On ne sait jamais qui parle | Entretien avec Mathieu Brosseau
Mathieu Brosseau nait le 23 décembre 1977. À Lannion, dans les Côtes d’Armor.
Il vit en région parisienne. Il Est aujourd’hui bibliothécaire au centre de Paris.
Il publie L’Aquatone en 2001, Surfaces : journal perpétuel en 2003 , Dis-moi (Editions La Canopée / La Rivière échappée) en 2008 et La nuit d’un seul en 2009 (Ed. La rivière échappée).
Il a également publié dans de nombreuses revues : Action Resteinte, Ouste, Dock(s), Boudoir & autre, L’étrangère, Ecritures, Libr_critique, Marelle, etc.
Il anime la revue en ligne Plexus-S
, collabore à la revue l’Etrangère, codirige la collection L’inadvertance sur publie.net et travaille avec François Rannou pour les Editions La Rivière Echappée.
Son prochain texte paraîtra en 2010 sous le titre Et même dans la disparition (Editions Wigwam)
Armand Dupuy - Dans Surfaces : Journal perpétuel, paru en 2004 aux éditions Caractères, tu notais « Vous ne connaissez pas / La solitude d’un homme / Qui écrit dans le noir. » Ainsi, peut-on dire que La nuit d’un seul poursuit le travail au noir qui s’amorçait dans ces poèmes qui font office de notes de journal ? Et quand je dis travail au noir, je ne sais pas s’il est juste de l’entendre comme quête ou conquête de soi, puisque, tu l’écris, il ne s’agit en aucun cas d’attendre « un retour à soi, un complet retour à l’intérieur du soir résolu ».
Mathieu Brosseau – Dans le même Surfaces : journal perpétuel, que tu cites, on peut lire : « Je me contenterais de toi, de moi, dans le noir profond de notre séparation mesurée. », ce qui marque et nomme le noir, sa valeur symbolique, comme l’élément séparateur par excellence. Dans L’Aquatone, mon tout premier livre, on peut lire aussi : « Je te parlerai du noir tant que nous serons séparés. ». Il y a dans l’idée de noir, l’idée d’un présent encore informulé qui s’organise peu à peu pour devenir perceptible. Or, l’espace du réel informulé est précisément la matière qui divise et fabrique les solitudes ressenties. En fait, pour être tout à fait juste, le noir est selon moi la couleur de la matière du vide en déformation. Plus qu’une conquête du soi, c’est une quête de l’autre, dans son entière distinction, qui passe par une violence faite sur soi en tant qu’être individué.
Enfin, j’ajouterai à cela que le noir nous sépare autant qu’il nous relie. Il est l’horizon général de tout rapport d’altérité en puissance.
AD - Et ne penses-tu pas que la quête de l’autre commence dans le face à face avec soi-même, avec tout ce que nous baladons de radicale altérité, rien que dans notre petite sphère ?
MB - Le sens double du noir, comme je te le disais, pose en effet la question de la solitude. La quête commence, effectivement toujours par soi – en tant qu’objet de la mémoire-fiction. Sur ce point, j’ai depuis toujours effectué un travail d’archéologue, tant les ruines du soi, perdues à chaque pas dans la succession, sont à redéfinir ou à revérifier. En effet, qu’y a-t-il de moins évident que notre histoire ?
En outre, le « je » parlant est aussi dynamique que multiple.
Dynamique parce qu’il n’admet pas d’être objet, par définition. On ne saurait que faussement lui attribuer une histoire, l’histoire d’un mouvement étant nécessairement fausse quand il s’agit de le raconter, quand il s’agit de superposer une description verbale contextuellement limitée à la réalité d’un mouvement dont nous ne connaissons que partiellement le déterminisme.
Multiple parce que dans le théâtre que nous faisons de nous-mêmes, le sujet est transgenre, transgénérationnel, etc. Il s’imagine dans la limite du déterminisme qui l’affecte. Dans cette limite, c’est la langue qui le parle et inversement.
Autrement dit, quand « je » se parle ou se met en scène, dans l’écriture comme dans l’expérience immédiate du soi, il est libre de prendre la forme ou l’apparence qu’il souhaite en fonction de la connaissance adéquate qu’il a de la situation vécue.
AD – Ce dynamisme et cette multiplicité du « je », j’ai l’impression qu’ils sont ce contre quoi tu luttes tout au long de La nuit d’un seul. Comme si ce travail d’écriture, d’une certaine façon, était une tentative de remembrement. Certains passage le laissent penser : « Il plonge au sol, s’élabore, retrouve ses membres : il se corps… » (p.25) ou « Dans un dernier semblant de mémoire, je m’énumère : deux yeux, une bouche, deux jambes, deux bras, dix doigts,…, et je multiplie tout cela par le temps qu’il me reste à vivre. » (p.93). Et j’ai cru percevoir, de ta part, une forme d’ambivalence. Disons des mouvements antagonistes. D’une part, il y a la nécessité de rêver, de se rêver, car nous ne sommes que pointillées pour nous-mêmes (Savez-vous ce qu’il faut de chimère pour faire du continu, écris-tu (p.71)). D’autre part, on observe une forme de refus de l’autofiction (mais peut-on vraiment refuser ce qui se fait, en bonne partie, sans nous ?) ou, tout au moins, une méfiance extrême dans cette tentative de saisie de soi qui, forcément, contient une bonne dose d’erreur et de duperie.
