Michel Deguy, carnets et réflexions sur son écriture

La géopoétique de Michel Deguy implique une circulation d’écriture particulière. De l’écriture poétique à la traduction, avant d’approcher une pensée de la raison poétique, quelques perspectives insolites et attachantes de Michel Deguy évoquant sa propre pratique et d’auteurs essayant de présenter son œuvre.
(SR)


 

Du carnet à l’archive, Michel Deguy
 

De l’écriture par carnet

Je travaille en carnets. Tout ça commence par le carnet. Incipit lamentatio... Le carnet, souvent de la marque Clairefontaine, est fait pour la poche (17 x 11 cm). Toujours il y a un carnet dans ma poche intérieure droite, à couverture de couleur. Aujourd’hui il porte le n° 334. Chaque carnet a cent pages. Si je les avais tous bien remplis, cette strate profonde de l’archive compterait donc 33 400 pages. C’est beaucoup. Mais comme souvent je remise le carnet en cours avant son épuisement, je calcule plutôt qu’un empilement de 25 000 pages seulement sommeille.

Rouges, verts, violets, bleus. J’en change prématurément peut-être par (légère) superstition : celle de hâter le renouvellement de la pensée par une nouvelle couleur. Longtemps le carnet me « faisait » tout un mois ; puis deux ; puis trois mois maintenant. Ça ne tourne plus assez rond ! ô Muse prends ton stick et me donne un soufflet...

Je répète le mot, il devient étrange : « car-net ». Quart-net. Carné, incarné, encornet. Carne, hé ! Kar-Nê. Car niais ; où est mon carnet ? Page 98, Abrégé du Bloch et Wartburg, 1964 (PUF) : cahier : latin quaterni. Groupe de quatre pris au sens de groupe de quatre feuilles. Basse époque : quaternio. Italien : quaderno ; Esp. Cuaderno. V. caserne. Dérivé : carnet, (quarnet. 1416, formé avant la chute de l’n final).
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Le premier état de la pensée

Si je travaille en carnet, c’est pour ne rien laisser passer de l’inchoatif, insignifiant même, de la pensée naissante. La crainte est de perdre à jamais quelque vérité ; crainte d’amnésies partielles inguérissables. C’est une sorte de superstition, je le sais, mais je la vis ainsi : je crois que j’ai trouvé — quoi ? — mais que j’ai oublié, ou vais oublier. Et que si j’avais noté aussitôt, j’aurais formulé le secret. Il m’arrive même de (croire) me rappeler de quelle chose il s’agissait : par exemple d’une interprétation « géniale » du sonnet Le vierge le vivace et le bel aujourd’hui. Ou bien : d’avoir compris la différence homme-femme – mais le trésor entrevu s’est refermé, je rôde sans la formule devant le paroi buté du « problème », et je ne la retrouverai jamais.

C’est aussi une affaire d’accumulation primitive : j’ai un excès de préparations ; des « pierres d’attente » ; ça pourra toujours servir. Et en effet on me demande une contribution à un colloque, je me rappelle avoir effleuré la question dans un carnet, ou même développé l’esquisse en la reportant dans le dossier de notes où j’entasse les feuilles après-carnet de ces ébauches encore sans destination. Je suis « prêt ». À l’avance...

Souvent la nuit une pensée, comme on l’appelle, traverse l’insomnie. Je n’allume pas de peur de trop m’éveiller. Le carnet attend à côté du lit, flanqué de son crayon. Tâtonnant, je sténographie la visiteuse ; je cacographie la phrase, ou griffonne quelques signes mnémotechniques. Au matin, si je peux me relire, je fais la cueillette. Ou dans le train, le taxi, le métro : les tressaillements dérèglent le crayon sismographe. Si c’est illisible, je jetterai.

 

La suite dans les idées

À partir du carnet — je viens de l’indiquer — je développe sur des feuilles volantes (21-27, papier machine ; recto seulement), cherchant la séquence ; regroupant, enchaînant ou non le disparate. La composition commence ; l’acte d’écrire, c’est-à-dire la décision de lier. Un poème, un article s’élabore ; par famille de ressemblances, dirais-je pour utiliser l’expression wittgensteinienne. Étape manuscrite que je confie à mon dactylographe - dont je retravaillerai le dactylogramme ; puis les lui donnerai à recopier : 2e version. Parfois trois versions. Car, chose étrange, je n’ai jamais « tapé » moi-même. Madame Gauthier, qui habitait Coulommiers, et que je ne voyais jamais, travailla une quinzaine d’années pour moi. (Un jour, elle sonna à ma porte. Je vis une dame avec une valise. Elle me dit qu’elle croyait que je l’avais appelée ; elle venait s’installer. Je lui en représentai l’impossibilité. Elle repartit ; je ne l’ai jamais revue.) Puis ce fut Mona, la femme de mon ami Tsepeneag, l’écrivain. J’ai fait la connaissance des Tsepeneag en 1967 à Bucarest. Plus tard ils ont dû fuir la Roumanie ; nous ne nous sommes jamais quittés. Maintenant Robert Martin, de la Maison des écrivains, veut bien me suivre à la trace. Je le dirais mon secrétaire s’il accepte cet office, cette appellation - qui, bien sûr, ne concerne qu’une partie de son activité. Quand il y a une urgence, et que Robert n’est pas disponible, j’appelle Mona. Je n’ai pas l’usage de l’ordinateur ; c’est invraisemblable. Robert et Mona tiennent registre, « sauvegardent », et souvent conservent le manuscrit.

 

La retenue

Je ne tiens pas journal. Ces carnets, ou petits carnets à couverture monochrome, ne sont pas « intimes ». Nulle chronique, nul diaire.

Pourtant chacun retient quelques traces des circonstances, si rares sont les précisions chronologiques. Très rares les (pré)noms des personnes. Au verso de la couverture cartonnée, j’inscris le numéro, et l’indication des voyages, auxquels des pages ça et là font allusion. Par exemple sur mon pénultième à ce jour : 333. Avril-mai 2001. San Francisco. Tokyo. Budapest.

Je ne note pas même — malgré d’incessantes résolutions - la parution de ce que je publie, qu’il s’agisse des livres, des articles, des participations aux colloques, des interviews...

Quoi de plus normal cependant ? Je me jurai cent fois de m’y tenir ; de porter aux dernières pages, aussitôt publiés, le signalement de ces textes devenus publics, importants pour moi, si minimes soient-ils. La bibliographie alors eût été simple, ou, au moins, plus aisée à (re)constituer. Rien n’y fit. Le premier texte jamais écrit en vue de la publication, et qui parut, je m’en souviens, ce fut pour un journal marocain sous le pseudonyme de P. Martin. Je n’en sais pas plus.

