On ne connaît jamais

On ne connaît jamais

1.

On ne connaît jamais le commencement

Même dans l’amour ?

Non, jamais, je crois. C’est longtemps après qu’on sait soudain qu’il s’est cristallisé là, par un geste que l’autre aurait eu soudain

Ou un mot inattendu, surgi d’entre les lèvres, souffle

Longtemps après on l’imagine

L’amour une fois installé, son utopie autorise

L’élargissement du regard, au-delà et en deçà

Vers sa fin prévisible

Et son début.

J’invente a posteriori mes naissances successives

La dernière m’a menée face à vous

Devinez-vous que je suis à nu sous ma nouvelle peau

Tâtonnant des mains, yeux presque aveugles ?

Si peu de temps déjà je suis sortie de la salle de travail

Mes cuisses ensanglantées. De moi je suis la mère cette fois.

Un soir

Le café est sombre. Il est tard. Des dos accrochés au comptoir

Je vous raconte

— J’ai rêvé de la guerre la nuit dernière. Les figures des aimés oubliés réunies autour d’une grande table. Je les regarde de loin. Je sais qu’ils vont mourir sous la fureur du ciel

— Ne dites rien de la fin du monde à venir. Les mots sont trop puissants.

On ne sait pas comment saisir un nouveau corps, par quel bout

Le vôtre non face au mien mais devant toujours

Je cours derrière vous, vous avez de grandes jambes et vous êtes pressé et la nuit finit si vite

J’apprends à aimer votre nuque

Je vous félicite

— Vous êtes allé chez le coiffeur

Apparition de l’arrondi du cou et des épaules sous votre coupe courte de petit garçon

Intelligence de la nuque : ce qu’elle révèle de l’Homo Erectus

Station debout conquise, deux millions d’années plus tôt, élévation.

Puissance des mots, dites-vous

Je réponds : Puissance des corps

Je vais vers vous, traversant Paris en bus

Place Saint-Michel, des prisonniers transportés par fourgon depuis la prison de la Santé jusqu’au Palais de Justice, sur l’Ile de la Cité. À hauteur de mes yeux leurs mains menottées aux barreaux des vitres grillagées. Leurs visages en contre-jour, indiscernables, cherchant à capturer de la ville des images

Moi, peut-être

Suspendue aux sirènes lancinantes des flics

Sonnée comme à chaque fois que vous m’ouvrez la porte

Dans le noir du palier

Lumière dans votre dos.

Les volets ont été fermés

On entend dehors les cris de vendeurs de fruits et légumes dans la rue piétonne. Quelle heure est-il ?

Ce jour ne finira pas

Vous m’appelez Miss

Je vais avoir 43 ans.

Ma vie avance par à-coups brutaux, ingérant par tranches de dix ans ce qui en fait le sens. Il me semble dormir longtemps. Le réveil me surprend dans les pleurs. Mais à chaque fois la force du cri naissant.

Où commence mon corps amoureux ?

Dans mes seins tendus ?

Par mes mains écrivant, là où vous ne pouvez pas me joindre ?

Vous vous tournez vers moi

— D’où venez-vous ?

L’oubli me fonde. Rien à remémorer, ni débuts ni fins
Tout happé, visages, douleurs, amours, dans une spirale ininterrompue

À chaque passage creusant plus profond
Le désir que j’ai de vous, exalté par celui que j’ai pour d’autres.

Je ne vous raconte rien

— Pourquoi restez-vous muette ?

Je découvre une définition inconnue du mot dans le dictionnaire. Je vous la lis

— Muette, nom féminin, petite maison qui servait de logis aux chiens de meute

— Alors, j’entre en vous.

2

Chez moi

Je vis sur une cour intérieure

Haute et étroite, cachée de la rue

L’été fenêtres ouvertes

Montent les voix des habitants et les bruits de leurs vies
Tout mêlé : assiettes s’entrechoquant dans un évier et conversations et cris d’enfants et tambour de machines à laver dans leur activité d’essorage et sonneries de téléphone

Odeurs aussi : de curry, d’oignons rissolés. Des Indiens vivent au troisième étage.

On ne sait pas comment un lieu devient vivant

Murs blanchis à mon arrivée et rideaux rouges accrochés à la fenêtre de la chambre

Un lit. Des livres. C’est tout

Et la cour intérieure venant vibrer jour après jour

Caisse de résonance de tous ces corps que je ne connais pas

Je les croise parfois dans le couloir

Nous ne nous parlons pas, juste un bonjour

Mais j’en sais tant d’eux. J’en imagine tant.

Plusieurs matins de suite les babils du nourrisson du cinquième étage

Sûrement est-il dans son berceau, seul, (les parents dorment)

Yeux ouverts sur le jour, poings serrés au-dessus de sa tête qu’il secoue comme des hochets, il vocalise

Heureux

Dans l’articulation des sons

Hors du sens

Une nuit, je suis réveillée par le couple de jeunes hommes du premier étage, vers trois heures du matin. Ils conversent. J’emprisonne le grain de leur voix. L’une d’elles mène la danse, puissante, affirmative

Relances douces de son compagnon, s’acheminant vers le sommeil

Cela qui se dit, juste : l’abandon des corps heureux après l’amour.

