Les voix de l’atelier | Fabienne Swiatly

Ce texte a été écrit pour et lu lors de cette troisième rencontre proposée par remue.net avec la collaboration de la Scène du Balcon le vendredi 15 février à 20 heures.

Il s’agissait de réagir à cette proposition :

Quelle zone d’échange l’atelier d’écriture constitue-t-il, comment se construit-elle, et comment se reconstruit-elle, dans quelles difficultés (non que la difficulté atteste d’une valeur morale, mais assurément ce coût personnel est à questionner, qui replace en son dérisoire la simple question alimentaire, argument de petit poids trop souvent usité) ? Quatre écrivains en présence nous diront ce qu’il en est de leur pratique d’atelier, en quoi leur écriture personnelle et l’atelier jouent, ensemble et contre. Quoi de leur écriture joue dans ce mouvement vers autrui. Qu’est-ce qui les amène à déplier de l’écrit (dans toute son envergure, pratique, intime, conceptuelle) avec d’autres ; qu’est-ce qui amène cet autre à venir écouter, faire, lire et dire, ensemble, ainsi. Qu’est-ce qui amène l’autre à revenir (ou à préférer ne pas) ; qu’est-ce qui les pousse, écrivains, à redéplier encore avec cet autre (ou d’encore autres) ; qu’est-ce qui là-dedans épuise, lessive, fatigue nous intéressera autant – quoi de leur écriture joue dans ce mouvement vers autrui, quoi éventuellement s’en nourrit, mais aussi quoi, parallèlement, s’en défend, s’en préserve.


( Les Voix de l’atelier )

Ce texte a été rédigé pour être lu à voix haute. - A écouter ici. [1]

Entrée en matière / tour de table / visages inconnus qui se nomment / se prénomment – noter - du groupe à la personne / puis / dire et expliquer / le pourquoi de nous ensemble / pourquoi la tentative d’écrire / dire, expliquer, rassurer / convoquer des écrivains à la table pour élargir le monde / convoquer les vivants et les morts / saisir l’opacité / première proposition d’écriture / et ça écrit / le corps dans le prolongement du stylo / le souffle retenu comme pour une descente en apnée / quelque chose de soi emporté loin de la feuille où pourtant cela restitue / et je vois ce qui est rare de voir / l’écriture se faire / puis /
première lecture de textes / le groupe se met à exister / les visages se précisent / l’atelier se dit / chœur des voix

Je ne veux pas descendre à la mine Je ne veux pas
C’est comme si c’était pas moi J’ai perdu les souvenirs avec le temps
On peut inventer ? J’y arrive pas
Je trouve pas la fin, vraiment j’trouve pas
Celui qui tient la main et celui qui l’a lâchée
Tu étais là pourtant Les yeux s’éteignent avec la fatigue
Tu es une femme qui sourit à la vie Le silence aurait des choses à dire
Elle marche pieds nus sans savoir

Je ne veux pas descendre à la mine. Je ne veux pas. L’homme lit les mots graves du père. L’homme lit les mots qui n’ont jamais été entendus par d’autres. L’homme écrit l’histoire du père et des fantômes chuchotent dans l’effondrement des galeries. Je ne veux pas descendre à la mine. Je ne veux pas.

Faut continuer à être bien ici avec la richesse du peu à donner Je ne sais pas écrire Je ne sais pas les mots Pourquoi tu fais tout ça ? Je suis contente de mon ventre car il m’a donné des enfants On voit les usines qui ferment C’était le temps du je C’est pas moche partout, faut pas exagérer Je reste seule pour penser. Tout ça pour ça C’est la vie comme moi qu’elle écrit

Comment je peux finir mon texte ? Il faudra bien le finir. Une jeune fille se tient debout devant moi, une jeune fille au nom comme dans les séries américaines, Cindy je crois. Une jeune fille qui surgit avec son texte L’invisible, et que je ne l’avais pas remarquée dans l’atelier, Cindy. L’invisible surgit avec son texte éponyme

Tout ça pour ça ! Et celui-là, debout et en colère, un grand gaillard - silencieux jusqu’à là - et qui me rappelle à l’ordre, parce que je ne peux pas continuer le tour de table à cause du trop d’émotion. Il dit Tout ça pour ça. Il est furieux et jette son texte sous la table. Me rappelle à l’ordre et je dis : tu as raison. Continuons.

Je peux faire mieux J’aime pas lire en dernier J’aime pas lire en premier J’aime lire mes textes J’ai oublié comment il faut l’écrire

Si je savais écrire, je ne serais pas l’enfant de mes enfants. La voix de Sadia. La voix de sadia qui me dicte des mots qu’elle voudrait écrire elle-même. Et je deviens la main, sa main, même si la voix trop près de mon oreille.

Je peux ? Oui tu peux Je peux vraiment ? Oui tu peux

C’est pas mes enfants ça. Une femme écrit que les ombres de la télévision qui jouent avec le feu ne sont pas ses enfants. Elle écrit dans la langue étrangère que l’amour a toujours un visage. Elle redresse son dos pour contenir sa colère. Puis, un éclat de rire qui se répète sur les bouches pour une bêtise dite qui soudain fait respirer ce qui pourrait devenir trop grave. Et les mots ouvrent les pages et les mots ouvrent la main.

Je veux pas descendre à la mine C’est quand-même pas comme si j’avais trois oreilles et deux nez Tête de Zèbre il avait un appareil dentaire La paroi La peur de la paroi Il avait des yeux éclats de rire Je peux ? Oui tu peux Je pense à ce que je vais trouver. Je viens d’un beau pays c’était le mien

C’est la vie comme moi qu’elle écrit Annie Ernaux, Et le sourire aux dents en or d’une femme voilée qui me demande si elle peut m’acheter le livre parce que les librairies, elle sait pas. Elle n’en connaît pas.

J’ai envie que ce soit beau, et l’homme qui porte le nom d’un fleuve demande à son voisin de lui corriger les fautes parce que ça fait mieux sur la feuille. Il écrit avec sa large main de travailleur. Zaïre, un prénom que j’aimais bien prononcer.

Mon enfance c’est un tas de gravats écrit celui qui retrouve les contours de l’appartement familial. Celui qui raconte que l’on voyait loin du dernier étage de la tour qui a laissé place à un grand vide après la chute. Jusqu’au Mont blanc certains jours. Cette tour, c’était chez moi. Un point c’est tout.

J’écris ma vie à l’imparfait. La lecture s’arrête. Des yeux brillants se lèvent. Une voix reprend sa respiration. Soupire. On attend avec une pointe d’inquiétude mais la voix se veut légère : pas mal comme phrase- enfin je trouve.

J’aime bien le bruit du stylo C’est bizarre d’écrire des trucs pareils J’ai l’émotion qui arrive quand je lis ça On peut tout inventer ? J’ai les mots qui s’embrouillent et après c’est le blanc
A l’école j’avais toujours des zéros ou des deux Deux c’est mieux

L’isolement c’est la peur de la paroi. Il avait écrit ces mots avec un gros feutre noir. Bien au centre de la page. Je me souviens. Il n’est plus revenu ensuite. Juste cette phrase pour dire. L’isolement c’est la peur de la paroi.

Et les parois de l’atelier que l’on gravit avec les mots. Avec l’envie de dire plus loin que l’étroitesse d’un présent. Regarder ailleurs et porter loin sa voix. La voix de l’atelier. Le chœur des voix.

J’entends des mots se bousculer pour entrer dans la phrase

J’entends des mots se bousculer pour entrer dans la phrase

25 février 2008
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[1Mise en onde Frédéric Darricades