Je stocke les carnets. Deux fois j’en ai prêté à qui m’en priait pour une exposition de manuscrits ou une étude graphologique ou « génétique », parce que ma femme, Monique Brossollet, était graphologue. Ces deux carnets ne me furent jamais rendus ! Il y a deux trous sans ma collection.

 

Le dépôt

Je ne jette rien. Dit autrement : tout ce que je reçois, je le conserve, à l’exception bien sûr des factures, des imprimés, des papiers administratifs : de ces choses-là, tout ce qui n’est pas indispensable rejoint la corbeille, puis la poubelle. Au bout de deux ou trois ans, les lettres ou documents intéressants font un si gros tas sur la table qui les accueille, débordant, croulant, que je les mets en boîte, puis en valises, puis en caisses en cave. J’ai commencé à tout conserver à partir des années 60. Il y a quarante ans d’amitié, de comités (Gallimard, revues, Po&sie, etc.). En 1996, contraint de déménager, je songeais soit à détruire, soit à transmettre (pour une poignée de dollars) à une université américaine. J’hésitais. La chance me fît rencontrer l’IMEC. Olivier Corpet me fit part de l’extension de son institut m’offrit la possibilité de contracter. Le transport eut lieu. L’archivage commença...

Il y a des trésors dans mon énorme dépôt ; je prends deux exemples : des lettres de Jean Paulhan un peu plus grandes que ces cartes qu’il comblait d’habitude de sa splendide graphie volontaire. Et un cahier manuscrit de la main de Jacques Roubaud... Mais où ?

Ma première bibliographie un peu détaillée, je la dois à l’amitié de Pascal Quignard, qui en esquissa les contours en 1975 pour le volume Seghers qu’il me consacra. J’entrai dans la cohorte des « poètes d’aujourd’hui ». Plus récemment dans celle des poètes d’hier : par le tome III de l’anthologie « Pléiade » de la poésie française (par les soins de Michel Collot).

Voici que grâce à Hélène Volât et Robert Harvey, par ce volume que vous, lecteurs, manipulez, et qui ne comporte pas, tout exhaustivement bibliographique qu’il entende être, référence à ce texte que vous lisez en ce moment même, au point de tangence du présent de ma scription « maintenant passé » en passant dans le présent de votre lecture, à son tour passée, et que sous la rubrique « Du carnet à l’archive », j’entre dans l’apparatus « scientifique » des écrivains — impossibilité « gödelienne » de l’autoréférence parfaitement bouclée ?

Signe, en tout cas, rassurant : que la chasse poursuite de « l’écriture » par sa registration (de l’écrivain par ses bibliographes), n’est pas achevée. Une biblio ne peut-elle être exhaustive ? Or il est vraisemblable qu’elle compte d’autres minuscules (et imperceptibles) lacunes — pareilles à celle que je viens de pratiquer, en racontant l’histoire des articulets marocains d’un pseudonyme « P. Martin » parce que le nom de jeune fille de ma mère était Pémartin !

Il y a un pullulement insurveillable de « petites » traductions. C’est fractal ! dirait le journaliste. Des interviews ou réponses à des questionnaires ou mini-interventions, dont les traces ont disparu. Les contours de ce que c’est qu’un objet « bibliographique » sont évanouissants. Songeons encore à ces quasi-livres, particules plus ou moins éphémères parfois, entrepris avec Bertrand Dorny : qu’est-ce qu’un quasi-livre ?

Ce sont parfois des variantes labiles, portées vers une matérialité de livre « fait main » à 3 ou 5 exemplaires, sans dépôt légal, même si vouées à « enrichir » une collection... Par exemple la mienne -parmi les 12 000 livres. Une réserve ; un antépurgatoire.

La finition est perfectible.

 

Du support

Et que va-t-il se passer avec la toile, le web, le réseau, les sites ? ! Nouvelles aventures du trans-fini ; récentes étapes : l’ordinateur pour écrivain, avec « l’imprimante ». Et le net. La « production textuelle » a pris un sens technologique qui n’était pas celui de l’expression dans les années 60-70. « Traitement de texte ». Hypertextuel. La souris accouche de montagnes. Montagnes de papier via l’imprimante. Qu’est le brouillon devenu ? Et la variante ? Balancée sur un « site », l’œuvre, ou fragment d’œuvre, citation à la fois réelle (écrite) et virtuelle, trace, et trace de traces de traces, dans les limbes durs du disque, la « littérature », et multipliée « en ligne » par des centaines de milliers d’« auteurs » devenus internautes, s’exponentialise, c’est le cas de le dire.

Sans raison sérieuse - ni futile - d’être anamnésiée, fonds sans fond d’une mémoire infinie qui ne « remontera » pas. La bibliothèque est en puces.

Est-ce cela qu’on appela naguère « immatérialité » - celle des « immatériaux » : matière, certes, mais sans gravité, antimatière d’anti-papier, masse « noire » plus considérable (?) que la bonne vieille matière ? Qui - heureusement - ne se changera pas en « papier ».

Pour moi n’existe « vraiment » que le palpable papier. Si j’étais un écrivain futur, de ceux qui n’auront jamais publié de livres-papier, mais balancé des phrases sur le web, me considérerais-je comme un écrivain ?

Je ne crois pas.

Le livre n’était pas un « support ». Le lisible du lisible sera toujours en quelque manière ce que vous ne verrez pas sur vos écrans.Octobre 2000

« Du carnet à l’archive »

 

Préface de Michel Deguy à Les écrits de Michel Deguy,
Bibliographie des œuvres et de la critique
1960-2000

par Hélène Volat et Robert Harvey
Paris, Editions de l’IMEC, 2002

 


 

Sur la traduction

Questionnaire Salon des revues, juin 2004
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1. Pourquoi traduisez-vous ?

Dès l’adolescence (presque l’enfance), traduire aura été ingrédient décisif (« partie intégrante ») de l’étude, du mûrir en travaillant, du devenir « sage-savant » (le sophos socratique, fixé comme idéal par l’éducation lycéenne du « bon élève »), de la vie : dès la 6eme en ce temps-là, ne l’oublions pas, commencèrent la version et le thème, latins, puis, en 4eme, grecs. Dès la 6eme (et avant) l’audition du latin d’église ; dès la 6eme, l’allemand (pour moi ; « wer will der kann »...). Et autres. Il s’agissait, toujours en même temps, de devenir sujet de sa propre langue, « maternelle », de ramener tout à elle, en elle. Sortir pour rentrer ; rentrer pour sortir ; excursions fructueuses.

