Passage public

Dans les pas de l’insatiable promeneur Joël Gayraud.


Mettre ses pas dans ceux de Joël Gayraud et se laisser guider par lui, au fil de ses dérives en ville ou en bordure de mer, c’est s’initier à la nonchalance et à la curiosité en associant l’art du bref à celui de la fugue. Ce promeneur, naturellement calme et attentif, souvent enclin à la douceur, sait se montrer critique dès qu’urbanistes et promoteurs réunis lui en donnent l’occasion. Ses coups de griffes sont alors rapides et efficaces. Il poursuit ensuite sa route et incite le lecteur à l’accompagner en donnant vie et corps à ce qu’il découvre.

« Le cimetière des Capucins, situé sous l’église Santa Maria della Concezione, à un coude de la rue Vittorio Veneto, l’avenue la plus chic de Rome, présente au visiteur, avec ses accumulations de crânes, ses frises de clavicules et de spondyles, ses lampadaires en dentelles de tibias et de côtes, ses longs envols tout battants de pelvis au flanc des voûtes, le plus vibrant hommage de l’art baroque à l’idée de la mort. »

Il lui arrive de revenir fréquemment dans des lieux qui ont apposé leur marque dans sa mémoire, notamment à Paris, ville qu’il arpente depuis son enfance.

« Paris est un puits profond de deux millénaires, dont la margelle est le boulevard périphérique. Situé sur les anciennes fortifications de Thiers, ce carcan de béton parcouru d’un carrousel incessant d’automobiles corsète cruellement la capitale, comme pour la mieux faire macérer dans son passé. »

C’est dans les rues peu fréquentées, dans les passages ombragés, aux abords des cimetières, dans de courts tunnels piétonniers ou près des dernières poternes, là où son regard affûté s’allume et où son érudition tranquille peut se nourrir qu’on a le plus de chance de rencontrer ce flâneur discret. Il cherche la couleur des rues (« Paris a la rue Blanche et la rue Bleue, Rouen une rue Verte, près de la gare, Marseille une rue Rouge, mentionnée par Valery Larbaud dans Barnabooth) et se réjouit que certains des noms de mois inventés par Fabre d’Églantine restent d’actualité dans la toponymie parisienne où existent toujours les rues Messidor, Floréal et Fructidor et où plusieurs débits de boissons font clignoter jusque tard dans la nuit les enseignes lumineuses Thermidor et Germinal.

Ses escales le mènent également dans d’autres villes du monde. Il marche à Prague, à Naples, à Venise ou à Londres en faisant en sorte de s’y rendre en bonne disposition pour être surpris par ce qu’il voit, entrevoit ou traverse. S’il interroge et scrute les lieux et leurs particularités, il s’intéresse aussi de près aux us et coutumes de ceux qui y vivent. Il n’hésite pas non plus à plonger dans le passé plus ou moins récent de ces territoires pour mieux les appréhender.

Passage public regroupe dix-sept déambulations à travers lesquelles l’auteur de La Peau de l’ombre (José Corti, 2004) parvient, grâce à l’avancée légèrement sinueuse et à la respiration très posée de de sa phrase, à suggérer autant d’incitations au voyage avec clins d’œil décochés à son double et saluts aux ombres dissimulées dans les angles morts. Les notations précises qu’il prend en chemin touchent aux scènes de vie, aux souvenirs, aux détails, aux inscriptions, aux plaques de rues et aux anomalies ou aux contrastes qu’il repère ici ou là. Il aime d’ailleurs les retourner, créant instantanément des promenades plus intérieures et tout aussi captivantes.


Joël Gayraud : Passage public, L’oie de Cravan.

19 septembre 2012
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