Ni bruit ni fureur
Il arpente le Nord de long en large. Il y est né et y habite toujours. Sa mémoire en est imprégnée. La diversité des lieux le façonne. C’est là que se trouve son champ magnétique. L’aiguille de sa boussole intérieure en atteste. Elle lui permet de s’orienter dans ses nombreux déplacements en lui demandant constamment d’ouvrir ses écoutilles. Et c’est justement le genre d’incitation que Lucien Suel apprécie, lui le curieux, l’homme porté vers l’échange, désireux d’en connaître toujours un peu plus sur ces territoires familiers qui recèlent tant d’ombres et de secrets. C’est ce qu’il explore, par la langue, par l’écriture, en faisant en sorte que l’écrit puisse être porté par l’oralité, dans cet ensemble qui mêle proses et poèmes et qui se présente tel un triptyque.
Enfance au Nord en est le premier volet. Qui débute par l’évocation du jeune Bernanos à Fressin.
« Le petit Georges trempe le bout de ses doigts dans l’eau froide de la Planquette, un bénitier naturel. Les saules étêtés se mirent dans l’eau des mares. Le vent secoue les peupliers, ébouriffe leurs grappes de gui. Les briques rouges, roses et jaunes et les tuiles d’argile brillent sous le soleil. Au retour, Georges se signe devant le calvaire à l’entrée du village. »
On aperçoit Mouchette au loin. Lucien Suel (que l’on retrouvera plus tard en bambin frigorifié dans l’église de Guarbecque) la saisit en quelques phrases. L’ombre de Benoît Labre circule également à flanc de collines. Ainsi que le fantôme de Germain Nouveau. Tous reviennent, porteurs d’une histoire, d’un parcours, hanter des lieux précis. Suel les repère et évoque leur présence en passant aisément d’une époque l’autre.
Le jardin, endroit qui lui est cher, qui l’apaise, occupe la deuxième partie du livre. L’enclos, qui se nourrit en plongeant dans un sous-sol profond, est directement relié aux galaxies. Il est empli de milliers de vies minuscules, souvent invisibles, parfois masquées par celle de l’homme qui finira pourtant, un jour ou l’autre, par être absorbé par cette terre qu’il travaille tandis que les plantes feront le chemin inverse, crevant, après germination des graines, la surface du sol pour profiter du vent, de la pluie et de l’air libre.
« Orage secret, tu t’approches derrière l’abri des nuages. La fée souffle son haleine glaciale au cou du jardinier. La mésange lève sa casquette bleue et appelle titipu titipu titipu. Le ciel avance dans le noir, se colle sur les peupliers tremblants. La goutte ronde est tombée la première sur l’araignée du troène. »
Le troisième volet de Ni bruit ni fureur est dédié aux disparus. L’auteur leur construit un ossuaire. Y cohabitent tous ceux qui restent indéfectiblement présents à ses côtés. Il y a là des dizaines de défunts, de Ginsberg à Criel en passant par Tzara, Brautigan, Lennon. Leurs os assemblés forment un imposant terril blanc.
« les os de tous les morts classés dans
la cathédrale de mon esprit ensevelis
dans les matières grises de mon crâne »
Un hommage plus intime est consacré à Christophe Tarkos, dans un long texte-collage conçu à partir de lettres postées par ce dernier entre 1994 et 1999, juste avant qu’internet ne remplace la correspondance papier.
« Marseille, 25 janvier 1996, Tarkos écrit que, dans les gravats, il a son adresse en construction qui temporise.
Paris, 27 mars 1996, Tarkos écrit qu’il part faire une lecture et que des fois les mots les plus simples on peut pas les lire.
Marseille, 11 avril 1996, Tarkos écrit qu’il travaille, et qu’il en est heureux, et que c’est heureux, receveur (en tee-shirt) – auxiliaire (pas encore titulaire) bas de l’échelle – de la gare de Meyrargues et que Micha chante avec les Kirghizes dans le soleil couchant du port. »
C’est une somme foisonnante, ouverte, offrant des formes variées, que nous propose à nouveau Lucien Suel. Il fouille, bouge, traverse nombre de paysages, fixe la ligne d’horizon, la franchit fréquemment, saute les frontières, porte un regard attentif et fraternel sur tous ceux (vivants et morts) qui l’accompagnent sur les routes des Flandres, de Picardie, d’Artois (et d’ailleurs) qu’il fréquente assidûment.
Lucien Suel : Ni bruit ni fureur, La Table ronde (175 pages, 16 €)
Lucien Suel publie parallèlement Angèle ou le syndrome de la wassingue aux éditions Cours toujours. Un roman empreint de fraîcheur et de malice, conçu autour de la personnalité attachante d’Angèle, une petite fille rêveuse et émerveillée, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds sur terre, et les mains dans l’eau, tout particulièrement quand il s’agit de mouiller et d’essorer la wassingue (la serpillière).