Les mots de l’amitié
René Char et Albert Camus se sont liés d’amitié en 1946. Cette amitié fut profonde, forte, incroyablement complice. Elle n’a prit fin qu’avec la mort de Camus, le 4 janvier 1960, et encore ne s’agissait-il que la part visible de leur relation. « Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence », écrivait Char, peu après l’accident de Camus, dans un poème [1] qui porte sa douleur, et qui est peut-être le plus beau texte qui ait été écrit sur ce que les lusophones appellent la saudade : la présence de l’absence.
Gallimard vient de publier les lettres qu’ils s’envoyèrent irrégulièrement tout au long de ces années. Cette correspondance n’est pas immense : 184 lettres ou billets glissés sous la porte ou cartes postales. Comme toujours avec les correspondances, et surtout pour ceux là qui se virent beaucoup (ils habitèrent un moment dans le même immeuble, à Paris), ce ne sont que des traces, des fragments, des bribes. Mais ils furent détachés d’une relation qui était tellement exceptionnelle voire fantastique, qu’ils en ont conservé durablement l’éclat et, par moments, la magie.
Ce charme est aussi celui de lire des choses inconnues de l’un et de l’autre, qui parlent encore de ceux-là, alors que nous avons cru tout lire, sinon tout connaitre, pour les avoir tant aimés. C’est, par exemple, Albert camus, en 1956 :
Avant de vous connaître, je me passais de la poésie. Rien de ce qui paraissait ne me concernait. Depuis dix ans au contraire, j’ai en moi une place vide, un creux, que je ne rempli qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord.
Ou bien rené Char, en 1957 :
Ils sont en si petit nombre ceux que nous aimons réellement et sans réserve, qui nous manquent et à qui nous savons manquer parfois, mystérieusement, si bien que les deux sensations, celle en soi et celle qu’on perçoit chez l’autre apportent même élancement et même souci…
A travers leurs lettres, c’est bien sûr l’histoire de cette période qui défile, avec leurs enthousiasmes, leurs batailles et leurs détestations. On aime à lire les coulisses de cette histoire faite de mots cinglants et de jugements définitifs, en des termes toujours choisis. C’est René Char à propos du « lugubre Breton », bien sûr :
Convenons que ce sont des enfants, pour ne pas les accabler, des collégiens plus exactement, pour reprendre votre expression à propos de Breton qui figurerait assez un Ubu-Charlot arrogant, présidant aux destinées de l’invention poétique et politique de son demi-siècle avec la même compétence que ce dernier affichait dans les temps modernes lorsqu’il travaillait à la chaîne !
Mais j’insiste beaucoup sur rien. Je gaspille mon encre. Charlot est le contraire de Breton.
Mais aussi, on s’y attendait, à propos du « grand-philosophe » (toujours Char, en août 1952, à la suite des attaques violentes dont Camus fut la cible dans Les temps modernes) : « Sartre est désormais dans l’Histoire comme Marat dans sa baignoire… »
Mais ce qui frappe le plus dans leur correspondance, et lui donne sans doute sa plus grande valeur, c’est de comprendre cette amitié avait aussi une fonction créatrice. Qu’en quelque sorte, elle leur a permis, mystérieusement, d’être les auteurs qu’ils furent. René Char, en 1950 :
Je me permets de vous demander de vous soigner rudement, opiniâtrement. Ce n’est pas un simple vœu, un souhait vague. L’envie d’écrire des poèmes ne s’accomplit que dans la mesure précise où ils sont pensés et sentis à travers de très rares compagnons.
Et Albert Camus, comme lui répondant, 6 ans après :
Sur le chemin où marche un artiste, la nuit tombe de plus en plus épaisse. Finalement, il meurt aveugle. Ma seule foi est que la lumière l’habite, au-dedans, et qu’il ne peut la voir, et qu’elle rayonne quand même. Mais comment en être sûr. C’est pourquoi il faut bien s’appuyer sur l’ami, quand il sait et comprend, et qu’il marche lui-même, du même pas.
Ils avaient en commun la lumière du sud, la détestation de Paris, l’amour des femmes, une certaine conception solaire de l’écriture et de la vie en général, et un génie indéniable pour les vivre jusqu’au bout. L’édition est richement dotée. Elle inclut notamment les textes qu’ils écrivirent l’un sur l’autre, et les interventions qu’ils firent à propos de l’œuvre de l’autre. Ce sont les mots de l’amitié. Parmi ceux-là, on trouve cette définition de leur fraternité qui vaut peut-être toutes les paroles parce qu’elle les englobe. Elle est de René Char (Je veux parler d’un ami, 1957) :
Deux hirondelles tantôt silencieuses, tantôt loquaces se partagent l’infini du ciel et le même auvent.
Pour ceux qui voudraient poursuivre cette lecture, je recommande Jean-marie Barnaud et un extrait des Œuvres Complètes.
[1] L’éternité à Lourmarin, qui est présenté en Annexe de la correspondance.