Pièce #4 :« Quel savoir la littérature porte-t-elle ? » (autour d’une école du vertige)

« Quel savoir la littérature porte-t-elle ? » Autour d’une école du vertige


Conférence donnée à Lagrasse en 2011 pour le projet dit de « l’École de littérature », porté par Lionel et David Ruffel. En présence de Tiphaine Samoyault, Marielle Macé, Gisèle Sapiro, François Cusset, Xavier Person, Laurent Mauvignier, Vincent Message, Cloé Korman, Lionel et David Ruffel…



« Quel savoir la littérature porte-t-elle ? »


Je voudrais proposer ici l’idée qu’elle porte un savoir du vertige.
Ou plus justement, qu’elle a été pour moi, au fil de mes lectures
et des différents chantiers d’écriture, une école du vertige.
Et s’il devait y avoir une inscription dans la durée de ce projet d’École,
j’y inscrirais volontiers cette réflexion au « programme ».
Tracer, dans la littérature, de livre en livre :
une Histoire du vertige.

Ce vertige, c’est ce que j’ai fini par reconnaître
comme le point obsessionnel de toutes mes lectures
et de ce que j’ai écrit.


*


Je pense à la réponse que j’ai formulée, au manifeste des écrivains-voyageurs,
dans Visiter le Flurkistan, mais aussi à L’Utopie linguistique ou la Pédagogie du vertige
qui clot Le Hêtre et le Bouleau [1], essai où
j’ai cherché les voies d’une sortie, hors du XXe siècle,
pour réinscrire l’espace européen dans un horizon d’avenir,
afin d’échapper à la saturation mémorielle,
à la hantise du passé.

Je pense également à la lecture proposée
du livre de Magris Danube [2] – vertige de l’origine,
vertige des sources du Danube où Magris raconte qu’au commencement
du fleuve autour duquel se déploie, pour lui, toute la littérature mitteleuropéenne,
il n’y a pas une terre, une prairie,
une clairière de l’être authentique,
mais une gouttière.

Je pense aussi à la lecture proposée dans Le Hêtre et le Bouleau
des Disparus [3] de Daniel Mendelsohn – épopée de l’absence, exégèse et quête de vérité
ouvrant sur le vide d’une histoire à jamais coupée,
d’une généalogie impossible.

Ou encore, une lecture récente du livre de Pierre Michon Les Onze [4]
généalogie d’une peinture imaginaire, des têtes
et portraits de nos chers révolutionnaires, qui ont inauguré cette
histoire de la hache, de la coupure, de la « tranchée » – la guillotine –
et qui m’ont conduit à ouvrir, ainsi, par une tête fracturée,
les premières pages des Vies pøtentielles.

Guillotine dans Les Onze,
hache de l’Histoire que je retrouve encore
dans le tryptique de la lettre H et sa présence,
de livre en livre : H-être, h-onte de l’Europe, h-antise, h-ontologie
du XXe siècle européen, h-antologie
.
La lettre H qui a fini par dire, à elle seule,
le moment européen, à la charnière
des deux siècles.


*


Cette h-istoire du vertige, donc, j’aimerais en faire une des pistes de recherche de l’« école de littérature » que vous cherchez à définir.
Cette histoire du vertige, c’est celle autour de laquelle
je ne cesse de tourner, par l’écriture.
Elle n’est pas donc pas, a priori, une piste théorique, issue d’une démarche consciente.
C’est entièrement une pratique, dans le double mouvement
de l’écriture, de la lecture, puis du retour
sur ce qui a été lu ou écrit.


*


J’ai pensé vous montrer des objets photographiques ou vidéo
qui sont le sous-texte de mon travail, afin d’illustrer comment
cette histoire du vertige est à l’œuvre.
Je le ferai si nous avons le temps, pendant ces quelques jours où nous sommes réunis.
Mais je voudrais, pour l’heure, vous dire
que ce seront sans doute, à vos yeux, des « objets décevants ».
C’est-à-dire, en fait, des objets de collectionneurs,
qui n’ont pas de valeur, précisément, hors de la logique de la collection.
Cette logique – le vertige – définie comme une interrogation sur le lieu
que nous habitons, au XXIE siècle,
et donc, par voie de conséquence, le lieu ou non-lieu
de l’entre-des-genres, de l’entre-des-textes, des langues et des cultures,
où nous nous tenons.


