Mort au théâtre

Ce texte a été écrit dans le cadre du Bocal agité, qui s’est tenu à Gare au Théâtre, en mai 2011, sur les principes habituels du Bocal :
– écriture en une journée le vendredi, suivant une contrainte précise révélée le vendredi matin (ici, la thématique : pourquoi nous n’irons pas à Avignon) ;
– lecture publique, devant les metteurs en scène et les acteurs, le vendredi en début de soirée ;
– répartition des textes écrits entre les metteurs en scène, qui tirent au sort les acteurs avec lesquels ils vont travailler (toujours dans la soirée du vendredi) ;
– mise en scène répétition pendant une journée et demie ;
– représentation unique du spectacle le dimanche soir.



Assis au bord de la grande table de conférence, Fred et Yacine, les deux régisseurs, mangent leur casse-croûte.
Ça dure un peu.


Fred
On y va ?

Yacine
Y a pas le feu.

Fred
Plus vite on s’y met, plus vite ce sera fini. Y a encore plein de trucs à préparer.

Yacine
Tu trouves pas que l’odeur est gênante ?

Fred (renifle)
Quelle odeur ?

Yacine
Ne me fais pas croire que tu ne sens pas.

Fred
Te tracasse pas pour l’odeur. On ne voit rien.

Yacine
On y va, alors ?

Fred
On y va.

Yacine monte en régie, Fred place les bouteilles sur la table. Il s’approche du micro. Tapote dessus. Aucun son ne sort des enceintes.

Fred
Tu peux l’allumer ?

Yacine
C’est bon, je l’ai testé tout à l’heure. Tu descends, toi, cette année ?

Fred
Quand ça ?

Yacine
Ben, pour les vacances. Tu vas pas à Avignon d’habitude ?

Fred
En Avignon, si. Mais cette année, je peux pas.

Il va chercher les chaises empilées dans un coin et les met en place. Yacine a allumé les projecteurs qui éclairent la table.

Yacine
Pourquoi tu peux pas ?

Fred
C’est un peu long à expliquer.

Yacine
Ben, vas-y, j’ai le temps, moi.

Yacine est descendu de la régie, prend une chaise et s’assied dos au public, face à la table.

Yacine
Je t’écoute. Pourquoi tu y vas pas à Avignon ? T’as revendu ta caravane ?

Fred
Non, la caravane, je l’ai toujours. Mais le prix de l’essence grimpe tellement... C’est à te dégoûter de faire de la route. J’ai trouvé un arrangement avec mon garagiste. Il ferme en juillet.

Yacine
Et vous descendez tous les deux sans la caravane ?

Fred
Non, je m’installe sur le parking derrière chez lui. T’as vu le soleil qu’on a ici avec le changement climatique ? Pourquoi j’irais me faire chier dans les bouchons ? Je mets la caravane le long de la clôture, près des rails de chemin de fer, je sors le barbecue et tout ce que je ne dépense pas en essence, en péages, en location, je peux l’investir en apéro.

Yacine
Oui mais tu n’as pas le dépaysement.

Fred
Justement. Quand tu pars loin, tu te retrouves enfermé en famille. Tu dois bouffer avec ta femme et tes enfants. Tous les jours. Ici, j’ai les copains sous la main. Et il n’y a presque plus personne qui part. Les vacances dans le Sud, c’est passé de mode. Toi, tu t’en vas ?

Yacine
Non, ma femme a trop peur des terroristes. Elle ne prenait plus le RER ni le métro depuis les attentats de Londres. Maintenant qu’ils ont jeté le corps de Ben Laden dans la flotte, elle ne veut plus aller à la mer, elle dit que le cadavre va s’échouer sur le sable à côté des enfants.

Fred
Tu rigoles ! Qu’est-ce qu’elle dirait, alors, si elle venait ici. Elle serait servie, aujourd’hui.

Yacine
Faut pas qu’elle vienne, c’est tout. Elle est à cran pour le moment. Elle a besoin de vacances. Elle reconnaîtrait tout de suite l’odeur.