Nous humains qui jouissons du parler comme du sexe
Langue

Je veille à la fenêtre, longtemps la nuit

Les lumières s’éteignent, tous s’endorment

Bientôt je vais écrire

Dans le souvenir des voix montant dans la cour intérieure
Communauté bruissante habitant mes oreilles

Je ne cherche pas à comprendre

L’indistinct

Fils des voix mêlés, mots s’échappant parfois de la rumeur, et c’est souvent de la violence : vociférations d’un homme, pleurs déchirants d’un enfant

Je ne déchiffre pas, j’écris.

Chez moi

Vous n’existez pas. Le savez-vous ?

Dans l’espace blanc et rouge de ma chambre, je suis ouverte et passive

Ainsi puis-je me remplir

De vous, de tous les autres.

3.

On ne connaît jamais son propre corps

C’est l’ombre qui nous suit lorsque nous avançons face au soleil

Ombre accrochée à nos pas

Mais il suffit que nous nous retournions pour qu’elle nous échappe

Mon chez-moi c’est mon corps et je ne peux jamais le voir.

Pourtant. J’ai accroché un grand miroir sur la porte de la salle de bain

Perçant chevillant vissant dans le bois, m’énervant de ce bricolage du quotidien

Et soudain me voici, forme floue, qui s’agite, relevant le menton, fixant du regard

Vient ce sourire crispé, un masque

Celui que vous voyez quand je viens vers vous ?

Allongée sur le lit

Je pose une main à hauteur de ma hanche, là où l’os perce.

Cela qui nous tient debout, frères humains, l’ossature secrète que nous oublions

Dans l’apparence mondaine de la chair, l’élastique des peaux, la rondeur des formes, cela qui recouvre et dissimule

Quoi ? les viscères pestilentiels.

Tout révélé, quand la guerre mange du dedans : visages et corps décharnés, yeux creusés, des désignés-à-mourir. Mais nous ne voyons qu’images et titres de journaux. Mais nous ne savons pas vomir.

— Oubliez cela. Moi seul peux vous faire trembler.

Mon corps à x dimensions. Je rêve qu’il contient tous mes âges. Je suis tête d’enfant sur corps de vieille femme, seins flasques et sourire lumineux. Je me tiens par la main.

— Depuis quand cette ride à votre front ?

— Depuis mes premiers pleurs de nouveau-née, à la tombée du jour.

Mes mains avancent, à l’aveugle, sur le territoire de mes courbes et de mes poils et de mes creux et de mes lèvres. De mon corps j’en saisis des miettes, un téton, le dessous mouillé des aisselles, une oreille. Je n’ai jamais vu mon dos, l’envers de moi. J’avance d’un doigt le long du creux de la colonne vertébrale, je m’en tords le bras à vouloir toucher les omoplates. Et ma nuque ne vibre que sous l’imaginaire de l’amour.

Mes mains, terminaisons savantes

En elles je crois qui savent

Mes points clandestins de vitalité

Mains agissantes, malgré moi.

Doigts longs, agiles

Veines bleues gonflées, leurs embranchements multiples

Ongles coupés net

Les lettres passent par mon sang, mes nerfs, mes muscles

Viennent frapper les touches noires de l’ordinateur.

Il n’y a pas d’autre verbe que celui que l’on a touché.

4.

Je me suis fait tatouer sur la nuque

Dans le creux de l’occiput

Un soleil

Avec des yeux et un sourire

Je vous provoque

— Vous ne connaîtrez jamais le lieu le plus lumineux de mon corps !

Vous me palpez et me retournez et me léchez et me fouillez

Je ris

— Attention, vous allez perdre !

Je soulève mes cheveux et ainsi vous voyez.

Il m’a fallu. L’encre noire sous la peau

Vous dire où est l’essentiel ?

5.

Vous avec moi, sur les bords de Seine, un soir d’été

Le fleuve est traversé par des bateaux-mouches chargés de touristes, une bande magnétique leur explique Paris en cinq langues

L’eau claque en vagues contre les pierres du quai

Des odeurs d’égout remontent

Rive gauche, des façades d’immeubles XIXe, ateliers d’artistes sous les toits devenus appartements chics pour inventeurs de jeux vidéos

Mais les artistes XIXe étaient sûrement peintres riches et pompiers

Vous me dites cruelle

C’est simplement que je regarde, sans rien espérer ni craindre

J’interroge. Mes questions sont blanches et pleines.

Un jeune homme, sur un banc, lève les yeux de son roman, vers nous

Qui voulons inventer notre vie

Passants tranquilles et muets, à pas lents

Descendant sur les quais le long du fleuve

Quittant la ville sans un mot, les lieux communs

Laissant en surplomb la rumeur confuse des voitures

Fiers de ne rien attendre

Et trouvant

Le regard désirant d’un liseur.

Je vous raconte une croyance d’enfance

— Petite, je pensais que mon nombril était une sorte d’œil du ventre. Un lieu d’échange entre dedans et dehors

Je vous dis aussi ma plus grande peur d’adulte

— Je deviens aveugle. Il me faut apprendre à marcher avec les mains en avant.

