Passerelle

Le carnet de mer d’Erwann Rougé.


Chaque page de ce carnet de mer débute par de brèves informations qui ont àvoir avec la météo marine en cours, le lieu où se trouve le bateau et la façon dont il se comporte face aux intempéries.

« Â Temps couvert et àgrains-mer forts, roulis modéré. Vent fraîchissant de S. àS.S.E. Tangage accentué. L’état de mer nous contraint àrenoncer àl’accostage. Pris route de sécurité.  ».

Ces notes, prises sur le vif, ouvrent le texte. Ce sont des avant-goà»ts, des mises en situation. L’auteur s’y adosse pour dire ensuite ce qu’il vit, ressent, imagine àbord. L’isolement sur la passerelle reste propice àla réflexion. Il ne se laisse cependant pas submerger par l’immensité qui l’entoure. On le sent, au contraire, guidé par une sorte de ressac intérieur stimulé par la force des éléments auxquels il se frotte.

« Â La mer ne nous égare pas, nous ne sommes jamais perdus par ses mensonges, qu’elle nous affronte ou bien nous frôle, nous esquive, nous piège, nous enlace et nous déchire, elle nous révèle chaque fois davantage, non pas un secret, mais la présence d’un secret.  »

Il s’interroge, cherche àsaisir une sensation, un silence, un moment àne pas oublier. Il sait pourtant que noircir ce carnet qu’il garde àportée de la main ne suffira pas. Il lui faut adapter sa langue, la travailler, la modifier, lui offrir des mots, un lexique, une palette et un timbre adéquats. La dureté des vagues venant cogner les pontons d’un port et le glissement de l’eau roulant sur la pierre ne s’énoncent pas de la même manière. « Â L’écriture est liée au corps  » et celui-ci cherche en permanence àêtre disponible pour sentir toutes les vibrations qui émanent de l’extérieur.

« Â Ã‰crire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd’hui ? La faille au monde n’a aucune langue.  »

Attentif aux turbulences de l’océan et en proie àune mélancolie qui parfois le visite àl’improviste, Erwann Rougé s’invente également, tout au long de ses trajets maritimes, des haltes en un lieu sà»r, territoire intime qu’il nomme Loc Meven et qui devient refuge mental. Dès que ses pensées le lui demandent, il s’y projette, s’adressant àcelle qui l’attend àterre et qui vit, àson image, entourée de livres.

« Â J’ai le désir panique de revenir àla beauté de l’autre ou de faire n’importe quoi pour éviter le gouffre, les trouilles.  »Â 

Il y a dans ce livre une densité d’être (avec blessures, heurts et tremblements) qui réussit àdépasser une réalité fascinante (une vie au large, mouvementée, frappée d’écume) pour découvrir des rivages plus secrets, au cÅ“ur d’une intériorité et d’une profondeur qu’Erwann Rougé parvient àrendre avec subtilité.


Erwann Rougé : Passerelle, carnet de mer, L’Amourier.

20 décembre 2013
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