MB – Jean-Pierre Duprey écrivait : « Je suis ce que je suis et ce qui me précède ». Tout est dit ! Le fait que je fasse unité passe nécessairement par le démantèlement de mon histoire, pour l’analyse, puis dans un second temps par sa restructuration dans un système (autofictif) cohérent. Naît ici une sorte de cosmogonie du soi. Le « je » agissant, lui, convoque l’histoire et avance malgré, cohabitant avec elle.
Je n’oublie pas que les trois chapitres de l’Aquatone sont, dans l’ordre : « Assimilation », « Destruction » et « Renaissance ». Ces trois états m’apparaissent comme les étapes essentielles de toute évolution.
Et tout cela, pour moi, n’est aucunement antagoniste mais complémentaire, en ce sens qu’il marque, dans l’engrenage de toute pensée, des temps différents s’entraînant les uns les autres. Je m’explique : que l’on désire assimiler son histoire-fiction n’empêche en rien – voire provoque – la nécessité ultime d’un soi indemne de toute mise en scène de soi et renaissant, comme immaculé. Et cette nécessité est en effet, l’issue recherchée dans ma Nuit d’un seul, recueil vécu avant d’être transcrit.
AD – Puisque tu mets la question de la transcription sur le tapis ….
La nuit d’un seul est-il simplement transcription d’après-coup d’une « aventure » personnelle ou bien accompagnement de ce cheminement (à l’image de Surfaces) car je crois savoir qu’il t’a pris plusieurs années. J’aimerais également que tu me parles de ton rapport à la langue. En effet, tout au long du recueil on trouve de brefs passages rédigés dans d’autres langues (allemand, anglais, arabe, hébreu, chinois, italien, grec, russe, espagnol,…). Quelle est leur valeur ? Pourquoi ces langues ce sont-elles imposées plus que la langue maternelle ?
MB – La nuit d’un seul est avant tout un travail faisant trace, c’est à dire un ensemble retraçant biographiquement une aventure personnelle. Mais cela n’exclut pas que les textes se provoquent les uns, les autres. Car la forme appelle la forme.
Il est clair qu’il est, entre autres et dans ma poésie, une révolte contre les langues, celles qui nous parlent, dans l’ignorance, une lutte contre les codes automatiques et matricules qui nous définissent, contre le prêt-à-parler et autres conventions verbales qui habillent les communications en société. Oui, il faut imaginer les langues, non être imaginé par elles ! Et quoi de plus transgressif que de faire appel à des termes en langue étrangère ? Utilisés comme des perturbateurs, pénétrant la trame même du texte qui s’écrit en français. Et quoi de plus puissant que la poésie pour nous faire accoucher de notre langue propre ?
Là, j’évoquerai le passage d’un texte que j’ai écrit pour lancer le site plexus-s.net.
On y lit : « la bataille contre la langue ne doit pas être, ne peut être qu’une simple volonté de sortir de la langue, là, par les cheveux jusqu’à mourir, détournant le flux des astres pour s’isoler des langues. Non, le combat doit être tout entier, dans son âme tendue, structurée et contrainte comme la nature. Il est une longue traversée qui s’éprouve dans la succession et dont l’expérience se fait dans la langue, faisant voir des éléments extérieurs aux sois, communs à tous : figures parfaites laissées dans le sillage du sang des astres. »
Cela signifie, entre autres, que la bataille contre la langue qui nous détermine est un combat à mener de tout son être, par son corps autant que dans la parole elle-même.
AD – Tu me fais penser à ce que note Partrick Wateau dans Docimasie : « écrire dans l’obstacle / attendre que l’obstacle même écrive. » Cela pourrait-il te convenir ?
MB - Oui, parfaitement ! car sont exprimés ici les deux mouvements possibles de l’écriture : écrire dans et écrire à partir de. Dans le premier cas, l’accent et la nécessité sont donnés sur l’intériorité du sujet agissant et faisant l’expérience de l’obstacle.
Dans le second, il y a une migration du sujet dans l’obstacle lui-même. La chose précédemment conçue comme un frein possible à toute avancée devient le sujet lui-même et de ce fait, le libère. Miracle ! On pourrait imaginer - ces deux vers m’y font penser - que donner la parole est un acte aussi libérateur que créateur. En donnant la parole à l’inanimé, on rend la vie possible. Peut-on imaginer ainsi que la valse des sujets, de ses migrations, est la valse de la parole vivante ? Mais qui parle ?
Nous revenons là au « je » multiple dont je parlais au début de l’entretien… Le soi se disloque, se remembre, on ne sait jamais qui parle, il est multiple et dynamique, tour à tour, il est le vent et le sable. Il est l’obstacle puis la parole, ou l’inverse, dans la succession.
AD – Nous voici revenus, presque, aux tous premiers mots de ta Nuit d’un seul. Revenus à ce premier constat d’ « étrangèreté » qui met le reste en branle : « On ne sait jamais qui parle ». Peut-on considérer que notre boucle est bouclée ?
MB – Oui. On ne sait jamais qui est à l’origine de la parole. Il se pourrait que ce soit du silence en suspens… car j’aime à penser et à répéter que seul le silence de l’action dit le nom de l’action. En fait, on n’appréhende que ce qui est parlé. Nous ne connaissons que le fruit de la parole. Et nous touchons là, précisément, à la question nodale de toute écriture, à la façon qu’ont les auteurs de redonner du sens aux formes qui d’elles-mêmes n’en ont pas. En terminant sur l’écriture et le silence qui la précède, sur les formes porteuses d’un sens passé ou à venir, il me semble, oui, que la boucle est bouclée. Je dis cela car la succession est toujours une alternance de retours et de re-connaissances… et le temps passe… entre nous, entre-soi. Mais il y a une faille et c’est pourquoi je parle.
Le site et le blog de Mathieu Brosseau ici