Michel Deguy et la revue PO&SIE
En 1977, Michel Deguy fonde et dirige la revue Po&sie, revue trimestrielle, publiée aux éditions Belin.
Le premier comité de rédaction de la revue réunit Jacques Roubaud, Michel Chaillou, Robert Davreu, Alain Duault, Jean-Pierre Iommi, bientôt rejoints par Pierre Oster et Claude Mouchard.
En 2002, avec la revue Po&sie, Michel Deguy organise un colloque international sur la poésie à la BNF.
Dans cette partie, on lira l’introduction aux vingt ans de Po&sie (quatrième de couverture), un sommaire des trois premiers numéros, ainsi qu’un extrait du cycle des conférences Po&sie à la BNF : Qu’entend-on par poésie aujourd’hui ? par Michel Deguy.
(SR)
Quatrième de couverture 20 ans de PO&SIE, Paris, Belin, 1997.
La revue PO&SIE a 20 ans. Tout en entrant, donc, dans sa jeunesse, elle a beaucoup de souvenirs : plus de dix mille pages. Parmi lesquelles comment choisir, pour rafraîchir en juin 1997 cette jeune mémoire, fut la question. Mille coups de dés n’abolissent pas le hasard et tous les auteurs, puisqu’élu chacun en son temps, prétendaient à la réapparition en ce volume d’écho anthologique - anthologie d’anthologies numérotées. Nous en débattîmes. Diversité des provenances ; brièveté des reprises possibles ; insistance sur les traductions ; notoriété, nouveauté, ou découverte des auteurs ; préférence pour les textes non repris en livre par leurs auteurs... ce fut selon. Et autres critères. La contemporanéité s’étend aux extrêmes.
Le résultat est cette récapitulation lacunaire qui commence donc par l’exhaustion de tous les titres publiés au cours des vingt ans, suivie de l’article sur l’“esperluète” même, et se termine par l’index nominum, d’auteurs et traducteurs.
Michel Deguy
PO&SIE
Sommaires des trois premiers numéros parus
n° 1
Charles Racine : Poèmes • Charles Oison : Poèmes, traduction Michel Deguy, R. Skodnick, Kenneth White et Jacques Roubaud • Kenneth White : Poétique de l’ouverture • Eric Gans : Esthétique de la métaphore • Correspondances : Stefan, Roubaud, Rossi, Réda, Ray, Oster, Meschonnic, Gaspar, Garelli, Faye, Duault, Deguy • Laurent Jenny : Barbarie et articulation : W. S. Burroughs • Michel Deguy : La p... ...ueuse • Xénia Muratova : Apollon 77.
n°2
José Lezama Lima : Les Dieux, traduction Edison Simons et Michel Deguy, Jean-Paul I. Amunatégui • Edison Simons, Guillermo Sucre, Maria Zambrano, Javier Ruiz, Ana Martinez Arancon : Pour Lezama, traduction Jean-Paul. I. Amunatégui et Edison Simons • Gérard de Cortanze : Fragments • Robert Davreu : Marelles du Scorpion • Correspondances (II) : Chambaz, Davreu, Deguy, Duault, Gaspar, Oster-Soussouev, Pérol, Ray, Réda, Rossi, Stefan, Torreilles • Gérard Genot : Novalis • Alain Duault : Chantai Chazvaf, Gérard Macé.
n°3
J. H. Prynne : Oripeau clinquaille, traduction de B. Dubourg et de l’auteur • Joaquim de Sousândrade : O inferno de Wall Street, transformation de Gérard de Cortanze • Philippe Denis : Quarante Haïku • Emmanuel Hocquard : Élégie quatre, Le chant séculaire pour un nomarque • Pascal Quignard : La passion de Guy le Fèvre de la Boderie * Michel Deguy : Amphisbènes.
