui appellent. Nous avons changé.
Nous leur donnons rendez-vous. Nous prenons le risque même si ça brûle, même si ça glace, même si ça pétrifie. Nous prenons le risque d’appeler les fantômes. Même si ça glisse, même si ça s’évanouit. Même si ça inquiète. Nous ne voudrions pas devenir eux, ni qu’ils deviennent nous. Pas de morts vivants, pas de vivants morts. Chacun gardant son intégrité : immunité diplomatique.
Nous avons besoin de silence pour assimiler tout ça [1].
Quand nous leur disons bonjour, nous le pensons vraiment : nous disons bonjour pour la première fois. Bonjour pas comme bonjour, ni même bon jour. Nous ne reconnaissons plus nos mots.
Les mots de nos pères et nos grands-mères, ceux de nos mères et nos grands-pères. Ils ont changé. Parfois nous trouvons ça drôle.
C’est pas facile de se faire comprendre.
Quand ils nous disent bonjour, nous entendons bonjour bien qu’ils disent autre chose : ils disent bonjour et c’est déjà beaucoup.
Alors ils glissent, inquiets, ils s’évanouissent.
Nous avons changé, disent-ils en revenant. Parfois nous trouvons ça drôle (il faut se montrer diplomate).
C’est pas facile de les comprendre. C’est un effort d’écoute, de transpositions. C’est une concentration, effort vers eux qui pourrait presque les rendre palpables.
Mais ils s’agitent, ils s’inquiètent, ils s’évanouissent pour revenir. Ils proposent quelque chose. Quoi ? demandons-nous en disant quoi pour la première fois. Ils proposent de réparer ensemble, eux et nous, fantômes et humains, les saccages qui s’accumulent, qui veulent nous prendre tout, à eux comme à nous. Ils proposent de réparer les saccages sur cette terre qui prolifèrent car l’humain, disent-ils, ne tient plus compte du non-humain, l’humain saccage le non-humain et donc l’humain par voie de conséquence, disent-ils, et nous avons l’impression d’entendre le mot humain pour la première fois, puis le mot non-humain pour la première fois, puis le mot humain de nouveau sans compter l’expression voie de conséquence : paroles inédites, palais des nouveautés.
Ils parlent avec nos mots une langue qu’on ignore et nous disons oui. Ou au moins nous disons : pourquoi pas. Et c’est un véritable oui, un véritable pourquoi pas. Vraiment nous avons changé, nous ne nous reconnaissons plus. Parfois nous trouvons ça drôle. Parfois nous entendons le mot drôle pour la première fois.
Nous avons besoin de silence pour assimiler tout ça [2].
Aujourd’hui nous accueillons les ambassadeurs. Ils sont venus de loin, suivant des routes que d’autres ont suivies avant eux. Ils avaient besoin de venir et c’est déjà beaucoup.
Ce sont les envoyés d’un monde qui contient les insectes, les herbes, les morts, les reptiles, les fleuves, l’atmosphère, les montagnes, les bactéries, les forêts, un monde non humain tout proche de l’humain : sa moitié, son versant indispensable.
Ils veulent parlementer, ils glissent, ils s’inquiètent.
Certains sont sortis de la Méditerranée (mer d’inquiétude).
Certains se sont étouffés en avalant du plastique.
Certains ont été libérés par la fonte des glaces.
Certains avaient une pile nucléaire faisant clignoter leurs yeux.
Ils sont venus de loin, grimpés sur le dos d’espèces disparues.
Montrant du doigt un lien entre des éléments qui semblaient séparés à jamais.
Visages en interrogations.
Common aliens, diaspora in time, disent-ils avant de s’évanouir.
Comme les fantômes arrivaient pour nous voir dans leurs habits de diplomates, avec leur lumière d’éclaireurs, d’autres humains méfiants se sont approchés. Ils toisent. Ils reniflent. Ils veulent savoir si c’est une réunion en vue de trouble à l’ordre public.
Pas d’inquiétude, leur disons-nous, c’est seulement des amis qui s’inquiètent.
Ils parlent d’une drôle de façon, disent-ils. C’est normal, répondons-nous, c’est leur langue fantôme. Ils ont pas l’air d’être d’ici, disent-ils. C’est normal, répondons-nous, ils viennent d’au-delà. Ils ont des têtes bizarres, disent-ils. C’est normal, ils sont morts.