Fred
T’exagères avec ça. On ne sent rien du tout.

Yacine
Tu dis ça parce que tu fumes. T’as plus d’odorat. Oh merde, regarde, ça coule.

Ils se penchent tous les deux pour regarder le bord de la nappe, du liquide s’écoule lentement sous la table.
Fred trempe son doigt dans la flaque, le lèche.


Fred
Ça, c’est rien du tout. C’est de l’humidité, c’est tout.

Yacine
Les gens vont tout de suite voir qu’il y a quelque chose de louche.

Fred
Quels gens ? Les journalistes ? Ils ne verront rien du tout, ils viennent pour le buffet après la conférence de presse. Ils ne lèveront même pas le nez, ils enverront des messages avec leur téléphone en attendant que ça finisse. Puis ils emporteront le dossier de presse dans une poche et un stock de petits-fours dans l’autre.

Yacine soulève un coin de la nappe sur le côté, regarde sous la table.

Yacine
Ça me donne envie de vomir. Et si elle marche dessus pendant qu’elle lit son discours ?

Fred
Tu imagines toujours le pire ! C’est comme pour ce projo, tu disais tout le temps qu’il allait tomber sur la tête d’un comédien.

Yacine
Eh ben ouais. Et il est tombé.

Fred
Oui, mais pas sur un comédien, c’était une comédienne.

Yacine
Il est quelle heure ?

Fred
On a le temps. T’inquiète. Encore une bonne heure avant qu’ils ne débarquent tous.

Yacine
J’espère que ça ne coulera pas plus que ça. Et pour le buffet ?

Fred
Après la conférence, on enlève le micro et les chaises et on met tout ici. Le salé de ce côté-ci, le sucré par-là. Tu t’occupes du café, moi, je sers les alcools de ce côté-ci.

Yacine
Cool, je n’aurai rien à faire.

Pendant qu’ils examinent la disposition virtuelle du buffet, un bras glisse de sous la nappe.

Yacine (montrant le bras)
Merde. C’est toi qui l’as mis là ?

Fred
Ben non, t’es con, toi.

Il repousse le bras sous la nappe.


Yacine
Y a pas moyen de le caler avec un truc ?

Fred
T’inquiète, il ne bougera plus.

La directrice entre par les coulisses.

Directrice
Tout est prêt ?

Fred
Nickel. On attend plus que la presse.

La directrice
Et les... (elle cherche ses mots)
… les...
Qu’est-ce que vous en avez fait ?

Yacine (regarde vers la table)
Ils sont justement...

Fred (lui donne un coup de pied pour le faire taire)
On s’en est débarrassé. Tout est rentré dans l’ordre.

La directrice
Parfait. Je suis rassurée de voir que tout se passe pour le mieux, après l’hécatombe... Je voulais vous dire que le Conseiller général sera certainement là tout à l’heure. Il faudra lui réserver une place dans les premiers rangs.

Tandis qu’elle parle, dans son dos, un cadavre rampe de sous la table et, lentement, va s’asseoir sur les chaises réservées aux orateurs, derrière la table.

La directrice
Je pensais ici, au milieu. Juste devant. Qu’est-ce que vous en dites ? Vous pouvez coller un papier pour indiquer que les sièges sont réservés ?

Yacine remarque le mort-vivant sur la chaise. Fait signe à Fred qui le voit aussi.

La directrice
Vous pourriez répondre tout de même !

Fred (fait signe à Yacine de s’occuper du mort-vivant et saisit la directrice par les épaules)
Sur quelle chaise exactement, vous le voyez, le conseiller ?

La directrice
Comme vous voulez. Je me disais, peut-être ici ou là.

Dans leur dos, Yacine tire la nappe pour recouvrir le mort-vivant et s’assied sur la chaise à côté, l’air de rien.
La nappe soulevée laisse entrevoir un autre cadavre allongé sur le sol.


Fred
C’est important, si c’est le Conseiller général.

