D’un point d’impact romanesque
Tout homme est capable, au cours de sa vie, d’atteindre au moins une fois le sommet de l’héroïsme et de toucher au moins une autre fois le fond de l’infamie. Quelques-uns seulement, pressés par leurs démons, le font inéluctablement dans une seule et même journée.
Alvaro Uribe, première phrase de Dossier de l’attentat.
Il suffit de l’impact d’un gravier pour qu’une vitre éclate en étoiles. Suffit-il des mots pour rassembler, éclaircir la réalité ?
Nous aimons le croire.
Une simple pierre ronde qui s’abat, le 16 septembre 1897, sur la nuque du président mexicain Porfirio Diaz (1830-1915) suffit en tout cas à déclencher une avalanche d’écrits : rapports, témoignages, journal intime, lettres d’amour, de rupture, de démission, articles de presse, dépositions, sans compter les récits des uns et des autres et ce que disent « les gens bien informés » auxquels s’ajoute une photo de l’attentat prise « par hasard » par un touriste américain de passage.
Au lieu de la transparence qu’on serait en droit d’attendre d’une telle accumulation, tant de mots ne font pourtant qu’épaissir la question rituelle : à qui profite cette tentative d’assassinat ?
Ces écrits, qui forment le « dossier de l’attentat », sont répartis entre trois classeurs :
« Classeur n°1 : Arnulfo Arroyo », nom de celui qui a abattu une pierre sur la nuque présidentielle et qui sera poignardé le soir même dans les bureaux de la police avant qu’il ait avoué quoi que ce soit. Mais vu l’état d’ébriété qui était le sien au moment de son geste, qu’aurait-il dit de cohérent ?
« Classeur n° 2 : Eduardo Velazquez », nom de l’inspecteur général de la police de la ville de Mexico. Arrêté pour avoir laissé assassiner Arnulfo Arroyo, il se suicidera dans la prison de Belén au soulagement de beaucoup. De toute façon, il reconnaît les faits dans une lettre retrouvée près de son lit.
« Classeur n° 3 : Villavicencio et les autres », du nom du chef du 2e district de la police, les « autres » étant les gendarmes habillés en civil qui ont poignardé, sur ordre, Arnulfo Arroyo.
Ces trois classeurs appartiennent à FG, chef de la Chancellerie, amant de Cordelia qui aurait dû épouser Eduardo Velazquez, aspirant écrivain et protégé du ministre des Affaires étrangères.
Il en parle dans son journal :
Dans le plus grand secret, je procède aujourd’hui à l’ouverture d’un dossier, bien évidemment extra-officiel, contenant les informations, rumeurs, commentaires, hypothèses, divagations et même élucubrations qui découleront de l’attentat. Qui sait, je tiens peut-être là le sujet d’un roman-reportage, d’une fiction basée sur des faits avérés, à la façon de mon vénéré maître Zola. La critique m’a déjà reproché d’être, comme lui, un pornographe. Serai-je capable de devenir maintenant, à son image également, un accusateur ?
Il écrit cela le 17 septembre, lendemain de l’attentat.
Soixante-dix pages plus loin, le 20 octobre, il suggère un démenti prudent à son propre courage :
Le dossier que j’ai ouvert il y a bientôt un mois, pour consigner les nouvelles et les spéculations au sujet de l’attentat contre le chef de la Nation, grossit de jour en jour. Pas plus tard que la nuit dernière, en relisant les documents que j’ai réunis et ébauchés ces quatre dernières semaines, j’ai cru percevoir les contours d’un récit, moitié roman moitié enquête journalistique et même policière, peut-être pas totalement indigne de mes maîtres naturalistes. Aujourd’hui cependant, les révélations de don Ignacio Mariscal [ministre des Affaires étrangères] m’invitent à remettre les pieds sur terre. Je voudrais dépeindre un crime plus ou moins raté et plus ou moins imaginaire, mais nullement, Dieu m’en préserve, dénoncer avec ma plume une conspiration impensable. Où me retrouverais-je si j’accusais ceux d’en haut ?
En effet, pour être conséquent ce dossier n’en est pas pour autant complet. Il contient de rares certitudes au regard des questions irrésolues. Par exemple, qu’est devenu le poignard que Arnulfo Arroyo avait dans la poche quand il a quitté le café et qu’il a dû, ayant constaté sa disparition, remplacer par une pierre ? Et qui a commandité son assassinat ? Comment Eduardo Velazquez, malgré la fouille, a-t-il pu conserver l’arme avec laquelle il s’est suicidé ? Il établit des rêveries : tremblements de peur des ministres et doutes du gendarme Genovevo Uribe ; amours embrouillées de Cordelia ; haine de Porfirio Diaz pour le ministre de l’Intérieur. Il fait des hypothèses qui l’effraient : collusion de la présidence et de la presse (les « gens bien informés ») ; redistribution incessante des hiérarchies politique et policière.
Chacun – mère d’Arnulfo Arroyo, serveur de bar, journaliste – a à cœur d’apporter son témoignage mais à quoi ? À la vérité des faits ? Rien n’est moins sûr. À sa vérité, peut-être. Plus probablement : à la place qu’il a tenue dans cette affaire dite d’État. Ou mieux : à la capacité du discours à créer du sens, de la justification, de la nécessité contre les hasards et les contradictions, en dépit parfois de toute la réalité. Mais ce n’est pas rien, car enfin, quelles pièces importantes FG a-t-il soustraites du dossier pour qu’on y comprenne si peu de chose ?
Le lecteur à l’esprit agile aura deviné que ce compte rendu de Dossier de l’attentat, roman traduit de l’espagnol (Mexique) par Maria Cordoba [1], fait lui-même partie d’un classeur.
Dans ce « Classeur n° 4 : Alvaro Uribe et la littérature mexicaine » on trouve aussi :
le Dictionnaire des écrivains mexicains mis en ligne par la librairie Compagnie à l’occasion du Salon du livre 2009 dont le Mexique est l’invité d’honneur ;
des liens qui conduiront vers Rodrigo Fresan ici et ici, vers Carlos Fuentes là et là, la revue Autodafé du Parlement international des écrivains dirigée par Christian Salmon l’avait également accueilli.
« Que de hasards il y a eu ce 16 septembre ! Combien sont encore à venir ? » s’inquiétait FG le 3 octobre 1897.
Un siècle plus tard, le 10 mars 2009, son interrogation trouve une réponse dans le dossier augmenté d’un classeur supplémentaire dont il n’avait imaginé ni les prolongements ni les liens, du moins n’en dit-il pas un mot, ne donnant comme seule piste que ce nom : Genovevo Uribe.
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[1] Éditions Verdier, collection « Otra Memoria », 2009.