 

2. Qui traduisez-vous ?

Chronologie de ce présent (« Qui traduisez-vous ? »), sur trente années : la philosophie européenne, pour la philosophie, surtout allemande (dans mon cas). Puis des œuvres poétiques européennes majeures ; pour faire « l’épreuve de l’étranger » (Hölderlin ; A. Berman). Le désir était d’entendre (un peu) murmurer « en langues » le génie de : Pindare, Hölderlin, Dante, Gongora, Kleist, Hopkins... et tant d’autres. Voici quelques étapes plus saillantes : les poètes américains (« Vingt et un », chez Gallimard, avec Cl. Roy et J. Roubaud). La Revue de poésie, de 1964 à 1968. Puis commença (1970) et dure, Po&sie chez Belin (nous sommes au numéro 107).

 

3. Qu ’est-ce qui vous a séduit dans les œuvres de ses auteurs ?

L’éloignement dans la proximité. La plupart du temps le désirable me fut indiqué, montré du geste, par un « autre », un tiers médiateur (comme dirait René Girard), par exemple mon ami de l’âge adulte, le poète chilien Godofredo Iommi : c’est par là qu’il y avait à rechercher « quelque chose », à aller-y-voir, du côté de ce qui pouvait se découvrir comme relais sur un chemin de... recherche, à déterminer : « appropriation du propre », dit Hölderlin. Tu ne me chercherais pas si ça ne te regardait pas.

 

4. Comment caractériseriez-vous les relations entre votre propre travail et les œuvres que vous traduisez ?

Empiétements ; délocalisations ; plongée dans l’obscur, le sérieux, la difficulté, l’idiomaticité, l’intraductibilité, l’impensabilité. La « relation » s’approfondissait avec les caractères de « la vérité » : multivocité, équivocité, pragmaticité dialogique, historicité, dramaticité, diversité intrinsèque, contrariété intime, etc.
« La traduction » n’est pas comme un intermédiaire qui s’efface entre deux autres interlocuteurs « principaux ». Mais un pôle, ou un « sommet », à égalité avec les autres dans une triangulation, comme par exemple dans la séquence : philosopher, poétiser, traduire. Ou : théologiser, traduire, poétiser, etc.

Dit d’une autre façon : par le traduire se découvre l’identité penser = parler = écrire. « Penser », c’est parler-en-langues, comme dit « l’Ecriture » néo-testamentaire.

Ou encore : il n’y a pas l’Esprit ENTRE les langues ; il y a les langues-littératures et donc le saut de la traduction d’une langue à l’autre, d’un pic à l’autre, d’un dictionnaire dans l’autre, si vous préférez, par un troisième, un quatrième, etc. Si vous ratez le saut, vous tombez, c’est tout. J’ajoute : l’universel (l’universalisation de l’universalité) se fait, se gagne, dans et par la traduction. Comment autrement ?

 

5. Est-ce que votre travail de traducteur a une influence sur votre propre écriture ? Si oui, comment ? Dans quelle mesure ?

Probablement. Là où croît le danger, disait l’autre, croît le secourable (« wächst das Rettende »...). Donc, dans le risque pris au traduire, qu’est-ce qui grandit et qui aide ?

Réponse : l’esprit de décision, pour juger / trancher ; l’audace dans l’emprunt ; le goût du cosmopolitisme ; la curiosité pour la différence ; l’habileté dans le procéder (exemple : le savoir-faire comme Pound) ; l’humilité, qui voit reculer les frontières de la bibliothèque ; l’énergie du désespoir qui mesure l’inachevabilité de la « tâche » (W. Benjamin) ; le sens et l’utilité du travail ensemble (l’expérience de la traduction collective fut très importante dans mon cas) ; « la poésie faite par tous » (Lautréamont). Et pas mal d’autres choses encore - ce qui fait beaucoup.

 

6. Quelle a été selon vous votre meilleure traduction ? Pourquoi ?

Je ne sais pas. Toutes assez bonnes ( = assez mauvaises). Quelques morceaux réussis, que j’ai pu intégrer à tel ou tel de mes recueils, comme une page « mienne » : Lucrèce dans Gisants, Hölderlin dans Figurations, etc.

 

7. Quelle a été selon vous votre pire traduction ? Pourquoi ?

Je ne sais pas.

 

8. Pensez-vous que publier de la poésie en traduction dans des revues littéraires plutôt que directement en volume est important ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ?

Très important. Nous entrons dans l’âge de la traduction. Développer ce point, ce serait évaluer l’importance et l’effet de la « mondialisation / globalisation » par rapport à l’existence et la nature d’une revue littéraire. S’il n’y avait plus qu’une « raison » de faire des revues littéraires, et en l’occurrence, de poésie, ce serait : pour traduire. En droit toute œuvre de toute littérature de toute langue de tout temps est devant-être-traduite. Tâche infinie.

 

9. Que traduisez-vous en ce moment ?

Rien. Je ne traduis plus ; traduire prend trop de temps. Ce n’est évidemment pas un principe. C’est une maxime provisoire. Jusqu’à la prochaine rencontre.

 


 

Jean-Marie Gleize : Article "Deguy" du Dictionnaire de poésie

(extraits)

 

Michel Deguy est d’abord (chronologiquement) un « philosophe », ou si l’on veut un « professeur » de philosophie et, après 1968, à l’université « expérimentale » de Vincennes, un professeur de littérature française, tandis que pendant tout ce temps il continue de devenir « le poète qu’il cherche à être », selon une de ses formules (assumée en première personne). Ces circonstances biographiques n’ont rien de secondaire ou de marginal au regard de l’œuvre et des « vérités pratiques » qui s’y déploient. Si l’on ajoute à cet engagement didactique le fait qu’il a appartenu au comité de lecture des éditions Gallimard durant vingt-cinq ans (1962-1987), été président du Collège international de philosophie (1989-1992), et de la Maison des écrivains (jusqu’en 1998), qu’il a fondé la Revue de poésie (avec le poète chilien Iommi, en 1964), puis la revue Po&sie en 1977 aux éditions Belin où il dirige une collection intitulée « L’Extrême contemporain », qu’il a été (brièvement) membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel (1962-1963), avant de l’être des revues Critique et Les Temps modernes, on comprend que Michel Deguy est non seulement l’auteur d’une œuvre poétique singulière et reconnue (il reçoit le Grand Prix national de poésie en 1989), mais un écrivain et un intellectuel soucieux d’être présent aux questions d’époque (voir, avec Claude Lanzmann, Au sujet de la Shoa, en 1990), et d’intervenir, par tous les moyens, comme enseignant ou comme éditeur, dans le tissu institutionnel, partout où se pense et se défend et peut se transmettre la poésie contemporaine. Comme il le confirme lui-même : « Je n’ai pas cessé d’être enseigné et d’enseigner. » On pourrait dire encore : au-delà de toute illusion politique ou morale, où s’est exténuée la tension avant-gardiste séculaire (« II faut inventer maintenant des arts poétiques sans idéologie, sans utopies adolescentes »), Michel Deguy est un poète qui se sait, et se veut, responsable, c’est-à-dire citoyen d’une à la fois idéale et très réelle République des Lettres.

