Michel Deguy, la poésie
Parmi les nombreux recueils et poèmes de Michel Deguy que l’on retrouve pour l’essentiel aujourd’hui dans la collection de poche Poésie-Gallimard, une sélection :
Extraits de Ouï Dire, 1966
VOUS SEREZ ÉTONNÉS d’entendre la liberté de Paul
QUAI GRIS d’où tombe l’appât de neige
Un extrait de Figurations, 1969
PROSE
Un extrait de Tombeau de du Bellay, 1973
QUI QUOI
Un extrait de Donnant Donnant, 1981
PANNONIE [à Vasco Popa]
Extraits de Gisants 1985
NOUS NOUS SOUVENONS d’avoir vécu et comme
APHRODITE COLLEGUE
BORD
CONTE
NOTRE DEMEURE
Extraits de Aux heures d’affluences 1993
DE LA MORTALITE DE L’AME
ELANCES…
ETANT DONNEE
EUROPE A LISBONNE
Un extrait de Spleen de Paris, 2001
(SR)
Vous serez étonnés d’entendre la liberté de Paul
Corinthiens II ; 11, 19-33 ; 12, 1-9
L’ouïe éduquée depuis naissance au rythme
Entend "ce nom auquel silencieusement je crois"
L’iambe monte et descend dans la maison
(N’gao sud-ouest où dorment les maîtresses
Parmi le grain que couvent les grains
Luther et les bardes N’ zakara
Tombent d’accord sur la cuisine)
L’homme en aube dimanche surpassé
Vante une croisade grande comme une chasse à l’homme
Que la croisée Rennes-Raspail enraye
Quai gris d’où tombe l’appât de neige
Le jour décline dans sa coïncidence
L’homme et la femme échangent leur visage
Le vin est lent sur le tableau
A passer dans son sablier de verre
Et l’artiste rapide au cœur par symboles
Doué de confiance hésite :
La pierre est-elle plus belle dans le mur ?
PROSE
Tu me manques mais maintenant
Pas plus que ceux que je ne connais pas
Je les invente criblant de tes faces
La terre qui fut riche en mondes
(Quand chaque roi guidait une île
A l’estime de ses biens (cendre d’
Oiseaux, manganèse et salamandre)
Et que des naufragés fédéraient les bords)
Maintenant tu me manques mais
Comme ceux que je ne connais pas
Dont j’imagine avec ton visage l’impatience
J’ai jeté tes dents aux rêveries
Je t’ai traité par-dessus l’épaule
(Il y a des vestales qui reconduisent au Pacifique
Son eau fume C’est après le départ des fidèles
L’océan bave comme un mongol aux oreillers du lit
Charogne en boule et poils au caniveau de sel
Un éléphant blasphème Poséidon)
Tu ne me manques pas plus que ceux
Que je ne connais pas maintenant
Orphique tu l’es devenu J’ai jeté
Ton absence démembrée en plusieurs vals
Tu m’as changé en hôte Je sais
Ou j’invente
QUI QUOI
II y a longtemps que tu n’existes pas
Visage quelquefois célèbre et suffisant
Comment je t’aime Je ne sais Depuis longtemps
Je t’aime avec indifférence Je t’aime à haine
Par omission par murmure par lâcheté
Avec obstination Contre toute vraisemblance
Je t’aime en te perdant pour perdre
Ce moi qui refuse d’être des nôtres entraîné
De poupe (ce balcon chantourné sur le sel)
Ex-qui de dos traîné entre deux eaux
Maintenant quoi
Bouche punie
Bouche punie cœur arpentant l’orbite
Une question à tout frayant en vain le tiers
PANNONIE
à Vasco Popa
Popa ! La poésie ânonne et nie
Nous parlions de Janus dieu du rythme dieu
Du traduire et de la muse versajensienne
Dans ce grenier de pierre mentale et romaine
Sur la plaine de l’annone et du vin
La fouille de la tour nous donnait des choses moins précises
Que celle que Pan donne et lie dans la plaine, Trajan
Marc Aurèle, Brancovicz et l’évêque de Mesicz
Que ni les nonnes ni la mie du village ne nient
Les phases de la rivière sans naissance ni bouche
Lui font un nom de lune et la truie et les oies
se disputent sa disparition
La traduction
Est la cérémonie
Voïvodine
Nous nous souvenons d’avoir vécu et comme
De moins mortels nous rions sur la réserve des vivres
La lune en rond parfait comble la préhistoire
L’océan se soulève plus haut que l’horizon
En trois-mâts repasse le fantôme du Golgotha
BORD
Pourquoi revient cette formule aimée
« Au bord du monde encore une fois »
Qu’est ce bord, qu’est-ce « bord », être-au-bord
La bordure chez Baudelaire et
La terrasse des princes de Rimbaud
Avec vue sur le monde et le tout comme
Ayant passé par ici qui repassera par là
APHRODITE COLLEGUE
Moderne anadyomène des VC belle
la botticellienne dans un grand bruit de chasse
s’encadre sur la porte verte rajustant blonde
à l’électricité la tresse l’onde
et d’une manche glabre de pull
tire sur la jupe au niveau de l’iliaque