*


Nous ne sommes là qu’une petite heure ensemble et j’ai pensé
que l’on perdrait trop de temps à plonger dans les archives de mon petit atelier.
Idéalement, il faudrait pourtant suivre, de l’intérieur,
la logique des objets, des écritures
accumulés au fil du temps.
Écriture-livre, écriture-vidéo, écriture-photographie,
Écriture-installation, écriture-sculpture.
À chaque fois, les formes qui apparaissent sont, de plus en plus,
pour moi, comme des fragments de ces mythes du vertige
que je cherche à collectionner, pour le XXIe siècle.
Mythes, c’est-à-dire, ce qui a à voir avec la fondation des origines,
et le vertige, qui est précisément ce qui nous éloigne
de toute possibilité de saisir, d’appréhender,
d’atteindre et de figer l’origine.

Nous avons trop de mythes des origines.
Pas assez de mythologies du vertige :
Ce qui est pourtant la sensation et le concept,
ou le percept, qui est le plus à même
de nous préparer à cette existence
décentrée, et au vacillement
de toute chose.

Je pourrais ici renvoyer à L’Inquiétude d’être au monde [5].


*


Mais revenons à l’exposition :
imaginons une première salle où il y aurait, d’abord, des photographies :
Ce que je nomme les Nowhere lands [6].
Lieux traversés, photographiés, puis oubliés. Lieux sans qualité,
que l’on ne peut affecter à aucun territoire précis.
Et imaginons encore, dans un coin, qu’il y aurait la première phrase
de LInversion de Hieronymus Bosch [7] : un livre construit
entièrement comme une rêverie à partir de l’image-trou du film de Wenders Paris, Texas.
La petite image de désert, d’un bout de désert, qui constitue l’horizon d’espérance – ou d’oubli –
de cet homme en errance. (Dans le film, c’est un bout de terre avec une petite pancarte illisible,
une flèche qui tend vers le nulle part.)
À l’origine, donc, une fiction : l’inatteignable de cette image-trou,
un bout de désert. A nowhere land.


*


Vous voyez déjà cet amoncellement de strates,
de sédimentations fictionnelles, qui
sont les composantes du monde
à habiter.


*


Imaginons maintenant que nous entrons dans une autre salle – salle 2.
J’y aurais mis en alternance, sur les quatre murs, les films
d’une série que je nomme Cinéma pauvre.
C’est une série de vidéos où je filme des histoires non écrites,
des scénarios abandonnés, dont il ne resterait qu’une image.
Dans une des vidéos, The story of my brother, on voit un plan de route que j’ai tourné en Argentine
et l’on suit une multitude de récits, d’hypothèses de récits,
qui pourraient ainsi être rattachés à cette route.
Dans un autre, Running always, un homme court le long d’une voix ferrée.

Dans un autre encore, un gamin roule à moto – Vince, 26 ans –
et s’imagine qu’il vit dans un film de yakuzas
mis en scène par un réalisateur hongkongais.
Ce sont là des poupées russes d’histoires, mettant en scène des personnages
eux-mêmes déportés dans des histoires qu’ils écrivent.
Fictions qui s’enchevêtrent, puis s’abandonnent.
Pouvoir de raconter qui échappe au narrateur et se démocratise, quand les personnages
eux-mêmes s’emparent du récit, de leur fiction
et font dévier l’histoire.

Dans un coin de cette salle 2, j’aurais mis un bout de texte encore,
la suite de L’Inversion de H. Bosch, qui a pour titre
Vies et mort d’un terroriste américain [8] :
Première brèche dans la sédimentation d’images et de récits,
où un gosse fuit l’Amérique, sa fiction natale –
pour venir en Europe, à Paris.
Livre qui, très vite, est éventré par les voix croisées
du scénariste et du cinéaste,
lesquels se disputent sur la suite à donner au film.
Dans ce livre, les strates de vies – documentaire, fictionelle – cheminent ensemble :
L’histoire du gamin dans le film, et les vies de ceux qui l’inventent,
souvent eux-mêmes inventant pour se fuir.

Là encore, vertige.


