Max Raphael et John Ruskin aux éditions Klincksieck
C’est encore une histoire de collection, celle de « L’esprit et les formes » aux éditions Klincksieck ; c’est une véritable mine, éclairant des trésors méconnus ou oubliés et des essais d’une grande richesse. Voilà qui mériterait une belle renommée quand on regarde le catalogue de cette collection qui va de Schiller à Warburg en passant par Lukacs, Riegl, Yeats, Kandinsky, et bien d’autres. Le catalogue complet est à découvrir ici.
Les deux dernières publications sont exemplaires de cet esprit de (re)découverte.
Connaissez-vous Max Raphael ?
Je ne ferai pas le malin en vous répondant par l’affirmative. Avant d’ouvrir Questions d’art de Max Raphael, je ne le connaissais pas. Je pourrais toujours me draper dans d’obscurs artifices en signalant qu’on peut le croiser si on lit Georges Didi-Huberman : je ne m’en souvenais pas et c’est l’excellente préface de Denise Modigliani, par ailleurs traductrice du volume, qui nous le rappelle. Ouvrez et lisez cette préface et vous serez convaincu par la nécessité de cette lecture... et surtout par l’incroyable raté français que vient combler ce livre.
Voici un historien de l’art, un penseur de l’art atypique et audacieux qui fait le pont entre Walter Benjamin (T.W. Adorno) et Georges Didi-Huberman, ou Wölfflin-Einstein (Carl) et Daniel Arasse, voici un intellectuel engagé dans un renversement de la tradition et des méthodologies d’analyse artistique, et sa connaissance en France était largement à faire. Ce livre vient combler un manque, un retard.
Né en 1889 en Allemagne et mort en 1952 à New York, élève de Simmel, Wölfflin, suivant les cours de Bergson, l’homme s’engage très tôt dans une réflexion sur l’art, et plus particulièrement sur l’art de son temps. Penseur moderne, il cherche à transformer ces modes d’analyse et de pensée. S’il est largement influencé par une lecture dialectique marxiste, ses recherches le conduisent à penser la production artistique inscrite dans une histoire et une société, mais en se dégageant de l’orthodoxie de l’esthétique marxiste de l’époque (le réalisme socialiste). La volonté de Max Raphael ? « Faire de l’art un objet de connaissance », poser les bases d’une science empirique de l’art qui commencerait par un important travail de description, et un engagement farouche dans la pédagogie, l’articulation entre une pensée du voir et la transmission.
Dans Questions d’art, Max Raphael étudie, approche, décrit, pense les œuvres de Cézanne, Degas, Giotto, Rembrandt, Picasso. L’ouvrage se termine par une série de réflexions autour de sa méthode de travail et de pensée.
Bref, un livre indispensable, éclairé par une préface exigeante et importante.
Même s’il est difficile d’extraire quelques lignes, ces deux extraits tout de même.
À propos de Guernica, on peut lire :
Derrière tous ces masques abstraits, s’était accomplie une transformation du moyen extrême pour l’État de se maintenir en vie, savoir : la guerre. Dans celle-ci, ce n’étaient plus des hommes qui s’opposaient entre eux avec des armes égales, qu’ils maîtrisaient, mais des hommes affrontant les puissances abstraites de l’argent et de la machine, qui les favorisaient temporairement, mais pour les détruire dans une mesure toujours croissante. Il se peut que, pour ces nouvelles puissances, une forme de représentation objective soit absolument impossible, en tout cas elle n’a pas encore été trouvée (p. 278).
Ou encore à propos de Cézanne, ce passage :
L’artiste est, par là, sorti de l’idéologie paysanne, car il ne reconnaît plus l’absolue transcendance des puissances dont dépendait, comme le monde agraire l’a pensé, le résultat du travail de la terre. Au lieu de quoi Cézanne est tout à la fois humble esclave de tout le processus créateur de la nature et maître de chaque moment existant ; il se trouve ainsi dans un état de tension où attention et responsabilité sont portées à l’extrême. « Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité. » [1] Cela devient pour lui une tâche décisive : fixer un moment transitoire dans lequel deux mouvements antagonistes — celui de la terre et celui de la lumière — se séparent, et pourtant, simultanément en tension à la fois l’un vers l’autre et l’un contre l’autre, demeurent actifs. Cézanne ne fixe pas ce moment comme quelque chose de fini, il le fait accéder à l’existence à l’intérieur du mouvement général (pages 123-124).
Dans un autre registre, la collection « L’esprit et les formes » des éditions Klincksieck publie un livre de John Ruskin, épuisé et introuvable depuis fort longtemps, Les sept lampes de l’architecture. C’est l’occasion de se replonger dans l’œuvre de ce théoricien qui aura beaucoup compté pour Marcel et de rappeler ce passage extrait de Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust :
Avant d’arriver à Venise et tandis que le train avait déjà dépassé... Maman me lisait la description éblouissante que Ruskin en donne, la comparant tour à tour aux rochers de corail de la mer des Indes et à une opale. Elle ne pouvait naturellement, quand la gondole nous arrêta devant elle, trouver devant nos yeux la même beauté qu’elle avait eue un instant devant mon imagination, car nous ne pouvons pas voir à la fois les choses par l’esprit et par les sens. Mais à chaque midi, quand ma gondole me ramenait pour l’heure du déjeuner, souvent j’apercevais de loin le châle de Maman posé sur la balustrade d’albâtre, avec un livre qui le maintenait contre le vent. Et au-dessus les lobes circulaires de la fenêtre s’épanouissaient comme un sourire, comme la promesse et la confiance d’un regard ami.
[1] Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 113.