MZR [#2]
Une pugnacité rédhibitoire
On a souvent voulu faire de moi, chercher à faire de moi, le portrait d’un homme d’aujourd’hui, d’un financier avide de fric et d’argent, seulement intéressé à l’appât du gain. Evidemment, un tel portrait scelle davantage qu’il ne brosse surtout celui ou celle qui l’aura fait dans le sens de ses poils car il ne correspond nullement – je répète bien : nullement – aux idées qui sont les miennes et que j’ai toujours peiné à réaliser. Que des idées me manquent donc encore, voilà le seul méfait que je peux avouer et, même, dont je peux me prévaloir. Voilà surtout de quoi abroger en chacun de nous cette culpabilité dévoreuse de l’esprit occidental que le psychanalyste Pierre-Henri Castel tente d’identifier depuis des années déjà – qui sait pour mieux la congédier ? – et dont il a entamé l’histoire dans le premier tome paru il y a à peine quelques mois maintenant de son dernier livre intitulé Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud - Volume 1, Ames scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés.
Où sont mes censeurs d’hier, d’aujourd’hui et de toujours qui ont bien dû penser que le don m’était complètement étranger, que je ne pouvais agir que par et pour l’argent alors que je suis comme tout le monde donneur autant que donné et que j’étudie l’actualité du don à l’aune du monde tel qu’il est ?
Oui, moi aussi je donne. Moi aussi j’ai donné et je donnerai. Moi aussi je suis un capitaliste et un communiste qui n’a plus peur de se cacher ou de s’afficher et qui compte juste discuter avec ses contemporains, l’ensemble de ses contemporains, même ceux que l’on force à voter par autocars entiers et à cocher des bulletins de croix et dont on dit parfois qu’ils prennent les voix d’autres qui votent, qui ne votent pas ou plus, ceux-là mêmes qui s’interdisent aussi, à leur manière, de pratiquer toute politique active. Je donne donc ; j’aime aussi donner. Les occasions de donner me semblent d’ailleurs plus nombreuses qu’il n’y paraît habituellement. Si je donne, je peux et veux aussi voler grâce aux 12 000 avions – à quelques unités près – de l’heure actuelle répertoriés dans le monde entier. Mais je devrais ajouter, s’il y a toujours un « mais », les avions de chasse ; peut-être même les sous-marins majoritairement militaires au détriment de la recherche scientifique ?
Ceux qui ont lu mes Mémoires d’un trader le savent déjà : je ne vis plus depuis longtemps déjà avec Julia, la femme avec laquelle je vivais lorsque « l’affaire » a éclaté. Tant mieux. Elle a trouvé foyer à son aise avec l’un de mes anciens amis, Rémi, trader lui aussi. Ainsi donc les liens du sang ont-ils en l’occurrence mieux résisté que les autres car, outre l’amour, j’ai également perdu à travers cette affaire tous mes amis sans exception, les uns après les autres. J’ai toujours préféré vivre seul sinon avec un bout de bois plutôt qu’avec un être humain marchandisé. Manifestement Rémi et Julia, à l’époque du moins, en étaient. Il est juste de rappeler que les épreuves sont toujours des moments de vérité terrible. Et « notre » affaire ne fit pas exception à la règle, pas sur ce point-là en tout cas. De ce que j’en sais Rémi et Julia vivent heureux, tranquilles. Lorsque j’avais rencontré Julia j’avais de suite annoncé une excellente nouvelle à mon ami Rémi : Julia était la femme de ma vie. Entendons-nous sur cette expression de « femme de ma vie ». Etant hétérosexuel, je ne risquais pas de vivre ma vie amoureuse, et sexuelle, avec un homme. Plus important, cette expression désignait une histoire débutant qui ne finirait pas, a minima, avant la mort de l’un de ses protagonistes. Ni plus ni moins. Rémi, dès sa première rencontre avec la magnifique Julia, l’avait collée, faisant comme si ni elle ni moi n’existions, faisant comme si une femme ou un homme – aka un être vivant – équivalait exactement à un autre être vivant, comme ces objets que les êtres humains ont appris à fabriquer en très grande série. Et Julia, sans doute entraînée par les difficultés d’une vie, la nôtre, avait fini par rompre avec moi alors que je n’aurais sans doute pas été contre un rapport à trois. Evidemment, il n’en fut jamais question et personne ne me demanda jamais mon avis : je fus simplement congédié – décidément – et mis devant le fait accompli : je n’avais plus qu’un choix : vivre ou mourir.