 

« Autobiopoièse »
 

Dans le même temps on gardera à l’esprit le fait que le poète est loin d’être spontanément soucieux d’étalage et de précisions autobiographiques, même s’il professe par ailleurs que tout poème est « de circonstance », ou mieux poème de la circonstance, qui est la véritable « muse », ou encore de l’invention de la circonstance (« Continuons d’appeler (poétique) une certaine invention de la circonstance, une manière d’emporter le morceau ; l’intrusion de la parole déplacée qui, de le déplacer, inscrit le moment »). En 1981, l’une des sections de Donnant donnant s’intitulait « Autobio et Cie, ouverture du chantier » : le sujet n’advient qu’autant que la poésie se fait et le fait, c’est en écrivant le poème que Michel Deguy devient le poète et le sujet qu’il cherche à être : « La poésie était là avant moi : langue, langage, corpus, et elle me pose mon énigme dans la rencontre ; c’est à moi que tu as affaire, chiffre-t-elle en énigmatique ; tu y deviendrais un "homme", un sujet qui parle, un pronom. Qui suis-je ? à répondre en devenant le sujet du poème » (Jumelages, 1978, dans un fragment pour lequel Michel Deguy construit précisément le mot « autobiopoièse »).
 

Il y a par ailleurs un lien entre la poésie comme tombeau de la circonstance, comme relation permanente de et à ce qui a lieu, et retour de la poésie sur elle-même, réflexivité, entretien du souci métapoétique. Dans son livre sur Du Bellay, en 1973, Michel Deguy rappelait que Du Bellay avait désacralisé la poésie, pratiqué la « banalisation autobiographique », « quitté les grands genres », laissé le haut lyrisme à Ronsard, et montrait que c’est à la faveur de cette « profanation » que la poésie a pu se rapprocher de « cette capacité qui sera pensée comme son essence : l’inquiétude de l’interrogation de ce qu’elle est ». Michel Deguy n’a pas cessé, quant à lui, depuis ses premiers livres de poèmes (Les Meurtrières en 1959, Fragments du cadastre, prix Fénéon en 1960), de poursuivre la poésie comme question de la poésie, comme interrogation en « actes » des comment et des pourquoi du faire et du poème (« Le poème, ce petit objet rétif, miniature de microtraces d’événements mentaux qui n’intéressent personne, ce petit rien que savait Mallarmé... »). L’œuvre est indissolublement théorique-poétique (La poésie n’est pas seule, en 1988) et poétique-théorique (Donnant donnant, en 1981), sur le fond d’une vigilance à la vie du genre en ses contextes et l’on pourrait parler ici d’une conscience sociopoétique - Michel Deguy dirait une « lucidité désolée » - qui est loin d’être le fait de tous ses contemporains poètes : « Estimée par quelques-uns, méprisée par beaucoup [...] indifférente à la masse, inconnue des neuf dixièmes, elle [la poésie] n’est pas sans ennemis : elle recherche l’hostilité pour se définir, des adversaires pour se limiter. Elle se divise contre elle-même pour ne pas régner. »

II faudrait ajouter qu’elle est « géo-poétique », voyageuse en son principe, tentative impossible pour « cadastrer » tout le terrestre (d’où par exemple le « poléoscope » ou observatoire des villes, suite de petits textes rassemblés dans Aux heures d’affluence, en 1993), d’où encore cet emblème, la rosé des vents, redessinée en rosé des langues de Paris dans Jumelage, instituant le travail de poésie dans l’espace, confirmant l’activité polyglotte, le goût des avions, la boulimie toponymique. Le programme, impossible mais insistant, des Fragments du cadastre, était de répondre au souci rimbaldien de l’alliage du lieu et de la formule par la lecture poétique et phénoménologique d’une « coupe de visibilité », impliquant une pratique endurante du départ et du parcours, non sans qu’en même temps s’effectue un retour critique (très proche encore ici du Rimbaud des Illuminations) contre un « tourisme », figure réductrice et conditionnée, liée au marché des horreurs (économiques) : « aéroport aux cloisons étanches », « chambre stérile du Sheraton », « excursion aseptisée permise qui donne l’illusion d’embrayer sur un dehors par la représentation aux hublots des signes du dehors ». Ça n’est pas la moindre des spécificités de cette poésie savante que d’être aussi une poésie violente, polémique, contre la réduction du réel à sa représentation et cette représentation à une sous-représentation : Disney-World, « toute chose zoomée en spectacle vitrifie-vitrine ».

 

Une « poéthique »
 

Elle a par ailleurs, dans l’ensemble contemporain, une tonalité singulière qui est sa proximité au penser-philosopher, d’une part, sa façon de réécrire, avec et après Heidegger, la question hölderlinienne de l’habiter poétiquement un monde inhabitable et, d’autre part, son engagement politique-éthique. La poésie, donc, est une façon de dire qui parle d’être, et de façon d’être, mais il va de soi qu’elle n’est pas absolument coïncidente au penser philosophique, elle poursuit, elle emporte : Michel Deguy serait philosophe « avant » d’être poète en ce sens que selon lui la poésie s’avance encore au-delà : « Au-delà de la phrase et de la stase où se pose la pensée philosophant, la poésie "emporte" la métaphysique ; elle pénètre dans l’inéclaircissable. La philosophie : pour disposer à la poésie. »
On ne peut la dire non plus, si profondément affairée qu’elle soit, avec la philosophie, à l’entretien des questions premières, séparée ni sépa-rable, hors de la Cité, mais liée au contraire à l’événement du social, du dialogue, impliquée et active dans la résistance au devenir culturel de tout, à la transformation en spectacle de la culture. C’est en ce sens que Michel Deguy avance les notions de poésie et de poétique généralisées. Une poésie et une poétique que tout intéresse (à l’opposé des thématiques restreintes ou spéciales). Et donc une poésie critique : « Si tout le social devient ou est devenu culturel, alors l’œuvre d’art, ou l’art en tant que principe de transformation, doit transformer le culturel. »

 

Le « penser-comme »
 