CONTE
Un soir où nous avions mis une seule ceinture
Tu me chuchotais un conte à l’oreille de neige
Et me disais je suis émue
Et nous avions enjambé déjà plusieurs grands intervalles
Fait des arches d’absence plus grandes que celles d’Avignon
Et sommes revenus à nous par des gués en crue
NOTRE DEMEURE
Dame de près l’ombre chat sous ta main de peintre joue
Tandis que l’âge crible La mienne drainant le derme
(et mince taie sur la pupille)
La paume de la nuit en sueur scintille sur la nuit
Une meule d’étoiles se rentre à l’horizon urbain
La lune fardée comme une Japonaise
Approvisionne là l’immeuble de la nuit
Les feux du stade bordent notre alcôve
Une demande précautionneuse
Cherche ta voix
Que ta diction lente et courtoise exauce
DE LA MORTALITÉ DE L’ÂME
La donne des dés passe par ma main
Cette main d’un dieu qui ferait de même
Nul ne sait
Quelle saccade dès la paume qui ne dépend de rien jouant
« Un peu de temps à l’état pur »
Perle en lobes sur la servante ou la maîtresse
O Simmias et Cébès
C’est plutôt notre vie qui use plusieurs âmes
L’espièglerie du monde brille ce matin
Tu regretteras les heures de tes seins dans mes mains
Celles de mon visage accouché sous tes yeux
II n’y a pas que dans les livres qu’on parle comme un livre
Je regretterai l’anabase depuis ton sein
Remontant Eurydice tout le long d’Eurydice
Du chiasme ténébreux des lèvres au double sein
A l’horizon des yeux accouchés de tes lèvres
II n’y a pas que dans les livres
Qu’on n’aime pas que dans les livres
ÉLANCÉS...
Elancés ils s’enlacent, l’amour et la comparaison !
L’amour compare la comparaison qui aime louer avec des anaphores
et la lyre saphique tisse
l’incomparable beauté des bords
à contre-jour d’une éclipse de l’Etre
(or m’éloignant en barque de l’île-hôtel
— aube que tu saluais à la fenêtre d’Udaïpur —
nous n ’étions pas sortis du conte
mais protégés, édifiés même
par une constante de Propp plus belle
que les trophées photoscopiques)
Ce sera
toujours trop tôt toujours trop tard
donc c’est maintenant le
trop tardif et trop prématuré adieu
ÉTANT DONNÉE...
Étant donnée toi par mes soins trilobée Moi
Tige soignée de tes mains
L’haleine requérant un mot qui t’invagine
Je est un autre je aimant celle-ci
Par celle-ci un autre je simulant le semblable
Etre un être qualifié comme un enfant
Bordé d’attributs de ta bouche
Aimant la supplication des langues remuantes
Le contrevent des faces liées à contresupplice
Ou la greffe de délices quand ton dos me regarde
Le poignet gauche évidait l’aine
L’étang nu de la sueur fraîchissait
T’ai-je abandonnée
Moi l’axe de l’assise
Toi le jardin suspendu
EUROPE À LISBONNE
L’amour s’est "libéré" de la prison d’Amour
Regarde Il reste ce beau vide
d’amour évidé Ce mouchoir de marbre
que l’amante agitait à l’océan agité
ou à l’amante captive un troubadour captif
Et maintenant décris le château d’eau pétrée
Le château de vigie capitane
qui fit aux Renaissants penser au Féodal
Voeu accompli d’un prince accomplissant le vers de Gongora
« d’une tour de Vent construite en Rareté »
Et maintenant
Le sage tapis de Tage tiré se retire à ses pieds
Le savoir s’est aussi retiré
Comme un jusant sous une sécheresse ignare
Où les notices jettent une écume de dates
De la Tour de Belem à la Tour de Stephen
Je veux ne pas médire du sens de la visite
Qu’autorise le ticket culturel polyglotte
J’y suivais dans la cage la femme de ménage
Qui a fonction de bien tenir ce vide bien à vide
De nouer la faveur de la pierre au troisième palier
Et de ranger turbans, de pierre, écus, de pierre, de sultan, de croisé
de ménager retour
à l’Amour qui ne reviendra pas
Tableau parisien
On ne « monte » ni ne « descend » à Paris quand on est parisien. Souvent au téléphone, donc, entre Parisiens on se demande : « Tu es à Paris ces temps-ci ? » On ne dit pas « en ville ». On la nomme. Peut-être comme on dit : « Tu as vu Hélène cette semaine ? »
Être à Paris, qu’est-ce que c’est ? Et de père en fils, et de fils en père : de père en père. Mais je gomme cette phrase-là, car la question n’est pas là. La question est « à Paris » de longue date, dans un depuis-toujours de nombreuses années.
Tout en sachant qu’être-à-Paris, y avoir son Dasein, n’est pas la meilleure condition possible pour voir Paris.