Po&sie à la BNF
ou
Les conversations de poétique de Paris 2002-2003
(Introduction de Michel Deguy)
In Po&sie, numéro 101, Paris, Belin, 2002
Le projet
J’avais formé un « grand projet » de colloque international au sujet de la poésie : « Pour 2000 ans la poésie réfléchit son présent ». Après maintes péripéties, la Bibliothèque nationale de France accepta de le prendre en charge, avec l’aide du CNL. Sa réalisation est en cours.
Venus du monde entier, voici que des « poètes » reconnus comme tels exposent, s’exposent et débattent au sujet de la poésie aujourd’hui : leurs expériences, leurs pensées, leurs écritures, leurs dictions, leurs traductions de la poésie permettent-elles de circonscrire quelque poétique, sinon commune, du moins partageable en ces temps « mondialisés » comme jamais ?
Le but est de faire s’entretenir les poètes eux-mêmes (non les critiques) au sujet de la poésie - et non pas d’un récital sériel de lecture de morceaux choisis par leurs auteurs juxtaposés. La question est celle de « poétiques » convergentes ou affrontées, en dialogue de toutes les façons, et non pas de l’audition de prestations anthologiques dans les diverses langues.
Mais au lieu de rassembler tous les participants en une seule fois pour les deux jours d’un colloque international (projet initial), voici que l’occasion s’offre d’étaler toute l’affaire dans le temps (une année) en cinq ou six sessions : à chaque fois sept ou huit poètes invités mettent en question ce qu’ils entendent par poésie sous un des aspects déterminés en lesquels se fragmente la problématique générale proposée.
L’originalité de la deuxième version du Projet concerne donc la continuité des échanges, le pluriel de l’unité de la préoccupation, en bref : la façon de relier les sessions en une séquence s’engendrant et s’augmentant des échanges, des anticipations, des rétrospections provoqués par chaque rencontre : « inter-activité » au sens général qui sera favorisée par l’utilisation du site de la BDF, où seraient lisibles les résultats de chaque session et les échanges subséquents, non seulement entre les invités mais entre tel et tel poète, poéticien, écrivain, attirés par le programme et entrant dans la danse (le « réseau »).
L’argument
Qu’entendons-nous aujourd’hui par « poésie » ? Mais d’abord un nous peut-il prétendre parler au nom d’une virtuelle assemblée mondiale de poètes ? Y a-t-il quelque sens commun aux questions qui concernent la poésie, et un sens tel qu’il distingue les poètes des autres écrivains, une écriture en poèmes à l’intérieur de la littérature en général ? La « mondialisation », en marche depuis tant de générations, assujettit les arts à leur réception « culturelle ». Qu’est-ce donc que le culturel en tant que phénomène social total et maintenant global au sens de la mondialisation, c’est-à-dire au sens, devenu dominant, du marché ? Des « arts poétiques » à la fois originaux, c’est-à-dire propres à des « créateurs » différents, et spécifiques aux minorités vernaculaires où ils peuvent être reçus à chaque fois, et traductibles d’une aire sociale, ou géographique-ethnique, à une autre, peuvent-ils entrer en dialogue, en échanges ? À quel prix ? Peuvent-ils surmonter les grands obstacles, conceptuels et factuels, qui conspirent à leur minimalisation, voire à leur disparition ? Les grandes objections que rencontre l’objet de ces arts poétiques peuvent-elles être résumées ?
– l’objection « Bourdieu » ; qu’il n’y a de distinction que sociale, ou relative au couple dominant/dominé, qui est à réduire.
– l’objection égalitaire : les valeurs de spontanéité expressive-créative, et d’individualisme, l’emportent définitivement sur celles de génialité (XVIIIe-XIXe siècles) et de chef-d’œuvre (c’est-à-dire à la fin tout simplement d’œuvre.
– l’objection de la communication : Babel est la dernière entrave à l’entente. L’intraductibilité des idiomes, d’autant plus insurmontable que ceux-ci se font entendre dans leurs poèmes, pousse à l’espéranto, à la pidginisation des langues. Comme il y a une world-music, s’il y a une world-poetry elle doit s’émanciper de la signification linguistique.
– l’objection de l’ordinateur, de la production textuelle : fin du « manuscrit », de l’écrituration singularisante.
