Peemaï au Triton
Mon journal, le 29 mai 2016.
PEEMAï
Je ne connais du Laos et de l’Indochine que les livres de Marguerite Duras, Indochine, ce film réalisé par Régis Varnier que j’ai vu un dimanche après-midi au Pathé Wepler dans les années 90, et un peu plus tard, à La Pagode, L’Odeur de la Papaye verte pourtant entièrement tourné en région parisienne. Sans oublier, avec Jacques Perrin, La 317e section de Pierre Schoendoerffer qui a vécu lui-même la bataille de Dien Bien Phu qu’il n’a pu oublier. Et, depuis hier au soir, la musique de Peemaï qui porte si loin l’empreinte de ce pays. Comme sous l’emprise de l’opium, les quatre musiciens ont choisi de métaboliser ces chants de l’Isan pour nous emmener dans un songe exotique où la sensualité et la mort ne sont jamais très loin l’une de l’autre. Dans Barrage contre le pacifique, Marguerite Duras nous transportait dans les terres maternelles, ces rizières chimériques dévastées par la montée des eaux infernales. Avec des réminiscences hendrixiennes, Peemaï transfigure notre imaginaire. Déjà dans les années 60, au Vietnam, non loin des bases militaires américaines, le Molam avait muté en une sorte de Country psychédélique. Les musiciens de Peemaï sont sans doute allés exhumer les rares vinyles rescapés du Napalm, mais il faut être Franck Vaillant, extraordinaire batteur percussionniste et visionnaire allumé, pour puiser au plus profond et faire jaillir l’inépuisable énergie du Mékong. Ce fleuve légendaire que la jeune Marguerite Donnadieu traversait d’une rive à l’autre dans la folie d’une enfance marquée par le drame familiale.
A dix-huit ans, sous le regard de l’amant qui secrètement la regarde partir, elle quitte à jamais l’Indochine. Elle n’y reviendra plus, sauf par la littérature, toujours. Il y a cette image qui aurait pu être imaginée par André Breton, farouche adversaire en son temps de l’exposition coloniale (ils étaient peu nombreux), lorsque les doigts déliés de David Vilayleck s’emparent du métal pour porter en over dose la stridence des aigus de sa guitare électrique. En un seul geste, c’est toute la tragédie qui refait surface, toutes les vies humaines sacrifiées durant cette guerre d’indépendance que l’on appelle communément la guerre d’Indochine qui succédait à deux guerres mondiales où des dizaines de milliers d’Indochinois périrent. Mais Peemaï crée au-delà. Remplacés par le très voluptueux saxophone ténor d’Hugues Maillot, la voix chantée et le Khène (orgue à bouche en bambou et bois), ici sont tous les deux abandonnés au profit d’un réservoir de sensations Word ethnic groove susceptibles de réveiller en nous la polyphonie des émotions propres à ce pays dont tant tombèrent à jamais fascinés par son extraordinaire atmosphère et la promesse d’extase qu’elle contient. Avec Peemaï, comme dans la présence de l’enfance dans l’œuvre de Marguerite Duras, il n’y aucune volonté d’objectivité. Le Molam, repris par les travailleurs émigrés en Thaïlande et principalement écouté par les plus pauvres de Bangkok, forme, avec Peemaï, la racine d’une relation rêvée au pays natal ou au pays lointain. Un peuple laotien riche de ses chants ruraux aussi transparents que les eaux chaudes de la mer de Chine. Une musique encore étonnamment préservée dans sa version originale par quelques rares conservateurs de la tradition.
Photo du Navire Night de Marguerite Duras. Mise en scène Armel Veilhan avec Marie Fortuit et Antoine Formica. Théâtre du Garde Chasse Les Lilas Janvier 2016. Cie Théâtre A.