Lucien Suel | D’azur et d’acier

Extraits de D’azur et d’acier (éditions La Contre allée, Lille, 2010), ouvrage que Jacques Josse a présenté.

Texte lu pendant la Nuit remue 7.

Lucien Suel sur remue.

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[…]
Une, deux, une, deux, gauche, droite, tu lèves
les yeux vers le haut mur de briques rouges et
noires. Tes pas résonnent. Ton ombre s’allonge
sur le macadam des trottoirs, macadam macadam,
brique brique. Tu tournes à droite. Stop ! Feu
rouge comme brique. Tu traverses la rue Pierre
Legrand. Tu t’approches de l’usine abandonnée.

Tu mets tes pas dans les pas des ouvriers, des
fantômes des ouvriers. Tu entends les cris des
enfants dans la cour de récréation. Tu marches
au milieu des années passées. Tu traverses les
souvenirs. Tu comptes dans ta marche. C’est le
rythme du marteau-pilon, boum boum dans la clé
usb du gamin. Court-circuit entre les siècles.
[…]

Ici, d’abord, l’usine. Le soufflet des forges,
la coulée de l’acier, le tintamarre des tôles.
Chocs, chaudronnerie, ajustage, gaz, limaille,
poussière, vapeur, fumée d’huile chaude et les
hommes au milieu. Le souffle des hommes, force
et fragilité. L’usine respire avec les hommes,
après les avoir amenés à elle comme un aimant.

Les fermiers quittent les prairies, deviennent
des ouvriers. L’usine fait pousser les maisons
en corons et courées, en quartiers. L’usine se
développe, fonctionne assez longtemps pour que
s’installent des habitudes, une tradition, une
culture. Tradition ouvrière, culture ouvrière,
syndicats, éducation populaire et camaraderie.

La révolution industrielle de la fin du 19e,
la 1re guerre mondiale, une crise économique,
le front populaire et la 2e guerre mondiale.
La reconstruction et la modernisation, les « 30
Glorieuses », le choc pétrolier, la crise de la
sidérurgie et un jour, la fermeture de l’usine
pour diverses « bonnes raisons ». Pour toujours.
[…]

[…] L’usine ferme et l’argent part
au loin. L’argent se fait la malle, s’évapore.

L’être humain est plus pesant que l’argent. Il
réagit moins vite que l’argent. Un être humain
est solide, réel, l’argent liquide ou virtuel.
L’argent se déplace comme l’éclair. Un clic de
souris : le voici de l’autre côté de la terre.
Il est passé par ici, il s’est évanoui par là.
il s’échange ici, il se valorise là. Il voyage

sans passeport. L’argent part ailleurs mais la
personne vivante reste sur place, reste sur le
carreau. La personne vivante ne quitte pas son
foyer, sa maison, ses souvenirs, son histoire.
Sinon la personne vivante se déchire comme une
maison éventrée, une boîte à boutons renversée
dans les gravats, une boîte à musique écrasée.
[…]

[…] Aujourd’hui, il y a des briques et
tous ces arbres semés du ciel par les oiseaux.
[…]
brique brique à brique et brique brique brique
brique herbe arbres merles groseilliers brique
brique betteraves navets choux carottes brique
brique poireaux verdier rosier aubépine brique
brique noisetier artichaut tourterelles brique
brique mésanges poirier persil cerisier brique
brique brique à brique et brique brique brique
[…]

Protégés par les briques, les saules marsaults
se sont soulevés vers le ciel dans les friches
de Fives. En quelques années, ils ont colonisé
les terres industrielles abandonnées, feuilles
mortes de l’automne se transformant en fumures
nourricières. Ayant filtré poisons et résidus,
ils croissent lentement en silence, en secret.

Les saules marsaults dans les friches de Fives
ne sont pas seuls. Bouleaux, frênes, aubépines
et buddleias les entourent. L’été, un nuage de
papillons ou d’abeilles vibre autour d’eux. Un
jour, viendra le temps de la reconquête, celui
de la requalification. Les bulldozers affrétés
par les « paysagistes » passeront à l’attaque.

Sur le terrain nettoyé, épuré, réhabilité, les
réaménageurs créeront une nouvelle croissance,
nouvelles constructions, nouvelles plantations
et nouveaux « espaces », pour le bonheur et le
bien-être d’une nouvelle population. Tourne et
tourne, le cycle du temps. Le vent soulève les
graines et secoue les atomes. La vie continue.

[…]
La vie continue. Les murs de briques résonnent
sans cesse de l’écho des paroles, des chansons
reprises en chœur, des sirènes des ambulances
et des klaxons des voitures, du sifflement des
bombes, des histoires répétées, des hurlements
de joie ou de terreur, des cris d’ivrogne, des
slogans scandés, du boum boum boum des basses,

du bla-bla des discours, la langue de bois, la
langue de brique. Brique brique brique brique,
brique ! bric à brac ! bric à brac et bric sur
bric ! Mur de briques, tas de briques. Briques
crues, briques cuites. brique brique ! Brique.
Bric ! Sac de briques, jus de briques. Briques
nues, briques molles. Bric ! broc ! hey brik !
[…]

Ouais ! Hé oui ! Hé ben voilà ! Ouais, Ouais !
Hé ! Ouais, pourquoi garder un truc comme ça ?
Tout le potin ! Là, on n’entend pus rien juste
les moineaux. Mais avant, alors là, ouais, les
riveteuses à chaud, que boucan ! et pi encore,
les marteaux-pilons, la chaudronnerie, baoum !
Hé ! Ouais, pourquoi garder un truc comme ça ?

Ouais ! Hé oui ! Hé ben voilà ! Ouais, Ouais !
Et la chaleur ! Ouais, la chaleur, la vapeur !
Ouais, pas possippe ! Et pas le droit d’ouvrir
les fenêtres ! Tu t’faisais engueuler ! Tout y
est cassé ! Les moineaux y peuvent rentrer. La
flotte ! Ouais, c’est tout rouillé ! Pu rien !
Hé ! Ouais, pourquoi garder un truc comme ça ?

Ouais ! Hé oui ! Hé ben voilà ! Ouais, Ouais !
Ah, y en a eu des trucs qui sont sortis d’ici,
des ascenseurs, des ponts, et des locomotives,
et même des usines. Oui, y en a eu du boulot !
Et aussi des morts et des blessés quand ils se
faisaient prendre par la machine. C’était dur.
Hé ! Ouais, pourquoi garder un truc comme ça ?
[…]

« Du passé, faisons table rase ! » Moins d’une
centaine d’années après, ces fortes paroles de
L’Internationale se sont retournées contre les
prolétaires qui les chantaient dans les luttes
« finales ». Des paroles, prises à la lettre par
certains « progressistes », et par ceux qui font
« travailler » l’argent. Ils ont réussi à ruiner

nombre de traditions et notamment la tradition
ouvrière, dans le but de changer les personnes
vivantes, de créer des êtres « libérés », hommes
sans attaches, sans passé et sans avenir, sans
fierté, individus uniquement dédiés au présent
et à la consommation compulsive. Mais il reste
encore un peu de passé qui ne veut pas passer.

Il reste du passé qui refuse de trépasser, qui
ne veut pas finir sur le billard, sur la table
de dissection. Il est temps d’écarter la table
rase. Il est temps d’envahir les places vides.
Il est temps de parler ensemble de notre passé
et de notre présent. Il est temps de parler de
notre futur à Fives, d’un autre futur à vivre.



Lille-Fives, La Tiremande
octobre 2009 – avril 2010.

24 juin 2013
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