J’arrive dans cette ville de ***. Mêlé à ses habitants je « découvre » la belle place Saint-***. Mais eux ne la découvrent pas. Nous nous adonnons au même lieu, à la même chose, au même « spectacle » — car même si pour eux, qui se hâtant ne la regardent pas, ça n’est pas un spectacle, à tout instant néanmoins ils peuvent la considérer, et se la redonner en spectacle. Et c’est ce spectacle qui n’est pas « le même » pour eux et pour moi, pas mêmement. Voyageur, je peux m’étonner qu’elle soit belle ; je la découvre comme telle. Il y a deux regards ; et c’est le second qui est mystique : c’est pour ça qu’on voyage. Deux regards pour un même phénomène. Celui qui est d’ici depuis toujours ne voit pas sa ville du regard inventif voyant du voyageur intéressé par ce qui n’intéresse pas l’autre. Est-ce la même ville ? Mais l’habitant a besoin de comprendre ce que voit le survenant, dont c’est la première visite. Le poète est l’étranger.
« Hé ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? »
Aimer Paris sans cette « première fois », est-ce possible ? Je sais que j’aime Paris parce que dans le voyage ce que j’aime surtout, c’est revenir. D’où que j’arrive, même après deux jours seulement chez des voisins, Athènes, Oslo ou Lisbonne, j’aime rentrer, reprendre tangence en douceur avec le plancher de Roissy ou d’Orly, fendre la banlieue par ses falaises vitreuses (« Eux les Hébreux moi Pharaon »), déplier la ceinture périphérique, dépiauter les faubourgs, compter à rebours les arrondissements jusqu’au cœur... Bourgeois de Paris ? Oui.
À peine Butor eut-il publié son Je hais Paris, je sautai sur le papier et commençai « J’aime Paris ».
La maison de campagne
« À une heure de Paris... » Hauterive. 2001. La lisière, le chemin au crépuscule. Y pensant, je pleure le très ancien, le très lourd, l’autre vie. J’y pense comme à la croissance, à la croyance. L’amour étroit pour des êtres, la vie proche dans son sourdre, l’intimité, la continuité.
La gravité, la maladie, les souffrances valaient la peine. L’histoire traversait ; c’était l’émotion, la nuit avec son arbre, les complies où peut-être même un vers aussi fameux et ridicule que « j’entends l’herbe des nuits croître dans l’ombre sainte » avait du sens.
(« Le temps va donc passer par cette pièce où je disais que le monde faisait un coin, coin saillant des livres en puzzle avec le coin d’acacias où les pigeons sédentaires, éventés, font aux fenêtres une volière parisienne —y devenir "mon" temps dans le présent terrible qui fascine, méduse, amnésie, prescrit. »)
Je rapporte à « Paris » toute mon expérience.
Partir
Dans le wagon de première classe du TGV où il n’y a « personne », « je » fonce, je fouette le train d’enfer panoramique, qui survole le monde à 300 kilomètres/heure dans l’absolu confort. « Personne non plus » (c’est ainsi que nous parlons) sur l’autoroute qui aplanit la terre, longeant la voie, plus large que le train, plus rapide même que le train parce que d’un coup d’œil elle est à l’horizon tandis que je ne vois pas le bout du train. Tout « dépasse » tout à toute allure en tout silence. C’est plus inouï que le luxe : je suis un dieu en tapis volant sur la terre spacieuse ; quelques comparses se mettent à mon service ; je dépasse. Il y a quelque chose d’absolu dans la suprématie humaine.
Cependant, là-bas, en Ogaden, en Amazonie, en Indonésie, au Bangladesh ou en Sierra Leone, voici les multitudes dénuées du tiers- et du quart-monde, les contaminés, les plus mortels, derrière l’écran de la télévision, immobiles, quasi, sur leurs brouettes cholériques dans l’encombrement pollué fuyant les Seigneurs de la guerre aux armes occidentales.
L’Occident économiste produit cette disproportion, chaque jour la perfectionnant par la technologie, emporte tout en avant dans une ruée forcenée où l’humanité se scinde, se délivre d’elle-même, se laisse en arrière, supériorité sans frein de l’homme sur l’homme que caricature suprêmement, à la rubrique people, le milliardaire gobergé dépassant à son tour, le surplombant dans son jet privé, le lent TGV où je commençai ma parabole.
La worldmusic même devenue techno amplifie en le synthétisant le fracas de la précipitation concassante. L’identité des moyens et des fins, technologiques, s’accomplit.
Les merveilleux nuages
Les oiseaux sont dans l’air, les poissons dans l’eau. Où sommes-nous ? En plan. Nous sommes les seuls à tomber. Poissons et oiseaux, verticaux, montent et descendent, arpentant le trièdre avec douceur, comme on se penche ou se glisse. J’aime les mouettes, les merveilleux oiseaux. Le poisson, dragon chimérique, ondule des bords.
Nous n’avons pas la verticale. À nous la chute. Nous les plats. C’est nous les animaux machines, bien sûr, qui reconquérons la verticale, à contre-chute.
Notre milieu est psychique. Il est à traverser, lui aussi. Les choses sont dans la psyché. La mer est bleue, disons couleur mer. Pour tous. C’est ça la réalité. Les rives.