Spécifique encore, dans ce paysage, est la double distance prise par Michel Deguy et à l’égard du formalisme et à l’égard des illusions réalistes. Il se montre en effet plus que méfiant à l’égard d’un formalisme dur (poétiques du tout textuel ou tout prosodique, autotélisme, autoréférentialité) contre quoi il maintient que la poésie réfère, parle du monde, de ce qui est. C’est de ce point de vue également qu’il repère une des tentations, voire des perversions majeures du modernisme ou postmodernisme poétique, tout occupé à démembrer le corps d’Orphée. Le poète moderne (d’autres diront « expérimental ») « en est un qui a isolé et démesurément agrandi un des éléments dont la composition de l’harmonie avec tous les autres faisait sécu-lairement l’étoffe poétique : pour celui-ci, la poésie c’est le phonème ; pour celui-là le tiret ; et celui-là les injections d’Américain. Comme en peinture, l’un prend le cadre pour cible ; l’autre la géométrie, ou le monochrome... ».
D’un autre côté, il exerce sa lucidité critique à l’encontre des formes diverses de réalisme, modèles si puissants dans la poésie en France depuis la guerre. Il n’est pas sûr que la poésie puisse dire le réel, le monde, qui se propose en effet à nous comme énigme à élucider ; le transfert au langage ne peut que, le conceptualisant, l’abstraire, le tuer, l’absenter. La poétique de Michel Deguy peut se comprendre à partir de là : il s’agit d’affronter lucidement ce défaut, pour transformer la défaite en projet. Écrire le poème, ce sera approcher du monde, de l’objet, par la comparaison, le penser-comme. Car toujours et de toute façon la poésie « est référentielle » (c’est-à-dire « déférente, afférente, conférente, transférente »), toujours elle consiste, pour le poète, à se tenir en ce lieu « d’où voir comme quoi est ce qui est » : l’acte de mettre ensemble les choses, et les mots, est bien le cœur de cette entreprise, non pour exhumer une affinité qui serait déjà dans le réel (enfouie, cachée) et qu’il n’y aurait plus qu’à révéler, mais pour produire cette affinité, susciter une relation neuve, en préservant les différences. La comparaison (c’est-à-dire la poésie) protège ce que chaque chose, chaque terme, a, en fait, d’incomparable. Il est essentiel d’insister sur ce point, parce que nombre des réalismes poétiques contemporains déclarent viser une poésie sans images. Michel Deguy, tout à l’inverse, revendique hautement l’image, la figure, la logique du « comparatif » comme le propre du dire en poésie, lequel n’a rien à voir, on s’en doute, avec la réponse du roman mimétique (qui relaie ici les écrans télévisuels) au désir de consommer des « images », à l’iconophagie et l’iconolâtrie universellement partagées : « Ce besoin de voir toujours plus de visible dans le visible, de "visionner" l’épaisseur visible du vu, de s’enfoncer dans l’étoffe de visibilité du moindre spectacle, de se rouler par les yeux dans cette chair du monde. » De même qu’il y a prose et prose (comme l’indiquait le titre de l’Hexaméron pour désidentifier prose et roman néonaturaliste), il y a image et image : l’image-figure en poésie telle que la conçoit et pratique Michel Deguy, donne à la pensée non abstraite « de la relation entre perçus, de l’entre, de l’être ensemble, d’une unité multiple non associative ; une image sans doute, mais au sens maintenant d’une intuition de la manière d’être l’une-avec-l’autre et l’une-par-1’autre de choses qui ne soient pas la somme de leurs parties objectales côte à côte ».

 

De la langue
 

Mais la nouveauté des relations implique un travail de la langue, des relations dans la langue, du relatif entre les mots et entre les différentes couches ou dépôts de sens à l’intérieur des mots, la poésie est appropriation de la langue par un sujet, modification sensible de l’idiome, recherche des intensités par torsions, distorsions, travail de dénaturalisation. Michel Deguy invente ou refait des mots, les « trouve » c’est-à-dire les travaille en les conjointant ou en les creusant, il archaïse, étymologise, ne cesse d’activer le lexique, de faire venir les langues dans la langue, de métisser tout ce qu’il peut : de la prose en poème, du poème en prose ou en proses. Car aussi bien la langue commune est malade, paralysée, dévitalisée, stéréotypée. Dans Le Comité par exemple, Michel Deguy fait le point sur l’affaiblissement, voire la disparition, dans notre environnement (« notre scène, le social fantasmé, sonorisé, publicité, marketisé »), de la phrase : « Le langage social, modélisé par les syntagmes-slogans publicitaires, et à sa suite le langage politique, s’est précipité, étalé dans la sémiotique du panneau, juxtaposé et homogénéisé à la chaîne communication-information-diffusion-vente, à tous les écrans "mobilier" de la Ville-Ecran. » Contre quoi la poésie de Michel Deguy (et toute poésie selon lui) est un « discours sur l’état de la langue », en même temps qu’elle effectue une série d’opérations pour sa remise en marche. D’où son apparente difficulté, sa trompeuse opacité, ou préciosité, contrevenant par définition aux attentes, habitudes et automatismes du lecteur. Parce que le dire poétique « néologise » par définition ; il ne répond pas seulement, par résistance à un affaiblissement ou à une dégradation, il s’autorise aussi de l’usage commun, sauvage, inventif, de sorte qu’il se trouve en phase avec la réalité vivante de la langue, avec sa plasticité « populaire » : « Les audaces de la poésie sur les mots, dans les mots, coupures, apocopes, dislocations, etc., sont "permises", id est escortées, annoncées, consommées, par les amusements incessants de l’époque, du lycée aux cantines, une témérité générale, souvent gamine, qui érode, sigle, gouaille, néologise, emboutit..., qui n’arrête pas d’(é)luder la langue. »

