Petite Ourse de la Pauvreté

Hommage de Lucien Suel à sept personnages ayant vécu dans le Pas de Calais.


L’infime part de voûte céleste que Lucien Suel a peu à peu constitué – cela lui a demandé vingt ans – scintille par intermittences, certaines nuits, quand le ciel consent à s’ouvrir, au-dessus des terrils abandonnés, des jungles ratissées, des usines désossées, des cimetières militaires et des hameaux en survie. Ce qui lui parle, c’est le monde des humbles, celui de ceux qui ont trimé, souffert et marqué de leur empreinte un territoire (celui du Pas de Calais) où ils ont vécu. Leur esprit d’ouverture leur a, par ailleurs, toujours permis de ne jamais être pris en défaut de repli sur soi. Ils se sont frottés, via la matière, la création, une illumination, un appel intérieur, et parfois la guerre, aux autres.

Aux six personnages auxquels l’auteur rend hommage (Georges Bernanos et son héroïne Mouchette, Fleury Verbrugghe, son grand-père, Benoït-Joseph Labre, le patron des inadaptés sociaux et les deux peintres, figures majeures de l’art brut, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin) s’en ajoute un septième, natif de Berck, le poète et éditeur Ivar ch’Vavar, vivant en proche Picardie et initiateur de ce projet.

« Inventeur de la Picardie tu lèches / la poésie-trognotte tu lèches tous / les poèmes riz-la-+ le maldoror nu / au torse amaigri »

Les sept hommages écrits en vers justifiés qui composent Petite Ourse de la Pauvreté permettent de suivre les itinéraires plus ou moins rugueux de gens épris de liberté. Soucieux de ne pas s’en laisser conter, tous, y compris Mouchette, par Bernanos interposé (à qui Suel offre un tombeau qui s’ouvre tel « un grand trou noir dans le ciel bleu »), traversent le temps qui leur est imparti en restant fidèles à ce que leur intuition et leur intégrité intérieure leur demandaient de réaliser. Pour Benoît-Joseph Labre (1748-1783), futur canonisé, ce fut la pauvreté absolue, la route avant l’heure, la traversée des montagnes et une vie au jour le jour qui vit, ironie du sort, le jeune vacher d’Amettes venir mourir dans la boucherie de Zucarelli à Rome.

Pour d’autres, tel Fleury-Joseph Crépin (1875-1948), « plombier zingueur quincaillier compositeur de musique rebouteux puisatier sourcier et finalement peintre pour la paix », le parcours fut tout aussi rude mais tenu à l’écart des affres du délabrement grâce à une force physique et mentale bien entretenue. Il en fut de même pour l’autre peintre du livre, Augustin Lesage (1876-1954), lui aussi guérisseur à ses heures, qui connut de nombreux coups durs et qui finit par écouter la voix qui vint, du fond de la mine, (où il travaillait) lui prédire qu’un jour il se consacrerait (ce qu’il fit) totalement à la peinture.

« À droite, je martèle le temps. À gauche, le palindrome des oiseaux de proie me regarde à travers les pattes du faucon. SERRES. SERRES. »

Lucien Suel est ici chez lui. Il dit ce qu’il doit à ces êtres à l’énergie communicative. Il revient aussi sur sa propre généalogie, consacrant plusieurs pages (quatorze stations) à son grand-père Fleury Verbrugghe (1896-1985) dont l’existence résume assez bien l’histoire en pointillés du siècle passé dans cette région.

« À l’usine d’Isbergues, il travaillait au déchargement des wagons de coke et de minerai. L’équipe des « 40 tonnes », casquettes de coton bleu, chemises de toile, manches roulées sur les coudes et veines bleutées au dos de la main. »

Les contraintes d’écriture que Lucien Suel s’impose pour s’approcher au plus près du quotidien et de l’histoire de ses personnages, donnent à cette constellation volontairement pauvre un aspect visuel qui, d’emblée, attire, aidant ensuite à repérer, en lecture, les feux épars qui brillent sur la route de son pôle Nord terrestre.


Lucien Suel : Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme.

20 avril 2012
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