Parloir des rêves, épisode 1

Interruption - copyright Cynthia Charpentreau

Nanterre, dreamtime


Je vais pendant les trois années à venir, recueillir des récits de rêve sur la ville de Nanterre. Des rêves, des songes, des cauchemars de personnes vivants ou travaillant à Nanterre. Je veux faire, à partir d’un lieu, le portrait de notre pays à un moment donné. Nanterre est une ville puissante, au sens où elle a une histoire très forte et très particulière. On y trouve réunies des institutions et des activités représentatives de notre société : le théâtre Nanterre-Amandiers, qui accompagne mon projet ; l’université, la Ferme du Bonheur, un hackerspace géant, un immense hôpital qui donne aussi asile aux SDF de Paris, le siège de grandes entreprises comme la BNP, et bien sûr la maison d’arrêt...

En outre, les habitants de cette ville sont très engagés dans la vie culturelle, politique et sociale...

Pour ce projet, je pars de l’idée que le rêve puisse être un « lieu commun » de l’humanité – ou selon le mot de Tobie Nathan, une agora où les « habitants » peuvent se retrouver, échanger et inventer leur futur.

Pour ce projet, je prends tout rêve raconté à Nanterre, car, selon Italo Calvino, « le conte absorbe une part du lieu où il est raconté ».


Une prison, un théâtre et deux musées


En avril 2015, j’ai mené deux ateliers d’écriture avec des détenus de la maison d’arrêt. J’ai considéré ces personnes comme des « habitants » de la ville. Des habitants étranges, car relégués aux confins, et que personne ne prend en compte en tant qu’habitant.

Ce ateliers avaient lieu dans le cadre d’un projet concerté entre les musées du Louvre et de l’Orangerie, la prison et le théâtre Nanterre-Amandiers.

Au cours de l’atelier, j’ai donc utilisé des reproductions de peintures venues du musée de l’Orangerie et de dessins issus des fonds du Louvre. Le détour par ces images - dessins et peintures chargés d’histoire – était nécessaire pour ouvrir des chemins dans l’imaginaire, qui constitue peut-être la face émergée du rêve. Car on ne peut pas toujours aborder le rêve de but en blanc : il faut souvent faire un détour, entre image et langage.


Tache-planète, Victor Hugo / Copyright 2010 Musée du Louvres / Harry Bréjat


En avril, un groupe de détenus a pu sortir de la maison d’arrêt pour assister à Biopigs , le dernier spectacle de Sophie Perez et Xavier Boussiron, au théâtre Nanterre-Amandiers. En juin, un autre groupe de détenus a visité le Louvre et l’Orangerie. Le projet impliquait aussi une formation destinée aux surveillants et aux conseillers pénitentiaire de probation et d’insertion. Notre projet était d’impliquer la maison d’arrêt sur plusieurs niveaux, afin que la présence des intervenants soit accueillie de la façon la plus naturelle possible.


Histoires de famille & de prison


Au début de ce compte-rendu, je dois faire un détour par un chapitre un peu subjectif. Il me semble que dans le cadre d’une expérience de cet ordre, il ne faut pas faire l’impasse sur ce qui détermine plus ou moins consciemment son engagement, ses paroles et ses actions – au risque de l’impudeur.

L’idée d’intervenir en prison n’a jamais été une évidence pour moi.

Ma famille a été confrontée à la prison lorsqu’un de mes cousins, encore mineur, a commis un délit assez grave, jugé en cour d’assise. Au cours de mon adolescence, pendant plusieurs années, notre famille a vécu au rythme des appels du dimanche à la radio, et mes parents ont eux-mêmes animé des ateliers d’art plastique en prison.

Par ailleurs, j’ai passé beaucoup de temps dans mon enfance à l’hôpital. L’enfermement, la douleur et la peur qui environnent la maladie ont constitué une expérience que je tends à confondre, (à tort et/ou à raison), avec celle que la prison représente.

C’est en tous cas le point d’approche de mon empathie – et en même temps le risque que mon propre pathos d’identification vienne parasiter mes actes.

J’ai recueilli d’autres rêves, de personnes malades, hospitalisées ou handicapées, qui me semblent avoir à voir avec l’emprisonnement.

Et je constate que les personnes qui se trouvent dans ces situations de souffrance - prison ou maladie, deuil ou danger – portent un intérêt particulier à leurs rêves.

Lorsque le cours de nos vies nous échappe, et que quelque chose qui ressemble au destin s’empare de notre existence, nous portons alors un intérêt à l’activité onirique. Comme si le songe était au moins la métaphore la plus exacte de cette intensification du sentiment de vivre que provoque l’exceptionnelle proximité avec le néant. Nous sommes alors les héros de notre existence. En même temps, ce sont ces moments où notre vie nous échappe le plus, comme le héros était celui d’une autre existence. Car le territoire du rêve, dans ces moments extrêmes, est coloré d’une palette qui paraît parfois plus véritable que le réel. Lorsque les morts nous reviennent dans nos rêves, ils sont souvent accompagnés d’un sentiment de réalité douloureusement intense, tel qu’on l’éprouve rarement dans notre quotidien, et qui est à la mesure de notre désir de revoir le disparu, la mesure de cette insupportable absence.

