Lucie Taïeb | Tout aura brûlé (extrait)
Texte lu à la Nuit remue 7.
Extrait du livre tout aura brûlé, paru aux Inaperçus en juin 2013.
nous ne sommes pas de ceux qu’un régime opprime
nos enfants ne se font pas enlever la nuit
nos fils ne sont pas torturés dans le secret des geôles
ils ne disparaissent pas du jour au lendemain
nous ne réclamons pas les corps de nos enfants assassinés
nous ne nous opposons à aucune force sourde et terrible
aucun régime ne nous écrase
la révolte de nos enfants ne met personne en danger
elle ne met pas de terme à la violence subie,
celui qui cherche un moyen de lutte approprié
devra d’abord :
admettre la liberté dont nous jouissons
et renoncer au réconfort de toute rhétorique de l’excès :
nous ne sommes pas en guerre
nos filles ne sont pas contraintes à l’exil
nos fils ne portent plus l’uniforme
leur colère est infime et douce
ils peuvent s’autodétruire
et ne feront en réalité de mal à personne.
qu’ils cherchent à nous nuire est la moindre des choses,
nous ne les protégerons pas d’eux-mêmes
car nous ne leur avons donné la vie
que pour avoir une raison d’étouffer
la haine qui rongeait nos cœurs,
le mépris de ce que nous allions bientôt devenir
et qu’ils incarnent si parfaitement.
tu ne réponds pas
tu n’es jamais là
tu manques, c’est tout.
te parler,
c’est juste me faire mal
me tourmenter pour empêcher l’oubli
mais je ne connais même plus ton nom
je ne sais vraiment plus comment je t’appelais
encore moins ton visage ni le son ni le reste
tout ce qui fait quelqu’un
l’image de quelqu’un à l’intérieur d’un d’autre
lorsque le premier n’est pas là
cette image-là n’existe pas
à l’intérieur il n’y a que ma voix
qui sonne creux et qui continue de te parler
sans savoir à qui ni pourquoi
puisque tu me manques seulement quand je te parle
le reste du temps,
tu n’y es pas.
mais si tu es parmi eux, parais, je ne demande qu’à me taire
je ne demande qu’à voir se détacher ton corps
de la masse indistincte et muette
je ne demande qu’à être sans voix devant ton surgissement
je ne demande qu’à sentir mon cœur défaillir
je ne demande qu’à m’incliner.
il montera du sol une fumée tranquille, comme après un grand feu, et au matin, sur cette terre dévastée, se lèveront, couverts de cendres, les corps de ceux qui auront survécu.
et cette peau dont nous sommes prisonniers
ce corps idiot et satisfait
qui attend d’être nourri
qui exige sa part de repos
qui demande des soins incessants
et les visages qu’il faut supporter
les conversations à tenir
les engagements à respecter les encouragements stupides
qu’on se répète à soi-même, qu’on accepte de tous les autres
la vie continue, la vie continue, la vie continue
mais comment la vie peut-elle continuer
quand je ne peux plus toucher ton front
quand je ne peux plus caresser ta main
quand j’oublie ton visage
et ton odeur
ton odeur qui est partout,
me poursuit,
je me réveille dans ton odeur
elle a imprégné tous les tissus
ton odeur que je ne retrouve pas
j’ai tout effacé de toi.
et ton absence même est si vague
qu’elle peut prendre toute forme
qu’elle peut porter tous les noms
un vase vide et malléable
j’ai là un creux que je peux peupler à loisir
et que rien ne viendra combler.
c’est une torture
je le dis sans coquetterie
une torture que d’avoir à continuer à te parler
de ces tortures qu’on s’inflige au quotidien
comme ces gens qui se rongent les ongles au sang
ou s’enferment dans des pensées humiliantes et répétitives
la haine de soi
est le sentiment adulte
le plus naturel qui soit
je continue à te parler
cela ne me fait pas de bien
je n’arrête pas de te parler
et cela ne m’apporte aucun soulagement
celui qui est là, dans l’ombre
assiste à mon monologue sans fin
mon ressassement dépité
(il est inutile
il n’est personne
il n’est pas toi)
j’ai beau te dénigrer
te supplier d’être là de nouveau
t’aimer et te haïr, selon mon humeur
je n’en finis pas de parler seul
je n’arrête pas de te parler.
je peux aller de plus en plus dans le détail
je peux même te donner un nom, à défaut de dire le tien
je peux jouer tous les rôles
je connais bien mes ressources
et les ficelles du métier
je peux faire durer le jeu,
je ne m’arrêterai jamais :
pouvoir être ici seul, à te parler
ne pas avoir à retourner de l’autre côté
ne pas avoir à récupérer mon nom ni à jouer mon rôle
recueillir un à un les morceaux de mon moi défait
un à un les morceaux –
recueillir
je préfère te parler – être avec toi – avec ce qui me reste – rien ne me reste de toi – je me souviens si bien de ta disparition