À la veille de la première session de nos rencontres je proposai à nos invités d’envisager les choses à leur gré sous l’un des angles suivants :
1. Qu’entend-on par poésie aujourd’hui ?
À quoi est-elle bonne ? N’est-il pas vrai qu’elle n’a cessé de s’amoindrir à tous les égards, « genre mineur » en diminution ? N’a-t-elle pas « déposé son fardeau », confié ses tâches à d’autres, et en particulier au roman celle de dire les choses et le monde d’aujourd’hui ? N’intéresse-t-elle plus que les « littéraires » ou continue-t-elle à faire parler une expérience universelle, intéressant toute société humaine et tous les « milieux » de celle-ci ? Est-elle devenue asociale ? Ou bien même n’est-ce qu’à la faveur d’une homonymie que son nom, « poésie », en toute langue, fait encore un sujet d’entretiens divers, sans qu’on puisse s’entendre en l’entendant résonner à la surface de la terre ?
2. La « mondialisation » : peut-elle concerner un « art », et singulièrement celui de « poésie » ?
Sans doute cela arrive-t-il par le moyen du MARCHÉ quand il y a une valeur marchande en jeu et donc une économie de la chose dont il s’agit ; c’est manifeste dans le cas de la peinture (avec ses « bourses », ses galeries, ses expositions, etc.) ; mais quoi dans le cas de produits langagiers (les « poèmes »), et relativement peu échangeables (on dit « intraduisibles » pour signaler une perte de valeur intrinsèque dans le passage d’une langue à une autre) ? C’est pourquoi le « marketing » de la poésie en général contribuera à arracher la poésie à la langue vernaculaire, le « poème » à la phrase, pour son devenir-objet, artefact échangeable pareil aux autres. Les « éditeurs » seront-ils les futurs acteurs d’un tel marché... mais correspondant à quel besoin, ou désir, de consommation, et de là rétroactivement à quelle production commandée par le marché, etc. ?
3. Du culturel en général
Et en particulier sous cet angle : les manifestations culturelles programmées par les Instances (exemple « la journée mondiale de la poésie » prescrite par l’UNESCO et les gouvernements) seront-elles toujours d’autant plus insignifiantes que mondiales-mondialisées (« insignifiantes » au regard d’une « valeur intrinsèque » de la poésie précisément irréductible à une valeur d’échange mondialisable i.e. transposable en information et communication « universelle » c’est-à-dire indifférente au voisinage, etc.) ? Comme si le cœur du génotype « poétique » n’était pas patrimonialisable « mondialement » (cf. le « patrimoine mondial de l’UNESCO ») mais plutôt pareil à un goût auquel « les autres » demeureraient insensibles, voire hostiles).
4. Guerre et paix.
Si ce qu’on entend par « la poésie » se confondait « traditionnellement » avec l’expression du patriotique (du local régional au « nationel », pour reprendre un terme énigmatique de Hölderlin), lié donc à l’état de guerre des sociétés humaines entre elles (« versions des vainqueurs » ou « versions des vaincus », chants de victoire ou de vengeance, etc.) ; si d’autre part l’avenir fatal de l’humanité est de paix, est-ce qu’alors l’exaltation « chauvine » des minorités fournirait les motifs des combats-relais où se calme la part belliqueuse du « cœur humain » (entretenant, remémorant, métamorphosant l’état de guerre) ? La tâche d’apaiser, précisément, i.e. de réduire, ou de concilier, ou de surmonter des oppositions, telle celle des grandes langues aux petites langues, suffira-t-elle à faire vivre, c’est-à-dire à maintenir en survie, la poésie, chargée de contribuer à « éduquer » l’humanité (mots de Hölderlin) hors de l’état infantile des « frères ennemis » ?