C’est avec la mémoire et les fantasmes qui accompagnent ces expériences personnelles – l’incarcération de mon cousin, l’engagement de mes parents et mon enfance à l’hôpital – que je me suis engagé dans ces ateliers en maison d’arrêt.


La subjectivité comme condition de l’objectivité


Si nous sommes inconscients de ces fondements souterrains de notre présence, voire si nous nions que ce que nous avons vécu peut survenir à tout moment, sous des formes inattendues, nous risquons de ne pas entendre le non-dit de nos échanges, ce qui sous-tend la rencontre dans laquelle nous nous aventurons. Cette surdité est dangereuse, surtout lorsqu’il s’agit de se prêter aux « vases communicants » que constituent le recueil de récits de rêve.

Ce désir de rendre conscient les motifs cachés d’un engagement n’ont rien à voir avec la volonté de contrôler l’aventure, ni de délimiter le terrain de la rencontre, mais c’est la condition pour ne pas se tromper de chemin dans le territoire que nous allons aborder ensemble, en liberté.

Car il semble que parler de rêve en prison mène à parler de la liberté...


La question de l’évasion et du rêve


Il y a cette peinture de 1836 qui s’appelle Le rêve du prisonnier. Elle est de Moritz von Schwind, un peintre viennois (1804-1871).

Ce tableau a fait l’objet d’un commentaire de Freud, dans un chapitre de l’Introduction à la Psychanalyse, pour illustrer la conception freudienne du rêve comme accomplissement d’un désir :

« C’est le Rêve du Prisonnier qui ne peut naturellement pas avoir d’autre contenu que l’évasion. Ce qui est très bien saisi, c’est que l’évasion doit s’effectuer par la fenêtre, car c’est par la fenêtre qu’a pénétré l’excitation lumineuse qui met fin au sommeil du prisonnier. Les gnomes juchés les uns sur les autres représentent les poses successives que le prisonnier aurait à prendre pour se hausser jusqu’à la fenêtre et, à moins que je me trompe et que j’attribue au peintre des intentions qu’il n’avait pas, il me semble que le gnome qui forme le sommet de la pyramide et qui scie les barreaux de la grille, faisant ainsi ce que le prisonnier lui-même serait heureux de pouvoir faire, présente une ressemblance frappante avec ce dernier. »

Le 02 avril 2015, lors de la première rencontre avec les détenus, pour la présentation de l’atelier, un homme d’origine roumaine nous a dit que dans sa culture - « pour les Anciens » – si on regarde par la fenêtre au réveil, le rêve va s’enfuir - et on ne s’en souviendra pas... L’évasion du rêve, à défaut du rêve d’évasion.


*



Au cours des ateliers, grâce aux œuvres d’art, je vais comprendre que la véritable question que se pose le détenu n’est peut-être pas la liberté ou la privation de liberté...

Mais avant de descendre dans les profondeurs de l’éthique que m’ouvrira cette découverte, arrêtons-nous au seuil initial de tout rêve : la nuit, et le temps du sommeil...

Un détenu, le 20/04/2015

« Après avoir regardé la série du mardi soir sur la 1, mon co-détenu s’est couché avant moi, comme d’habitude. J’ai zappé, zappé, fait deux fois le tour de toutes les chaînes, et je suis resté bloqué sur un reportage d’Arte, sur les Sarahouis du Maroc. Dix, quinze minutes plus tard, je décide de m’endormir. Je mets le réveil, éteins la télé et commence à faire la même position de sommeil, car avec ces matelas durs et la taille du lit, il faut faire le maximum pour essayer de bien dormir.

À mon réveil, à 7h du matin, je me souviens d’avoir fait deux ou trois rêves, mais une seule scène me revient et elle a un rapport avec un moment de la journée précédente.

Le matin du 28, j’avais eu un parloir avec mon meilleur ami, il m’a parlé d’un autre ami qui voulait venir me voir ou qui veut venir me voir, mais je lui ai dit que ce n’était plus la peine qu’il vienne.

Et dans mon rêve, j’ai rêvé de cet ami en question, et dans ce rêve, je marchais avec lui et, arrivé chez lui – ce n’était pas du tout chez lui – et sa mère dormait dans une chambre à côté et... Après, plus rien... Je ne me souviens de plus rien. »



Pendant cette nuit à Nanterre...


Pendant cette nuit, donc, à Nanterre, les habitants dormaient et, parmi eux, les prisonniers – prisonniers de droit commun, incarcérés à la maison d’arrêt...



(À Suivre...)

23 juin 2015
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