Un des aspects les plus spectaculaires de ce ludisme créatif chez Deguy est précisément sa façon d’en user avec le lexique, conscient du « démon » qui l’habite : ainsi, par exemple, le tout dernier paragraphe de Donnant donnant, au terme d’un texte pour le peintre Kermarrec : « Passant en mots, j’ai répondu de ma concoction à sa pesée - essencemencement est l’un, que me chuchote le démon de la néologie agglutinante. » II serait évidemment abusif de réduire ce travail des mots à l’introduction de néologismes, si pesés-pensés soient-ils, ou de réduire la passion néologisante à une manière de virtuosité verbale, il y va de bien autre chose que Michel Deguy désigne de façon très précise dans ce qu’il dit du style philosophique de Jacques Derrida, mais qui concerne de toute évidence au premier chef sa propre façon d’être à l’auscultation de la signifiance. Cet air, écrit-il, ou style de la déconstruction, « jongle, emplit, le sème d’un sens en expansion littérale, dilate un registre, phonético-sémantique, en famille de significations et d’échos, par association de signifiés (significations) attirés par une sonorité complexe, et ses répercussions dans la langue, qui se condensent en ce point singulier : le mot... » (recueilli dans Passage des frontières, Galilée, 1993). Mais si frappante que soit cette ré-animation du grand dictionnaire, provoquée par et accompagnant l’effervescence conceptuelle, et si essentielle que soit pour lui la part du mot dans la relance énergique du poème, la poésie de Michel Deguy n’est pas lexicaliste (comme l’est en partie celle de Francis Ponge par exemple) : s’il déplore la perte de la phrase, c’est que la phrase est le lieu et le véhicule de la pensée articulée, de la proposition : « II peut y avoir phrase sans vers ; c’est de la "prose". Peut-il y avoir vers sans phrase ? C’est la difficulté, si le poème est une affaire de proposition. C’est ce que la poésie contemporaine a souvent risqué : mais comment distinguer tels locutions ou syntagmes aphrastiques, disloqués, de ce qu’on appelait "corruption" de texte, ou affaissement, lacunes, trous de faiblesse, déficit plutôt qu’excès ? » Il y aura donc, chez Michel Deguy, à partir de ce soupçon porté à l’égard du fragmentaire, du glissement hors sens, in-signifiant, une logique, une rhétorique, un déploiement phrastique en un mot, toujours, effort de syntaxe.

 

Le poème
 

Michel Deguy, « écrivain à poèmes », ne cesse, en poèmes et en théorie du poème, de se poser la question : quel est « cet étrange objet contradictoire, constitué en langage mais à l’écart des lois langagières, de renonciation, de la discursivité, de la diction, de l’inscription... ». Aux heures d’affluence (1993) commence par ces mots : « Je vous dois la vérité en poème. » Michel Deguy est de ces poètes pour qui le poème existe. Mais il faut aussitôt remarquer deux choses : il est rare que dans ses livres de poèmes il n’y ait que des poèmes. Le plus souvent le poème entre en composition, confrontation, dialogue ; il reste « poème », objet identifiable comme tel, dans ses limites formelles particulières, mais il est en quelque sorte intégré, dans un vaste système (et ceci est vrai à l’échelle d’un livre comme de l’œuvre tout entière) où toutes les façons d’écrire, où tous les états du rythme se côtoient et s’interpellent. Ensuite, il ne faut pas attendre, de la part de Michel Deguy, une définition étroitement formelle du poème ; il dira de quoi le poème est fait, « le poème est fait de séquences où s’indivisent image, figure, rythme. Il faut entrer dans l’indivision », et ce que fait le poème, à quoi il m’invite, à la fois logiquement et amoureusement, selon le double sens superposé du mot « proposition » : « Appelons proposition la phrase. Le poème fait des propositions. » Un lieu d’échanges, de transactions, d’extension-expansion des choses, des choses communes et comme-une. Figuralement : « Un filet-réseau de possibles tendus au-dessus du monde. » Si le poème ne se définit pas davantage c’est qu’il ne cesse de chercher-trouver ses définitions, ses indéfinitions. Pas une page de Michel Deguy qui n’en fournisse un fragment. Si l’un des caractères de la modernité est, selon lui, la « généralisation de la figure », peut-être pourrions-nous dire que ce qui caractérise la pensée-pratique de Michel Deguy, c’est la généralisation de la poésie et du poème, ou la généralisation de la définition du poème, en anamorphose perpétuelle : le filet-réseau peut tout aussi bien devenir une porte, ouverte sur le monde, battante, à tous rythmes, à tous franchissements de seuils, à tous courants d’air.

 

© Jean-Marie Gleize

que nous remercions de son autorisation amicale

 

Extrait de l’article “Michel Deguy” in Dictionnaire de POESIE de Baudelaire à nos jours, sous la direction de Michel Jarrety, Paris, PUF, 2001.

 


 

Andréa Zanzotto : préface à Gisants *

Dès ses premières œuvres poétiques, Fragments du cadastre (1960) et Poèmes de la presqu’île (1962), la figure de Michel Deguy se caractérise par une vaste inquiétude de la réflexion, vouée à saisir à sa racine quel aspect de l’existence et du monde est transporté dans le monde et dans l’existence par l’acte d’écriture, entendu dans le même temps comme acte créatif et comme acte cognitif. Son activité, au reste, a toujours su préserver, sur le mode de la contamination et de la connivence, une multiplicité d’intérêts intellectuels, critiques et philosophiques, qui attestent, de surcroît, d’un rôle de premier plan dans le champ culturel, auquel ont également contribué des fonctions éditoriales chez Gallimard (le volume Le Comité, de 1988, constitue à cet égard un témoignage important).

Tout au long de son œuvre s’est manifestée, de plus en plus, une vocation à remonter ces chemins où, dans l’acte de création littéraire, se nouent les moments différents et coexistants de la réflexion, de l’invention, de l’attention perceptive, jusqu’à ce point où, dans les œuvres de la maturité, telles Donnant Donnant (1981) et Gisants (1985), se réalise une vertigineuse tessiture de registres et de tons qui tendent à relier et à superposer la méditation conceptuelle à l’émotivité, l’imagination à l’autoanalyse — pour ainsi dire « bifocalisée » — du sujet narrateur, qui reste dans le même temps l’agent de toute cette opération.
Deguy est un de ces poètes qui rendent l’écriture perceptible non seulement comme un « dire », mais encore comme un « faire » qui produit un phrasé très proche du « dire » de la parole commune, et qui inscrit cependant dans la parole commune la persistance d’un vécu, quelque chose que la parole transporte avec elle et qui demeurerait, autrement, invisible. Il creuse, jusqu’à la limite du sens, dans la matière qui constitue le véhicule verbal de la communication. Et, pour jouer ce rôle, l’écriture doit se transporter dans cette marge où elle risque de s’interrompre et de déborder hors du champ de tension qui la définit dans les limites d’un genre, d’un ton, d’une attitude et d’un cadre lexical identifiés.


Tout cela se réalise pleinement dans le récent
À ce qui n’en finit pas (1995), où l’immédiateté de la voix, d’emblée si proche, persuasive, brûle les scories de la complexité avec laquelle le livre se construit, pour aboutir à ces douloureux confins où la parole et l’expérience se séparent, parce que ce dont on parle — la mort de l’autre — ne survient pas comme expérience mais plutôt comme privation d’expérience.