5. L’Occident a-t-il encore un dehors ?
Des poétiques sont-elles confrontables (i.e. thématisables, théorisables, exposables à d’autres) sans conversion (ou convertibilité) a priori à l’Occident ; en d’autres termes la démarche même, ou condition de possibilité, de nos rencontres, ne présuppose-t-elle pas une conceptualisation occidentale, celle qui par exemple axiomatise et principialise la différence « théorie-pratique » ? Et dans la foulée de ce questionnement : les différences « principales » (telles entre oralité et écriture ; ou élite et audience populaire ; ou anciens et modernes, devenue arrière-garde et avant-garde, et autres) sont-elles (in)tenables ?
6. À ce qui n’en finit pas...
La « poésie » est-elle foncièrement et à jamais (sous peine d’extinction, ce qui n’est pas inimaginable) logique, si par là on entend en matière de langue et en paroles de langue maternelle-naturelle ; identiquement : en phrases, euphrasie et eurythmie ; ou bien destinée (c’est le destin post-moderne) à sortir de cet élément pour entrer dans des alliages « à égalité » (de type donc « multimédia », ou syncrèses ou « collage-montage », etc.) avec le pictural-plastique, le musical devenu techno-synthétique, et chanson, l’iconique-photo (vidéastique, publicitaire, etc.) dans la multiplicité technologique post-moderne.
Remarque : L’« élément » archaïque allégué portait le nom de spirituel. C’est la croyance - elle-même dite rationnelle et rationaliste - en sa substance qui soutenait la classification hiérarchique des arts, la hégélienne précisément, en laquelle la poésie occupait la place supérieure, celle où la proximité à soi de l’esprit devenait toujours plus consciente de soi dans la Sprache en tant que « unmittelbares Dasein des Denkens ». L’expression « à égalité », que je viens d’employer, dit la sortie de cet élément, la déhiérarchisation moderne de la poésie, son devenir « mineur » aux côtés de toute autre manifestation de l’expressivité « culturelle ».
7. De la traduction.
Une rencontre entre « poétiques », une réflexion « entre soi » de poètes sur la poésie aujourd’hui à la tourne des millénaires, peut-elle se passer d’une réflexion sur la traduction - si la relation des littératures entre elles consiste en l’acte effectif de l’intertraduction des textes ? Se pose alors la question de l’anglais et de son reste (ou « reste du monde », comme dans les compétitions sportives « USA contre reste du monde »). Quelle situation résulte pour les autres langues de l’hégémonie de la « langue anglaise » - elle-même changée en médium de la communication-mondialisation ? Qu’en est-il de la différence entre grandes langues véhiculaires et idiomes ? Grandes littératures et littératures mineures ? Babel est-elle menacée, qui protégeait la multiplicité des langues, elles-mêmes protégées par l’excellence des oeuvres littéraires ? La minoration des littératures et en elles des poèmes, tout cela engage-t-il à une vue inquiète nostalgique de l’ancien « régime » ?
8. De la révolution...
Si le XXe siècle a enterré avec lui la conception de - et la confiance en - une révolution poétique, une essence poétique de la révolution et révolutionnaire de la poésie, pour des générations qui n’estimaient pas que le surréalisme - et, en amont, Rimbaud - n’étaient que des références françaises et facultatives ; s’il apparaît au bilan que la seule Révolution qui mérite sa majuscule pour avoir transformé la vie de l’humanité en sociétés pour le meilleur et pour le pire aura été la Révolution scientifique et technique (dont la phase en cours de mondialisation informatique ou d’informatisation mondiale fournit la preuve suprême et captive définitivement l’espoir des hommes), alors où en sommes-nous, « poètes », avec le changer-la-vie en termes poétiques, et l’utopie en général ?
9. De l’écologie.
Un géocide est en cours. Il ne pourra pas y en avoir deux. Si « l’habitation poétique » du terrestre - pour reprendre encore une fois, malgré l’épuisement, les mots de Hölderlin - a encore du sens (de la glose, de la paraphrase, devant elle), alors n’est-ce pas avec l’écologie fondamentale qu’une poétique futuriste pourrait (devrait) s’allier ? La poésie peut-elle jouer un rôle d’alarme écologique, d’auxiliaire de la pensée écologique ?
Michel Deguy