C’est un peu pareil avec l’œuvre de Pessoa. Toutes les analyses que j’en ai lues jusqu’à présent sont à la fois d’une platitude et d’une morale affligeantes. Elles finissent toujours par prendre Pessoa pour un imbécile ou pour un moraliste à la petite semaine. Or Pessoa, si je ne m’abuse, était de son métier un comptable, soit un scribe, non pas un moraliste carriériste. Pour avoir commencé d’écrire un Faust mémorable, il était aussi un chrétien émérite bien que très probablement athée sinon potentiellement athée. La question posée par l’œuvre de Pessoa, dans son propos comme dans sa forme, ne consiste certes pas à savoir si tel ou tel de ses pseudonymes au caractère comme ceci ou comme cela était plus ou moins proche du caractère et de la « véritable personne » de Pessoa ; elle ne consiste pas non plus à s’interroger sur la multiplicité des personnalités de Pessoa qu’il n’aurait rien trouvé de plus intelligent que de révéler et exprimer à travers l’œuvre de tel ou tel de ses pseudonymes ; toutes ces questions n’ont absolument aucun intérêt pour un auteur de sa trempe. Car Pessoa a questionné la notion d’auteur en rapport à l’infini ce qui devrait d’ailleurs au moins parler à quelque apôtre de la culture française puisque quelqu’uns des poètes qui en ont utilisé la langue peu de temps avant lui (Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, chacun à leur manière) avaient déjà porté cette question à une intensité vive.
Combien de commentaires oraux comme écrits autour de « mon affaire », ont-ils finalement fustigé, chacun avec leurs mots différents : « le rendement a tout pris ». Ils confondent dans le texte – tantôt beaux penseurs, tantôt très peu diseurs, tantôt encore trop peu harders de la finance – l’action de prendre avec celle d’estimer. Si prendre peut être limité par quelque phénomène physique, l’estime est potentiellement sans début ni fin parce qu’il s’agit d’un jeu a priori ni bon ni mauvais.
Je risque la mort à savoir à peine si j’aime rouler vite. Et je risque une existence jamais heureuse à enchaîner jour après jour, milliseconde après milliseconde, poncif à caractère financier sur poncif à caractère financier pour me retrouver, en plus, dans quelques mois peut-être, dindon de la farce politico-économique actuelle, surpassant ainsi les mésaventures de Bernard Madoff sans en avoir retiré ni plus ni moins que la jouissance quotidienne de vivre. Alors, moi qui ne veux ni qui ne peux m’empêcher de rouler, j’affectionne la manière dont mon zombie roule sans me concerter, son genre à négocier seul quelque virage alors même que je suis, pourtant, en train de me diriger ou d’entraîner avec moi quelques autres ou bien en plein brouillard ou bien au milieu de millions d’autres véhicules mus par d’encore plus nombreuses combustions internes localisées non pas dans des chambres jamais de compensation mais dans des chemises – c’est dire des tubes de bloc-cylindre dans lesquelles coulisse un piston – où des gaz brûlent avec une vitesse de front de flamme inférieure à celle d’une exposition, à moins que quelque chose dysfonctionne. Mais je risque pareillement la vie chaque fois qu’à pied – toujours à pied – moi ou mon zombie taillons une trajectoire au millimètre ; trajectoire que je sais toujours moins affûtée à vélo, jamais ou presque maîtrisée au volant d’une auto, même sur circuit fermé. En train, la question ne se pose pas car la trajectoire est fixée, déterminée d’avance et ne peut changer que si le train déraille ; à moins que je ne me remette à marcher à l’intérieur de ses voitures ou de ses wagons.