29- Mémoire du mat, d’Emmanuel Laugier
Écrire comme on respire, ou plutôt comme ça respire en vous, en suivant le rythme du souffle, ses saccades, ses essoufflements, ses syncopes - et cependant sa permanence : la vie qui se continue et ne cesse de se jouer - bref, faire entrer dans le poème tout cela que « veut la respiration se reprenant/ ce qu’elle accroche/ de vide au milieu » [1] ; écrire donc comme le corps, « ce corps flottant », parle et s’invente une âme, comme il parle dans sa langue à lui, c’est-à-dire de façon obscure : telle est la pratique de Laugier depuis l’origine, et qui se perpétue ici encore, huit livres [2]après L’Œil bande chez Deyrolle, il y a dix ans...
Mémoire du mat est, comme on dit parfois, un livre d’approche "difficile" ; mais s’il l’est, on le comprend bien, c’est pour être fidèle à cet enjeu : « comment faire entrer cela simple et / noir/ dans la phrase qui va/ maintenant/ se couper »...
Cela dit, pour qui veut bien se comporter en lecteur de poème, c’est-à-dire pour qui accepte de se laisser prendre au jeu d’une écoute "disséminale" [3], "tourn[ant] dans le vide" du texte, comme le dit Laugier lui-même, ou plutôt se livrant à ce vide, "continuant la trace" inachevée que ces mots ont déposée sur la page [4], pour celui-là, ce qui l’entraîne d’abord, et le convainc, c’est précisément la continuité du souffle, et quels que soient par ailleurs les marques typographiques qui interrompent la ligne mélodique du vers, les tirets par exemple, les brutales coupures syntagmatiques, cette sorte de bégaiement [5], tous éléments de trouble, c’est que le texte obstinément avance, comme aspiré par son propre devenir, et parfois même s’accorde de longues séquences de pose [6], avant de se risquer à nouveau dans l’exploration toujours rejouée d’un espace interdit, car une autre marque de cette poésie, ce sont ses constants retours, reprises et renverses, et donc cette manière qu’elle a d’être fidèle à elle-même, à son tourment.
Quel est cet espace ?
Serait-ce seulement celui que livre par bribes, éclats, fils ténus, flashes, la mémoire, et auquel Laugier ne cesse de revenir depuis ses premiers livres, connotant souvent de couleurs et lueurs (mauve, violet, noir, et ici, mat) les lieux, objets, êtres et événements de l’enfance saisis dans le discontinu du souvenir, et cependant fondateurs ; événements dont on retrouve ici les données disparates : le Maroc, une place de ville ou de village dont on perçoit l’autre bout comme un lointain absolu, une citadelle, des bruits familiers, un coin de ciel bleu, une vieille dame, une grand-mère, amnésique, un sexe de femme - "la chose que tu ne sais" - la peau de l’autre qu’on aborde à l’aveugle - "ce qui reste à lire dans le braille d’une peau/ doucement montrée" -, une pierre pour rêver, un "blanc doux chien roulé dans la cour", etc. : tous êtres à partir desquels s’est constituée inconsciemment la mémoire du sujet, et le sujet lui-même, maintenant perdu, et comme égaré, dès que le sollicitent ces présences.
Non, ce n’est pas tout à fait cet espace-là.
C’est que l’enjeu du poème ce serait plutôt de comprendre pourquoi et comment toujours une part du temps et de l’espace vécus se dérobe à la mémoire, et quel est cet autre soi-même qui les habite et qui maintenant fait signe depuis son présent illisible, et qu’il a bien fallu oublier pour vivre... Comment le vivait-il ce présent, lui, l’enfant, "le simple d’esprit", dit Laugier, soit l’idiotès, lui qui en fin de compte à présent m’exclut, telle est bien la question...
le voilà alors aussi
dans la grande ombre noire de platanes
enchenillés
voilà qu’il me loge à l’autre bout de la place
qu’il me perd où cela reste
à lire
je ne sais plus lire
j’entends une voix qui fredonne
répète le même air contre un murc’est cela qui me parle
et cela qui vient dans le poème - quelqu’un
avec l’ombre plate de ses mains encore
revenu encore concentré avec
quelqu’un encore disparaissant
On comprend que c’est bien une inquiétude, à la fois de l’origine et de l’identité, qui inspire ce long poème. Mais c’est aussi celle de savoir comment fonctionne la mémoire et quelle est la fiabilité du réel qu’elle livre en pièces décousues, quand tant de noir et de vide l’habitent, qui vous interrogent : " étrange somme/ oui - qu’ainsi cela fait en soi/ ce noir épais que la tête serre".
Plus essentiellement, qu’en est-il de ce cerveau enfermé dans sa boîte, quand "le poème ne sait même plus quoi de son rien creux/ le circonvolutionne ?"
Ces questions sans doute sont graves.
Cependant une autre marque de cette poésie c’est aussi la distance d’humour qu’elle ne cesse de maintenir entre l’objet de son inquiétude et elle-même : par exemple les nombreuses variations sur ladite boîte, boîte archive, bol ras, sombre boîte qu’une araignée visite et colonise, qui abrite un cerveau qu’on croirait un chou coupé en deux et qui exhibe ses filaments violets, etc.
Distance d’humour dans les jeux des mots et des images, dans le plaisir évident qu’il y a à se laisser prendre aux déconstructions et aux polysémies.
Par exemple, à celle du titre...
Mémoire du mat ?
Bien sûr, personne n’ignore, non seulement la polysémie de "mat", l’aspect terne, dépoli, de ce qui se refuse à la transparence, qui se dérobe peut-être sous l’ombre noire des platanes et vous exclut ; personne n’ignore non plus que "mat" désigne aussi ce qui résonne sourdement, par exemple depuis le fond d’une boîte où l’on peut demeurer empiégé, aussi immobile que le roi mis en échec... Mais, homme du sud, Laugier sait bien qu’en Provençal, "mat" désigne le fou [7], matto en Italien.
Le poète, ce simple d’esprit ?
Et pourquoi non, s’il est vrai que certains assument ce risque, dès lors qu’ils acceptent de ne rien abandonner de leurs contradictions, endurant l’impossible [8] jusqu’à la fidélité extrême, jusqu’à faire bégayer la langue, espérant l’ouvrir à son devenir et à un possible partage ...
parce que
ensemble tenir il faut
et le dire
et le faire
en même temps il faut le oui
et le non en même
pour veiner la fleur
rouge dans la mémoire pour
faire
delta
[1] Comme à d’autres passages du texte, je pense à Celan, et ici en particulier au titre du recueil Atemwende, que Jean-Pierre Lefebvre traduit par Renverse du souffle.
[2] remue.net a consacré un certain nombre d’articles au travail d’Emmanuel Laugier. Quelques extraits de Mémoire du mat ont du reste paru sur le site en 2002.
[3] C’est la formule de Derrida dans Béliers.
[4] "le lecteur tourne/ dans le vide/ et sans lui sans le rapport/ qu’il fait/ je suis l’écarté de mon ordinaire", dit Mémoire du mat...
[5] J’en veux pour preuve la page 64.
[6] Par exemple, p. 54-55.
[7] èra tengut per mat, on le disait fou, écrit le chroniqueur de Raimbaut de Vaqueyras à propos du père du poète, le chevalier Peirol...
[8] Dans "Tübingen, Jänner", Celan conclut ainsi son poème : « ("Pallaksch. Pallaksch.") », parole d’Hölderlin pour dire l’impossible : le oui et le non à la fois...