Depuis ce livre si intense, qui oblige une fois de plus à changer de point de vue, je porte de nouveau mon regard sur l’œuvre de Deguy. Je ne suis pas un critique, ni un vrai lecteur : et même, d’une longue phrase, ma mémoire retient peu de chose, c’est pourquoi mes poèmes ne sont pas mémorables, et se défont dans l’instant même où ils se font. Déjà hier, comme aujourd’hui dans la vieillesse. Et il m’est difficile de parler d’un poète comme Deguy, de son immense gamme d’intérêts, de sa façon de courir le monde comme un qui serait piqué de la tarentule, et avec joie, un qui poursuit, tout en niant qu’il poursuit : je crois qu’il me serait presque impossible de demeurer dans ses parages. À coup sûr, maintenant qu’est apparu son « non-livre », « non-poème », « non-temps », « non-éternité », jamais jusqu’ici écrit par personne, la somme, peut-être, de toutes ces contradictions ; tout le canon ancien, pour veiné et bariolé qu’il ait pu être par une passion-pulsion, à la fois d’écureuil et boulimique, reste en suspens, en une anorexie mystérieuse. En apnée.
Revenir à un livre comme Gisants équivaut, maintenant, à revenir en arrière : sans aucun doute à un autre mode d’être, à une vitalité plus libre, plus invitante que jamais. A une allégorie légère, qui rend parallèles le cours du fleuve et le flanc de l’aimée et qui, même si elle dénonce, ou fait allusion à une rupture ou à un changement de registre dans l’amour, demeure ruisselante d’une ambrosiaque génialité poétique « primordiale ». Eros y brode et s’y insinue partout, même dans les hautes méditations métapoétiques, métalittéraires, déchirées par l’oxymore qui ne fait jamais défaut, et jouées en une intrigue très nerveuse où, des figures de la rhétorique aux détritus ou lambeaux d’un christianisme paradoxal (« eppheta » ; « 0 mort, où est ta défaite », contre-chant du paulinien « Mort, où est ta victoire ? »), on aboutit à une poursuite de presque toutes les expériences poétiques-en-prose possibles. La référence au « gisant », statue sépulcrale, se configure constamment comme un oxymore en regard des thèmes traités.

Je trouve que cet ouvrage de Deguy est étroitement apparenté à ces expériences (de Char à Bonnefoy en passant par Celan) qui, dans l’après-guerre, virent pointer une nécessité absolue de poésie, qui toutefois ne pouvait être conquise qu’au prix de « terroriser » le territoire frontalier entre vers et prose, poésie lyrique et balbutiement, invention et procès-verbal, tout en se laissant terroriser en retour par celui-ci. Deguy semble cependant vouloir en arriver à une inscription du texte à la confluence du discours-récit, qui participe aussi bien de la réflexion théorique que de la verticalité lyrique.

On doit, à ce propos, se référer également à Derrida et à son « école », à ce qu’ils ont dit et fait sur la page, à leur exemple d’écriture (elle-même toujours « exemple » et « greffe » et « superposition ») : ce mouvement qui conduit à exhiber les règles de construction du texte pour ensuite les transgresser (comme on ne peut pas manquer de le faire) au fur et à mesure que surviennent les mots et, à chaque fois, leur irrépressible déplacement d’un pan de monde.

Dans la direction de l’écriture, il peut également arriver que le sujet agissant au sein du discours se comporte comme un locataire qui, afin de mieux connaître la maison qu’il habite, décloue, démonte et empile dans un coin tout le matériau dont elle est faite.

Mais Deguy voit (et donne à voir) la limite de ce procédé et l’ouverture d’un écart abyssal : la poésie existe aussi longtemps qu’elle préserve son « proprium », qui est absolument en porte-à-faux vis-à-vis de /’écriture, même lorsqu’elle entretient des complicités majeures avec celle-ci. On rencontre alors une poésie comme naissant de la prose, dont la prose crée le « lieu », mais qui doit nécessairement sauter, ensuite, dans un style, un phrasé différent : « le bateau, pour être ivre, ne doit pas faire eau de toute part ; doit demeurer (« demeurant » pourrait être un synonyme de gisant,) distinct de l’élément qu’il affronte, parcourt, invente : demeurer bien assemblé, pour affronter selon sa loi le parcours dans l’étrange (p. 71). »

Bref, tous les dispositifs et les petites machines textuelles qui ont caractérisé une époque de la culture française sont présents (ainsi, par exemple, le titre qui prend un sens au fur et à mesure que le texte prend forme, le saut entre homophonie et hétérogra-phie, le matériau de rebut de l’expression soumis à un « traitement » philosophique, etc.). Mais ils sont cependant construits avec un sens de la forme — mesure et tension — qui reste éminemment et viscéralement littéraire.

Autre contradiction en regard de Derrida, chez qui la persistance d’un écart de « genre » entre poésie et prose semble demeurer centrale : l’informel de son écriture, consciente de l’impossibilité de franchir la limité, fût-ce dans un équilibre instable ouvert au « poétique », un hasard aujourd’hui contraignant pour l’identification d’une « philosophicité » différente.

S’il est vrai qu’il est aujourd’hui difficile de dire ce qu’est la « poésie », sinon une certaine tension du dire, un certain pli que prend le dire pour parvenir à montrer encore quelque chose de ce que nous avons toujours sous les yeux, Deguy voudrait montrer, avec Gisants, tout à la fois l’artifice et la nécessité naturelle du poème. Et il veut le faire en maintenant en évidence l’intentionnalité qui préside à cette opération. Mais c’est ce qui produit des zones de résolution incomplète : nécessité et évidence de l’intention s’obscurcissent parfois réciproquement — à la différence de ce qui se passe dans le Thrênos pour la mort, la mort de l’Epouse, où nécessité et intention brûlent dans une seule et même « mise à feu », mise au point.

Gisants est un livre destiné à rester ouvert, fragmenté dans ses sections, entièrement construit et libre, qui évolue précisément à l’horizon d’un goût et d’une culture relativement répandue en Italie, aussi, mais qui n’y a pas donné des fruits de cette sorte. D’autre part pour nous, Italiens, tout le Dante stilnovistico et les références à la Vita Nova, y compris avec ses éléments d’horror (le premier sonnet), à Béatrice, au salut, au thème de la santé-salut tel que nous le retrouvons dans Actes (1966), deviennent particulièrement aigus et séduisants : et l’on peut dire que cela advient de façon analogue, puisque le salut de la présence est ici un salut d’adieu, pour d’autres situations fondatrices qui apparaissent dans Gisants.

