Parisa Reza | Mémoires heureuses d’immigration : Hafsia


Hafsia est dans le bureau de Madame la juge, accompagnée par ses quatre enfants.
Bien que ses trois garçons se chamaillent et que sa fille a du mal à rester sur une chaise, Madame la juge ne montre aucun signe d’agacement. Elle est concentrée sur le dossier de Hafsia comme si elle était seule dans son bureau.
A la regarder, enceinte jusqu’au cou, Hafsia éprouve de la tendresse, et se dit que tout au long de sa vie, les Françaises ont toujours été particulièrement généreuses et bienveillantes envers elle.

Déjà en Tunisie, à commencer par Madame Billet. Une comptable qui l’avait introduite chez un vieux banquier français où elle avait obtenu son premier vrai travail en tant qu’employée de maison.
Ensuite, Mademoiselle Louise, gouvernante chez le baron d’Erlanger. Ah ! C’était la belle époque. Le palais du Baron, le palais ENNEJMA EZZAHRA où elle est entrée comme femme de ménage, était un paradis sur terre ! Tout en blanc avec une vue magnifique sur la baie de Sidi Bou Saïd, il possédait quatre cents chambres. On se perdait dans ses couloirs comme dans un labyrinthe, tellement l’endroit était immense. Lorsque le Baron et sa famille venaient de Londres pour passer quelques jours au palais, Hafsia restait à leur service jour et nuit. Alors elle y dormait dans une chambre, sur un lit ; elle mangeait à la grande table où les employés se partageaient le festin qu’on leur servait à chaque repas. Autrement, elle partageait une cabane avec sa mère. Une cabane où lorsqu’il pleuvait, sa mère installait la couche de sa fille à l’endroit le plus sec et elle-même dormait sur le sol mouillé.
Quand Hafsia a commencé à travailler, toute la soirée, sa mère lui murmurait à l’oreille des conseils : rentre avant la nuit ; ne passe pas par les ruelles sombres ; demande pas ton chemin à un homme ; ne regarde pas un homme dans les yeux…
Pauvre femme ! Elle avait eu une vie si dure et pourtant elle n’avait jamais désespéré… Lorsque le père de Hafsia est décédé, elle n’avait qu’un an et sa sœur en avait quatre. La famille de son père les avait chassées, la mère et les enfants, pour s’approprier les terres qui leur revenaient en héritage. Mais la mère de Hafsia était jeune et résistante, elle avait pris ses deux filles sous ses bras et était allée s’installer près de Tunis où il existait des lois qui la protégeaient, où on ne pouvait pas lui envoler ses biens injustement… Et elle les avait élevées seule au prix de tous les sacrifices… C’est pourquoi avec ses premiers salaires Hafsia n’avait pas hésité à lui offrir ce qu’elle n’avait jamais possédé : des étoffes et des bijoux dignes d’une telle mère.

C’est parce que très jeune Hafsia eut conscience des souffrances que sa mère endurait pour protéger ses enfants que dès qu’elle fut en âge de travailler, vers 10, 11 ans, elle alla frapper aux portes des Français. « Qu’est-ce que tu sais faire ? » on lui demandait, « le ménage » elle répondait. Ainsi pendant un moment, elle fut employée de maison et toucha un peu d’argent. Mais Hafsia ne voulait pas en rester là.
Alors plus tard, se débrouillant toute seule, elle réussit à se faire une carte d’identité pour avoir droit à des emplois mieux rémunérés.
Lorsque le Cherif, en établissant sa carte d’identité, lui demanda « Quel âge as-tu ? » elle ne sut pas quoi répondre. Elle ne connaissait pas son âge. A l’époque en Tunisie, il n’existait pas encore de registre d’état civil, et l’âge des gens n’avait pas d’importance, ce qui comptait c’était leur force de travail.
« Quel âge veux-tu ?
– Mettez vingt ans ! »
Alors qu’en réalité, elle en avait beaucoup moins. Mais de cette façon, on la prenait pour une majeure, elle pouvait alors se déplacer facilement et prétendre à des emplois gratifiants. Et c’est ce qu’elle fit. Immédiatement après, elle commença à prendre le train, en allant à chaque fois un peu plus loin, pour se présenter, munie de sa carte d’identité, devant ces dames, M. Billet, Mlle Louise...ou plus tard, devant la femme du chef de la Mission française des ingénieurs. Elle l’avait embauchée pour veiller sur ses trois enfants, Olivier, Philippe et Catherine. C’est chez elle que, par l’intermédiaire des peintres qui étaient venus refaire la maison, elle avait rencontré son mari.
Après son mariage, elle fut la femme de chambre d’une baronne, une charmante Française. Elle aussi fut extrêmement gentille avec Hafsia. C’est à ce moment-là qu’elle tomba enceinte de son premier enfant et la Baronne lui offrit son trousseau…

Madame la juge lève enfin la tête du dossier de Hafsia : « J’ai bien remarqué que vous êtes arrivée en France en 1966 pour rejoindre votre mari ; que depuis vous n’avez cessé de travailler, principalement dans des hôtels où vous avez été également logée ; qu’actuellement vous assumez seule la charge de vos quatre enfants, car vous êtes en instance de divorce et votre mari ne contribue pas aux finances de la famille. J’ai aussi précisé que vos enfants travaillent remarquablement bien à l’école. Avec ça, on va obtenir la garde des enfants. Ne vous tourmentez pas, on va y arriver. »
Le « on » prononcé par Madame la juge réchauffe le cœur de Hafsia. Car elle croit que cette femme est le seul appui dont elle dispose en ce moment. En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a aussi sa propre force de résistance : aller vers l’avant, s’occuper de l’essentiel. Hafsia, sans en être consciente, possède une grande capacité pour survivre à toutes les épreuves. Et c’est cela qui a impressionné, de son côté, Madame la juge, bien décidée à aider Hafsia et ses enfants.
C’est deux femmes-là qui, au fil des rencontres, se sont attachées l’une à l’autre, ont un point commun : lorsqu’une cause leur paraît juste ou vitale, elles n’abandonnent jamais, et vont jusqu’au bout du chemin.
Hafsia, se lève et aligne ses quatre enfants. A son tour, Madame la juge se met debout les raccompagne.
Sur le pas de la porte, les deux femmes se regardent droit dans les yeux en se serrant fermement la main.
« Tenez bon, les bonnes nouvelles sont pour bientôt »...

19 juin 2018
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