Mais une fois qu’on les entend, qu’on les écoute, ajoutons-nous, une fois qu’on s’habitue à leurs glissements, à leurs évanouissements, à leurs inquiétudes, ils commencent à nous parler et on commence à s’y faire. Vous trouvez pas ça drôle ? demandons-nous, sûrs que les autres vont se mettre comme nous à rigoler. Mais ils ne rigolent pas, ils reniflent, ils toisent, leurs lèvres se plissent. Dans leurs regards la peur de la mort prend trop de place, avec une panoplie de peurs diverses qui en découlent. Ils nous inquiètent. Alors on glisse, on s’agite, on parlemente dans nos habits de diplomates :
Ce sont les ambassadeurs d’un monde qui contient les herbes, les baleines, les sources, les champs magnétiques, les ravins, les morts, les tempêtes, les microbes, les insectes, un monde non humain qui tient l’humain debout quand celui-ci croit tenir tout seul en train de tomber.
Berk, disent-ils, saccage, disent-ils, on n’aime pas les microbes et les insectes. On ne vous demande pas d’aimer, répondons-nous, on vous demande d’entendre et de reconnaître. Ils reniflent. Certains nous regardent comme s’ils nous voyaient pour la première fois. Certains se regardent comme s’ils voyaient pour la première fois. Puis ils se regardent comme s’ils voyaient pour la deuxième fois. Et ainsi de suite, fusées, palais des nouveautés.
Voilà c’est à peu près ça, leur disons-nous (il faut se montrer diplomate). Vous avez changé et c’est déjà beaucoup. On va réparer les saccages avec eux, avec vous. Entre nous. On est réparateurs de mondes pour entendre et reconnaître, avec nos lumières d’éclaireurs.
Alors ils glissent, ils reniflent, ils s’évanouissent pour revenir en disant : Silence pour assimiler tout ça [3].
Mais certains ne veulent pas du silence. Ils toisent, ils reniflent. Ils raclent. Certains ne veulent pas entendre et reconnaître. On y voit très bien sans éclaireurs, disent-ils montrant leur pile nucléaire qui clignote dans la nuit. Et ils repartent à l’attaque : troubles à l’ordre public, droit du sang sur le sol, abreuve nos sillons.
Fantômes go home, disent-ils. Murs, miradors et barbelés. Saccages, oh, saccages. Oh, étrangers fils de putes.
Nous ne trouvons pas ça drôle. Alors nous enlevons nos habits de diplomates.
Je fais hospitalité, leur disons-nous. Je veux que vous le sachiez. Parce que ceux que j’accueille ne sont rien à vos yeux : je veux que vous les ouvriez.
Je vais le dire, leur disons-nous, je vais le répéter ici et là, différemment et en même temps, je vais le dire l’automne, le soir, l’an dernier je vais l’articuler, le déplier, le tendre pour que vous entendiez, pour que vous sachiez et acceptiez. Et quand vous entendrez, quand vous saurez enfin, quand vous commencerez d’accepter je redirai en grand, en large, je redirai comme je fais hospitalité et comme elle importe, je redirai en géant, en mondovision, sachant que vous oubliez vite.
J’ai inventé des gestes, leur disons-nous, j’ai inventé des postures, des mimiques pour dire la bienvenue. J’ai inventé des sautillements, des embrassades. Et un tour sur nous-mêmes. J’ai inventé des sensations, des émotions dont je n’avais pas idée. Je répare, petit bout par petit bout, lumière après lumière. Je desserre les rétentions que vous avez tissées.
Car l’hospitalité construit : beauté, grandeur, autres voies. L’hospitalité fait ce qui est déjà. Et ce qui est déjà je l’imagine et vous le donne.
À vous maintenant et au silence d’assimiler tout ça [4].
Ceci est la version prolongée / prolongeable d’un texte lu le 25 mai 2019 à Artexte, Montréal, dans le cadre de l’événement Publishing Sphere organisé par la Chaire de recherche du Canada sur les Écritures numériques, texte issu d’un atelier de discussion et mise en commun avec Sylvia Fredriksson, Nicolas Sauret, Camille Louis, Eric Darsan, Sébastien Thiéry.