Gisants : mais qui sont-ils ? Qui gît ? Quelqu’un comme Deguy peut-il véritablement en parler ? Non, il ne le pourrait pas. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il le peut — qu’il le doit —, et qu’il doit entrer en lice. Elles sont si nombreuses, les manières par lesquelles les êtres et les lignes d’horizon plus ou moins concordantes avec les profils des êtres s’imposent, avec le retour insistant des proses et des poèmes et de leurs doubles-faces. Deguy se déplace sur le champ par chacune de ses fibrillations, initiative culturelle, pratico-culturelle : ils sont là, ses déplacements incessants à la recherche du monde qui n’est pas, justement « parce qu’il n’est pas là », parce qu’il est simulation, acidification, destruction et ravaudage de chiffons et rien d’autre. Le mythe de l’Amérique comme « altérité absolue » source d’altérité, en raison de son rapide et continuel passage du faire au penser et du penser au faire — ce vertigineux pragmatisme, cette autodigestion-invention presque ininterrompue (jusqu’aux paysages des sciences-fictions torves et globalisantes), devient l’horizon-confrontation nécessaire.

Quelle énigme se dissimule donc dans l’attention de Deguy pour le gisant qu’il devrait effleurer à peine, comme l’exigerait l’organisateur culturel, le traducteur, l’expert en des matières très disparates bien que toujours reliées à la poésie : une reconstatation que démentent, sans relâche, tant de « conversations », d’accrochages, de superpositions ? D’après le théorème de Goedel, nous sommes tous des gisants : i/ n’y aurait donc pas de metaphérein, de vitesse ni d’acharnement plus ou moins joyeux qui nous fasse sortir du système dans lequel nous sommes inclus ? Ou peut-être que si, la poésie. Qui, pour cette raison, importe et « n’est pas seule » ? Peut-être que ses tensions anamorphiques, ses singularités comparables à celles de la physique sont capables d’identifier un interstice depuis lequel l’observation, la méta-méta ou, encore mieux, l’observation par le comme-comme se distingueraient ?

Sidéralisation, parcours du combattant à travers chaque figure de rhétorique, paix et guerres d’un amour se transforment en ce livre comme des concrétions acérées prêtes à se dissoudre, des attestations répétées dans lesquelles la poésie s’insinue, et qu’elle ébranle de son propre questionnement. Et avec elle entre cette frénésie qui lui fait pendant, peut-être pas si opposée à celle de l’ennemi, fût-il "américain", tant il est vrai qu’il n’y a pas d’équivalence, et encore moins d’équipollence.

Gisants, donc, naît aussi à l’enseigne inaliénable d’une éthique générale et souverainement endolittéraire, raison pour laquelle le terme de poéthique nous paraît infaillible, et loin du simple jeu de mots.

Mais, encore une fois, qui sont les Gisants ? Chacun est-il inévitablement enclos dans son gésir destinai, en dépit de son mouvement conscient même, ou de l’absence de mouvement qui est œuvre de mort consciente, mort intérieure, crime partagé dans l’inconscience avec mille autres, ou au contraire point d’appui, hostilité à l’horrible souricière capitaliste d’aujourd’hui, et pas seulement d’aujourd’hui ?

À travers les différentes sections du poème, ces gisants trouvent peut-être dans la section « L’Effacement » leur vrai sens, fût-il changeant du fait de facteurs non négligeables, par cette « Dédicace » : « Je ne peux écrire ton nom. Les lois l’interdisent. Ayant écrit ton nom, je dirais que je ne le dirai jamais et ainsi le cèlerai-je. Tu es ma chresmologue. Il est écrit que s’accomplisse ton vœu que j’écrive un gisant. » Mieux expliqué dans le gisant qui suit, « Front contre front », et encore page 68, une situation psychologico-érotique, ou fortement surréelle page 74. On trouve même, page 83, une scène réaliste de querelle et de rupture en vers : et néanmoins, à travers tout le livre, scintille çà et là la lumière convergente des corps gisant (dans l’amour) avec leur configuration de paysage.

Ce qui prédomine de toute façon, c’est le récit, qui n’est ni récit ni « poème », ni pure théorèse ni prose ornée, et qui semble fuir les rythmes, même si ce sont précisément les rythmes qui donnent souvent à la prose sa robustesse.

De conclusion, il n’y en a pas. Il ne peut y en avoir. Le congé se défait en congés successifs.

Je reviens un instant aux gisants-statues. Nous en sommes tous, même si nous croyons ne pas l’être : Je me permets de le dire, en tant que compagnon de temps, sinon véritablement de route, de Deguy. Et, comme lui-même possède un cadastre à sa mesure, chacun possède un lieu qui le tient debout pour regarder un moment le monde et, aussitôt après, que nous nous déplacions ou que nous ne déplacions pas, de ce lieu il est à nouveau aspiré vers le bas.

Oui je le dis, ici, je ne suis pas critique littéraire, je ne suis pas homme de lettres, mais comme quelqu’un qui s’est presque toujours déplacé seul par la pensée, je me retrouve moi aussi dans le gésir de Deguy. Pire qu’une statue gisante, je me suis senti, et je l’ai écrit, devenir comme « vissé, boulonné, comme changé en cul de plomb1 ». Aujourd’hui mon gésir me fait mal, très mal, très cher Deguy. J’en étais presqu’au point de dire « diem perdidi », contrairement à toi qui, aujourd’hui encore, après l’affreuse césure, trouves la force de te mouvoir pour dire l’indicible, pour témoigner qu’il n’est pas vrai que « ni la mort ni le soleil ne peuvent se regarder en face ». Honneur à toi, pour avoir suggéré et osé un regard latéral qui, tout en affirmant l’ineffaçable de tout deuil vrai (et il n’est pas nécessaire que ce deuil naisse de la brisure d’un lien de toute une vie), nous prépare, nous pousse presque à une guerre ou, encore, à une reddition, pour pouvoir dire aussi à la mort qui se tient victorieuse devant nos yeux, lui dire avec saint Paul : « Mort, où est ta victoire ? » Au prix d’annuler la distinction même entre mort et vie, temps et non-temps, en quelqu’un ou quelque chose qui « n’en finit pas », hors de toute hallucination, de toute illusion.

Andréa Zanzotto Traduit : de l’italien par Philippe Di Meo

1. Cf. Andréa Zanzotto : La Veillée, Comp’Àct. 1995.

* La préface d’Andréa Zanzotto vise moins le présent recueil qui a Gisants pour titre général que le volume original Gisants paru en 1985. Elle se réfère souvent au livre A ce qui n’en finit pas édité au Seuil en 1995, que cette anthologie ne retient pas. ainsi que le souligne l’avant-propos de Michel Deguy.Préface extraite de Gisants, poèmes III 1980-1995, Paris, Gallimard, collection Poésie, 1999.
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21 novembre 2005
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