Marie Chartres | Immense et rouge

On trouvera ci-dessous un extrait (à lire et à écouter) d’Immense et rouge à paraître en mars 2012 avec des photos d’Akin Cetin aux Éditions Les Inaperçus. Un texte fragmenté dont Marie Chartres dit qu’il est « hanté par la folie et le délitement ».

Je ne veux plus rien savoir de cette histoire, je ne veux plus jamais l’entendre. Il baisse les yeux lorsqu’il le lui dit et puis il a ce mouvement de tête, toujours là, comme ça, comme s’il avait honte ou qu’il était blessé mais elle n’arrive pas à s’en empêcher. Elle veut toujours lui raconter l’histoire du petit oiseau au cimetière en caoutchouc. Un conte que l’on raconterait aux enfants avant d’aller dormir. Il fait cette tête de garçon fâché comme si son histoire n’avait aucun sens. Elle commence à parler fort et à rire, il y a ce spasme qui la secoue, un claquement sec, la chute d’un corps et elle dit tu ne peux rien contre ce qui s’est passé.

Il plie sa serviette de table, il passe les doigts sur les plis, une fois, deux fois, trois fois tandis qu’elle raconte le matin où elle a voulu sortir dans le jardin, il avait plu toute la nuit, il est très nerveux, quatre fois, cinq fois, si elle continue de parler, elle pense que tout ira bien, le temps restera immobile, les jours se suivront, diction, répétition et là c’est vrai que tout pourra aller, six fois, sept fois, elle est sortie du cellier, le ciel était gris et froid, elle a fait demi-tour pour enfiler ses bottes, elle a enfoncé son pied droit dans la chaussure, a forcé, forcé et en parlant comme si elle chantait, l’épouse a expliqué que la cruauté est un puits sans fond parce que durant de longues minutes, elle a continué de forcer sans chercher à comprendre, huit fois, neuf fois avant de saisir qu’il y avait une chose tout au fond, quelque chose de monstrueux qui changeait de forme sous la pression du pied, une sorte de tissu qui s’ouvrait en corolle spongieuse. Un printemps dégueulasse sous les orteils.

Le ciel est bas en couleur chrysanthème et lorsqu’elle a compris qu’il y avait là un oiseau mort, décomposé au fond de sa botte, elle a voulu hurler, il y a un cadavre sous mes pieds. Dans le jardin, les fleurs étaient rouges sanguines, elle s’en souvient très bien. Il continue de passer ses doigts sur les plis de la serviette. Elle a retiré son pied mais c’était trop tard, hein, trop tard parce que voilà, ça lui fera toujours penser à son mariage, le moment où il lui avait passé la bague au doigt, ce qu’elle avait ressenti lorsqu’il lui avait glissé l’anneau, elle avait eu la même sensation.
Un dégoût et la corolle spongieuse.

Elle commence à pleurer en disant qu’elle a passé son pied à l’eau de javel, à s’en brûler la peau. Mais son mari à cet instant déplie sa serviette et prononce espèce de pute, il répète, pute, je vais te laisser. Un de ces jours, j’en finis avec toi et avec moi, un de ces jours, j’en finis avec nous. Tu me rends fou, je ne sais plus quoi faire avec toi.

La pièce est vide, la serviette à terre, le mot pute claque encore dans l’air, il n’y a plus qu’elle dans la cuisine. Elle voulait simplement raconter l’histoire de l’oiseau mort au cimetière en caoutchouc.

C’est tout,

Juste cette histoire d’oiseau décomposé sous son pied. Et la corolle qui lentement depuis se déplie au centre de son ventre.

Elle regarde le cadavre de la serviette pliée, martyrisée, petite flamme de l’enfer, tu me fais du mal à te voir jetée à terre.

L’épouse la ramasse et fait un nœud à la serviette devenue mouchoir pour se souvenir à l’infinitif que le petit oiseau est mort.


De Marie Chartres on peut aussi lire Cette bête que tu as sur la peau, paru en 2011 aux Éditions du Chemin de fer.

19 février 2012
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