La directrice
Il ne faut surtout pas lui parler de toutes ces morts accidentelles dans le théâtre.

Fred
Non, bien sûr. Qui aurait l’idée de parler de ça ?

Yacine (appuyé sur le cadavre recouvert)
Moi, j’avais déjà oublié.

Fred
À force de ne jouer que des auteurs décédés, ça devait finir par arriver.

Yacine
Ah ben oui, si ça se trouve, la mort, c’est contagieux.

Fred
L’odeur de cadavre attire la mort.

Les morts-vivants se mettent à râler, doucement d’abord, puis le ronflement se fait plus puissant.

La directrice
C’est quoi, ce bruit ?

Fred
Le moteur du frigo. Faudra que je le coupe pendant la conférence.

Il tire la nappe pour cacher le cadavre sous la table. Ça dévoile le premier cadavre, toujours assis sur la chaise. Yacine le plie en deux sous la table.

Fred
Notez, quand on y réfléchit un peu, la mort c’est un phénomène naturel. C’est bien normal que des gens meurent dans un théâtre.

La directrice
Pas deux dans la même journée, en pleine grève des funérariums et des morgues.

Fred
C’est pas de chance, c’est tout.

Yacine
En plus, c’est la pleine lune.

La directrice
Peu importe, je ne veux pas qu’on en parle ce soir.
Nous pourrions perdre nos subventions. Et sans subventions, plus d’emploi. C’est vous que ça concerne.

Ils se regardent tous deux.

La directrice
Je vous laisse : dans quelques minutes, la télé sera là pour une première interview. Ça s’annonce bien, tout le monde a envie de parler du festival. Rester à Paris pendant l’été est tendance, dirait-on.

Yacine
On en parlait justement tout à l’heure.

La directrice sort en composant un numéro sur son portable.

Directrice
Allo ?

Yacine
Oh putain, ça colle aux doigts et ça pue, ces trucs. Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut pas les laisser là.

Fred
Je ne vois qu’une solution.

Yacine
Ah bon ? Moi, je n’en vois pas.

Fred
On les assied dans la salle.

Yacine
Mais écoute-les. Ils ne sont même pas complètement morts, ils font un drôle de bruit, comme un ronronnement.

Fred
Pas grave. Au théâtre, il y a toujours des gens qui dorment ; alors pendant une conférence de presse, je te raconte pas. Y a que l’odeur qui me dérange.

Yacine
On n’a qu’à les parfumer. Les soirs de première, ça pue la cocotte. Si on les asperge, ils passeront inaperçus.

Yacine file en coulisse, la morte-vivante le suit. Fred replace la nappe. Yacine revient, un vaporisateur à la main.

Yacine
C’est tout ce que j’ai trouvé. C’est celui des toilettes. Odeur de sapin, ça devrait le faire, non ?
Eh, où est-ce qu’elle est passée, la fille ?

Fred
Elle a glissé sous la table, regarde.

Fred soulève la nappe, il n’y a plus personne, juste une tache humide.

Yacine
C’est pas vrai !

Fred
Allez, calme-toi. C’est génial, on en est débarrassé.
Tu sais, ce que tu me disais, à propos de ta femme et des vacances à la mer... Si elle a besoin de prendre l’air, pourquoi vous ne viendriez pas avec nous, derrière le garage de mon copain ? Il y a place pour des tentes à côté de la caravane.

Fred et Yacine font bouger deux spectateurs du premier rang pour réserver deux places. Ils déposent un papier dessus tout en parlant.

Yacine
Oui, mais toi, à Avignon, tu allais voir des spectacles.

Fred
Attends, des spectacles, il y en a partout autour de toi, suffit d’ouvrir les yeux. Moi, les remix de Feydeau, de Shakespeare et les trucs du même genre, j’en ai soupé. Regarde un peu tout ce qui nous est arrivé aujourd’hui. C’est pas mieux que du théâtre ?