*


Puis, il y aurait une salle 3, comme ici.
Disons, avec des lectures ou des interventions.
Où je parlerais de ça, de cette Histoire du vertige, où j’exposerais
ce que je crois être la forme qu’a pris en moi le XXIe siècle : temps d’apesanteur, de duplication,
de vertige donc. Une salle où l’on entendrait des lectures de certains textes
sur la sédimentation fictionnelle à l’intérieur de laquelle nous vivons désormais.
J’y parlerais de la story-taylorisation, mais en l’écrivant TAYLOR
d’après le Taylor des usines Ford (et non teller).
J’y évoquerais la rationalisation et la surproduction de la chaîne dramatique.
La façon dont cette chaîne de production fictionnelle pétrit le réel
au point de le transformer et d’accoucher d’une seconde nature.

Cette salle exposerait une grammaire ou un lexique du vertige :
Des mots qui reviennent, dans mon travail, et me servent
à cerner le lieu que je traverse.
Mots de l’entre.
Strates. Sédimentation. H, de la géné-hache-logie ou la di-hach-pora
dans les Vies pøtentielles.
Mots dyslexiques, disorthographiés,
qui m’aident comme les béquilles aident l’infirme
à donner une forme à l’informe où nous sommes.
Des mots comme h-être, ou envir-ornement [9].


*


Dans une quatrième salle, je mélangerais deux types d’archives :
archives des films vus, des images greffées dans ma tête –
le tapis d’images – et peut-être certaines plus que d’autres,
des scènes de cinéma qui font désormais
partie de ma mémoire.
Mais aussi, archives familiales que j’ai dû collectionner,
au fil des morts et des disparitions.


*


Que faire de cette mise en images de notre enfance ?
Est-elle si différente des autres images produites et importées en nous par la fiction ?
Pouvons-nous encore les distinguer ou forment-elles ensemble le fond
informe et indistinct de la mémoire sur lequel nous écrivons ?
Entre le propre et l’impropre.


*


Dans cette salle, je mettrais quelques passages
de Vies pøtentielles. Ou peut-être dans une
salle attenante, la projection d’une lecture des Vies pøtentielles [10] :
ramifictions, vidéo d’une lecture intégrale du livre,
coupée en morceaux et projetée,
de façon aléatoire, sur deux écrans mis côte à côte,
afin que les histoires et les exégèses se mélangent,
que le texte produise d’autres liens,
d’autres passages, d’autres ordres.
Installation du livre et de sa fragmentation
par laquelle je prolongeais la
brisure, la coupure.


*


Que pourrais-je dire des salles d’après ?
Il me reste à les écrire, à les mettre en espace.

Mais il y en a une, toutefois, où je reprendrais
un texte déjà écrit. Un texte qui mime,
reproduit, mais autrement, ce qu’est devenu le standard du mémorial.
C’est la salle des noms.

J’ai écrit un texte-à-la-forme-poème qui reprend cette histoire
de La Salle des noms.
Poème de noms propres, de disparus,
contruit autour du vide.
Rapport de la hantise, encore une fois.
Autre occurrence de la lettre H et persistance du XXe siècle dans le XXIE.
Une liste dite comme une prière
devenue avec le temps une musique
répétitive, comme les séries de Steve Reich
ou de John Adams.


*


J’aimerais installer comme ça ma collection, autour du vertige.
Et c’est à l’intérieur, pris par cette déambulation
dans et à travers des mondes vertigineux
que je pourrais, avec votre aide,
commencer à réfléchir à la question de ce texte.

Quel savoir la littérature porte-t-elle ?



Camille de Toledo

9 septembre 2014
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[1Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau, Paris, éd. du Seuil, 2009.

[2Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 1988, cité par Camille de Toledo in Visiter le Flurkistan, Paris, PUF, coll. « Travaux pratiques », 2008.

[3Daniel Mendelsohn, Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007.

[4Pierre Michon, Les Onze, Paris, éd. Verdier, 2009.

[5Camille de Toledo, L’Inquiétude d’être au monde, Paris, éd. Verdier, 2012.

[7Camille de Toledo, L’inversion de Hieronymus Bosch, Paris, éd. Verticales-Gallimard, 2004.

[8Camille de Toledo, Vies et mort d’un terroriste américain, Paris, éd. Verticales-Gallimard, 2007.

[9In L’Inversion de Hieronymus Bosch, op. cit.

[10Camille de Toledo, Vies Pøtentielles, Paris, éd. du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2011.