François Durif | Ici remue

Ici remue (extrait)

Avoir quatre cents mètres carrés pour s’étaler, mettre à plat ses archives, surplomber sa vie en ses résidus de papier, cela ne m’arrivera pas deux fois. Au moment de le vivre, je le savais déjà. En revanche, je ne pouvais soupçonner ce qui allait suivre : le grand repliement du printemps, la menace du virus, l’espace-temps qui, soudain, allait se retourner comme gant.
Et les titres des livres familiers qui font cercle autour de moi me regardent : La Vie dans les plis, Le Métier de vivre, La Vie matérielle, Tropismes, Crépuscule des idoles, Malone meurt, Loin de moi

Donc, rien ne s’est passé comme prévu – avant, pendant, après – et c’est très bien comme ça, parce qu’une performance, en plein milieu d’une résidence, ce n’est rien d’autre qu’un moment de vie, une décharge d’humeur, une tentative de sortie, ce que Ponge appelait une « tentative orale ». Ça ne se répète pas, on n’est pas au théâtre, on est pris dans la vie et ses remous, et puis c’est tout. À tout moment, on peut s’interrompre, buter sur son vide, avoir un blanc, bifurquer, faire part de ses trouées comme de ses impasses.

Une fois que l’aire de jeu est apparue au sol, je me suis senti plus confiant quant à la parole qui pourrait advenir en son sein. J’étais comme chez moi, sur mon terrain : un terrain de fouilles à ciel ouvert, avec une épaisseur de temps au-dessous et un volume d’air au-dessus. Les amis ont répondu présents, leur attention m’a porté, j’ai évoqué aussi les absents. Dans ce laps de temps, je n’avais qu’à ouvrir la parole à tous ses ricochets, sortir du cercle des livres, déplacer le sarcophage biographique, convier les vivants et les morts, et sentir le moment où ces derniers allaient me couper le sifflet.

Et le cadeau, l’irruption du présent, ça a été la venue impromptue de la mouche, le moment qu’elle a choisi pour me réveiller, la soudaine attention qu’elle a réclamée de ma part. C’est par elle qu’est entré le silence, suivi d’un rire. Comme c’est la mouche qui m’a remis à ma place, il me revenait de lui accorder la sienne. Ça m’a rajeuni d’un coup, ça m’a rendu la joie – la joie simple d’être en vie, et de faire ce que je veux de ma vie, sans me soucier du lendemain. La vie d’artiste, il ne faudrait pas non plus la mettre sur un piédestal, ce n’est pas mieux que la vie d’une mouche : on n’est artiste que par moments, le reste du temps, on est aussi agaçant qu’une mouche qui tourne autour du pot. Du reste, on n’agit que dans les intervalles, et l’on cherche aussi la brèche par laquelle s’évader.

C’est pour cela que Marjolaine Grandjean – auteure de ces images – et moi – le mec qui se débat avec ses fantômes –, nous avons décidé de mettre en avant cette séquence : ce que j’appelle dorénavant « le moment de la mouche » – avec, bien sûr, ce qui précède et ce qui suit –, et les micro-remous qu’elle a produits dans l’espace et dans le temps, comme dilatés. C’est elle qui fait entendre le titre autrement : Ici remue. Mis à nu par la mouche, même.

C’est l’occasion de dire merci à celles et ceux qui ont rendu possible ce moment. Ils/elles se reconnaîtront. Et merci la mouche ! Peut-être, à cette minute-ci, n’est-elle déjà plus de ce monde. Entre-temps, j’ai appris que la durée de vie d’une mouche domestique mâle – à haute température, basse activité, adulte – fluctue entre trois et quatre semaines. Plus d’un mois s’est écoulé depuis ladite performance, autant dire une éternité. Le temps que vive et meurt une mouche. Une vie, une. Je me souviendrai de la mouche. Toute ma vie. Et c’est par elle que je m’échapperai à nouveau.
  

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4 avril 2020
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