Yacine
C’est vrai que c’est la première fois que je voyais un mort-vivant en vrai.

Fred
Moi aussi.

Yacine
C’est pas si terrible, d’ailleurs.

Fred
Tu veux en inviter un en vacances avec toi sous la tente ?

Yacine
T’es trop con.

La directrice
Venez, venez, c’est par ici.

La directrice entre sur le plateau par la salle. Elle chuchote.

La directrice
Le Conseiller général vient d’arriver. Il est avec sa femme. Je crois qu’il est complètement (elle fait un signe de la main). Ils ont une demi-heure d’avance. Ils ont dû arroser leur repas et manger un truc un peu... Bref, ils dégagent.
Entrez, entrez, prenez votre temps.
Nous avons avons gardé les meilleures places.

Les deux morts-vivants avancent lentement, en boitant et bavant. Ils s’installent au premier rang.

La directrice
Je reviens tout de suite, j’ai une interview avec la télé. Mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous demandez aux régisseurs, ils sont là pour ça.

Les deux morts-vivants répondent par un grognement.
Elle sort.


Yacine
Je comprends plus, c’est le Conseiller général qui s’est pris la décharge électrique cet après-midi ?

Fred
Mais non, t’es con, toi.

Il s’avance vers les morts-vivants.

Fred
Bon, vous deux, je ne veux pas vous entendre de la soirée. C’est compris ?

Les deux morts-vivants ronronnent en signe d’approbation.

Fred
Si vous êtes gentils, je vous enterre demain avec un vrai cercueil et un pieu dans le cœur pour que vous reposiez en paix pour l’éternité. Et Yacine m’aidera.

Yacine
Moi ?

Fred
Il dira même une prière.

Yacine
Faut pas exagérer. Je crois pas à toutes ces superstitions, moi.

Fred
Par contre, si vous faites chier, je vous emmène moi-même en Avignon dans la camionnette du théâtre, je vous débarque en plein festival et vous devrez jouer les statues pendant deux semaines pour vous payer le billet de retour jusqu’au Père-Lachaise. C’est clair ?

Les deux morts-vivants ronronnent à nouveau.

Fred
Eh bien voilà, tout est réglé.

Yacine
Pour les vacances, elle est sérieuse, ta proposition ?

Fred
Bien entendu. Je peux même te prêter le matériel de camping.

Yacine
Non, c’est bon, j’ai tout ce qu’il faut.

Les morts-vivants s’agitent en levant le bras. Yacine sursaute. Ils articulent quelque chose. Fred s’approche avec précaution, les écoute. Yacine l’interroge du regard.

Fred
Ils disent que si tu n’as pas besoin de ma tente, ils viendraient bien aussi. Ils ne sont plus en état de quitter la capitale.

Yacine
Ouais, là-dessus, je suis bien d’accord. Mais on ne va pas passer nos vacances avec ces...

Fred
Ils promettent d’être gentils et discrets. Ils ne sortent que les nuits de pleine lune. Ils sont d’accord de faire du babysitting tous les autres soirs.

Yacine
Gratos ?

Fred
Je ne suis pas du genre à payer des morts-vivants pour surveiller mes gosses. Tu me prends pour qui ?

Yacine
Putain, pas de location et des babysits à l’œil. C’est mieux que le Club Med. Tu peux compter sur moi.

Fred
Allez au boulot ! Plus que deux semaines de taf et on est en vacances.

Yacine
On y va ?

Fred
On y va !

Ils remontent tous les deux en régie.

Fred
Tu peux juste tester encore une fois l’éclairage ?

Yacine
Tout ce que tu veux.

Il éteint la lumière.

Yacine
Merde alors, j’avais pas allumé la régie, j’y vois rien, moi. Il est où le curseur. Ahhh !

La lumière revient. Les deux morts-vivants sont assis à la table de conférence, comme s’ils allaient parler.

Fred
Oh non, si c’est pour éclairer des trucs comme ça, merde, je préfère que t’éteignes.

Noir.

18 octobre 2011
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