Est-ce pour cela qu’avec vous je fais l’amour les yeux ouverts ?

J’aurais pu choisir pour ma nuque un point d’interrogation

Mais c’est un soleil que j’ai fait dessiner

Avec deux yeux et des lèvres pleines

Regardant vers l’arrière

Ainsi puis-je toujours garder la mémoire d’où je viens

Image sépia de joueurs d’accordéon à casquettes, les femmes à l’arrière-plan en tabliers longs regardent droit devant le photographe

Et ne sourient pas

La photo est punaisée chez moi

Les indices sont rares qui diraient à quoi tient une existence

Et souvent nous trompons-nous dans l’affichage de ce qui compte

Lignes souterraines qui pèsent

Plus que nos positions radicales.

— Qui sont ces gens ? me demandez-vous.

— Moi, au siècle dernier.

Oublier pourtant. Dire ici et maintenant. Le souffle de l’air qui soulève mes mèches de cheveux. Deux gouttes de pluie sur le visage, été pourri

Notre peau est territoire troué de sensations

C’est vous qui me le rappelez quand vous posez votre main sur ma joue, et le jeune liseur sur le quai de Seine, et les nuages noirs venus de l’océan, que j’aimerais chargés d’iode et d’algues

Certains jours désespérés notre peau on la voudrait blindée, barbelés et poste-frontières

Tannée par les deuils et les amours perdus

Ce va-et-vient du monde à soi qu’on voudrait contrôler

Papiers s’il vous plaît, pas d’explosifs accrochés à votre ceinture ?

6.

Je suis partie à la mer, après le fleuve

Seule

Là où je vous ai rencontré l’été d’avant

Sur la plage les corps nus dans la brillance du soleil se montrent

Sans ombres

Nets

Poupées de papier découpées à grands coups de ciseaux dans le temps des vacances. Posés là, incongrus. Filles et leurs vieilles mères et enfants et maris. Adolescents aussi, nombreux, dans les marges de la plage, contre les remblais, le soir sur la promenade en bande

Corps illisibles d’avoir laissé tombé leurs vêtements
Illisibles d’être nus

Dans cette illusion du tout-montrer

Surfaces offertes sans plus ces échancrures où l’on peut s’engouffrer

Où l’on peut trembler.

Failles, pour que cela résonne.

L’été d’avant

Je vous avais vu nager vigoureusement vers l’horizon

Bon nageur qui se laisse engloutir par l’eau, sans peur

Vous ne me regardiez pas

Allongé sur le sable, tête reposant sur votre bras plié

Le non-regard est souvent la plus grande des invites

Je l’ai appris de tous ceux vers qui je suis venue

Marchant de travers, dissimulant sous un rire

Mon ombre pleine.

J’étais allée jouer au bord de l’eau

Assise sur le sable jambes recouvertes par le flux des vagues, recueillant des coquilles vides de mollusques, les humant

Fixant loin le golfe, les îles rocheuses que des intrépides rejoignent à la nage

Chaque matin

Cherchant le point d’ancrage de ce temps nouveau qui venait
Où je conjuguerais

Le plaisir frontal de ce qui est, coquillages, homme qui ne me regarde pas, châteaux de sables fragiles, taches colorées des serviettes de bain

Avec le pas d’écart nécessaire au plein usage de la vie.

J’avais crié à l’homme qui ne me regardait pas

— Je vais boire un café, là, au bar de la plage

Vous m’aviez suivie

Rhabillés l’un et l’autre

Côte à côte à une table et muets

Peu d’entre nous savent ne pas parler

Mesurent la densité du silence et son intimité

Il y avait l’odeur du café, le soleil haut dans le ciel, des cris d’enfants excités par les vagues, son menton mal rasé

Ma jupe baillait sur mes genoux ronds

Femme sans nom devant un homme inconnu

Tout cela qui manquait - et par lequel nous nous sommes reconnus.

Vous, que je connais maintenant dans le plus intime de la chair

Et par la distance du vouvoiement

Préservant votre plus grande étrangeté.

8.

Je porte en moi l’odeur du sel marin de notre première rencontre

Celle qui vint sur votre langue après notre premier bain commun dans l’océan

Cela s’est déposé dans mon corps

Couches multiples, sédimentation des autres en nous

Même lorsque, dans la déchirure d’une séparation, c’est d’abord comme un effondrement de terrain sous le retrait subit de l’autre.

Sel. Ce mot indice

Il condense la phrase

C’est ce travail-là dans l’amour aussi

De cristallisation : le monde entier dans un grain de voix.

Bruissement de votre langue : je sais sa présence dans mes mots mêmes, tout l’obscur à quoi je suis tenue et que vous me révélez.

Et dans ce mouvement que j’assume

De vous au texte

Je vous célèbre et vous dissous.

© Sylvie Gracia/juillet 2002

Remerciements à la Direction du Livre du Ministère de la Culture, qui a publié un extrait de ce texte dans l’ouvrage "Histoires de lecture" publié à l’occasion de Lire en Fête 2002.

20 juillet 2002
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