Pierre Jean Jouve, la quête intérieure, biographie, de Béatrice Bonhomme
La première grande étude publiée après la mort de Pierre Jean Jouve, le livre de Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve, ou la naissance d’un poète [1], avait eu pour origine la découverte d’un fond d’archives appartenant à Claude Le Maguet [2]. Une rencontre vivante, un événement à résonance biographique entraînait la dynamique d’une recherche visant, à travers la cohérence toujours future conquise par le poète et qu’il fut seul à pouvoir poursuivre, ses racines, ses marges, les frontières d’une image de soi volontairement et non sans raisons confondue avec l’œuvre ; d’où un problème, particulièrement à vif dans le cas de Jouve, qu’on sait marqué par la décision radicale, et de ce fait partiellement arbitraire, de porter l’interdit sur les livres antérieurs à la publication de Noces. Paradoxalement, le livre de Daniel Leuwers jetait les bases solides d’une approche biographique et critique de l’œuvre nouvelle – celle qui justifiait le regard porté sur l’œuvre ancienne – mais s’arrêtait à son commencement, laissant attendre un autre travail, un « Jouve après Jouve », ou plutôt un « Jouve tel qu’en lui-même », ou « par lui-même » (pour reprendre le titre d’une collection fameuse où d’ailleurs il n’apparaît pas), qui aurait mené à bien une semblable étude – biographique en même temps que critique – mais portant sur la totalité de l’œuvre en quelque sorte autorisée, la seule où il voulait qu’on le reconnaisse, la seule également, pouvons nous croire, qui justifie le regard rétrospectif.
Cette étude, venant après une période où se sont multipliées les publications et les travaux sur Jouve, il revient à Béatrice Bonhomme de l’avoir menée à bien, dans un livre récent dont le titre montre bien le problème, en même temps qu’il indique déjà les solutions apportées : Pierre Jean Jouve, La quête intérieure, biographie [3]. Les deux sous-titres en effet doivent être mis en résonance, mais non sans remarquer au préalable que ce travail paraît dans le temps même où par la vente publique des documents qui étaient en la possession de Catherine Jouve, petite-fille du poète, presque toutes les traces biographiques disponibles pour la période qui concerne l’œuvre principale de Jouve se trouvent mises à jour, c’est l’heureux effet de cette vente. La même Catherine Jouve, qui avait déjà collaboré à l’édition des Œuvres complètes au Mercure de France par Jean Starobinski, en 1986, a bien voulu transmettre à Béatrice Bonhomme, lors d’un long entretien, ce qu’elle savait, par transmission directe, de la vie de Jouve, dont elle s’était rapprochée en 1966. Ces données, qui viennent s’ajouter à celles, multiples, diffractées à travers les témoignages de ceux qui furent, à un moment ou un autre, proches de Jouve, ou encore la publication de diverses correspondances [4], contribuent à justifier le sous-titre, « biographie », que donne à son livre Béatrice Bonhomme. Mais il faut tenir compte, pleinement, et c’est ce qu’elle fait, de la volonté constante de Jouve, qui fut de s’effacer en tant que personne devant son œuvre, selon une certaine conception de l’acte poétique dont le modèle, sous des formes diverses, s’enracine dans la grande tradition à laquelle il entend se rattacher, celle de Baudelaire, de Mallarmé, et d’une certaine façon de Rimbaud : où l’œuvre – c’est-à-dire le « travail » de poésie – prime sur tout autre aspect de la vie parce qu’elle est seule à représenter fidèlement la dimension spirituelle, la seule qui importe, la seule véridique. À quoi s’ajoute que Jouve a ancré ce travail dans une connaissance intime de la psychanalyse, dont il fait l’un des moteurs de la création, et donc sur le « mécanisme inconscient », où la difficile notion de symbole est inséparable d’un secret qu’on ne peut ni ne doit chercher ailleurs que dans les productions où il se manifeste, c’est-à- dire, le concernant, dans le poème. Telle est sans doute la raison principale pour laquelle, on le sait, Jouve a fait disparaître beaucoup de ce qui aurait pu constituer les documents d’une « histoire » telle que les aime la tradition littéraire, par nature oublieuse du secret. C’est pourquoi la « biographie », tout en tenant compte des données extérieures, toujours précieuses, ne peut être que le récit de la « quête intérieure » dont les œuvres sont non seulement le miroir, mais le moyen, de telle sorte qu’il ne peut s’agir en vérité que de la « biographie d’une œuvre », selon la belle notion conçue et illustrée par Yves Bonnefoy dans son livre sur Giacometti [5]. Il n’est donc pas étonnant que la forme choisie soit non pas celle d’une progression chronologique, à l’exception des années d’enfance et de jeunesse, mais celle d’une somme des questions et des orientations de la vie créatrice de Jouve, nourrie par une analyses extrêmement pénétrante des œuvres, en leurs déterminations les plus complexes, où les faits d’existence viennent éclairer des mouvements qui se produisent pour l’essentiel au plan de la pensée poétique, inséparable d’une sorte de doctrine spirituelle dont toutefois la cohérence – nous l’avons déjà souligné – reste tributaire d’une expérience autant assumée que maîtrisée ou simplement contrôlée.
Le livre de Béatrice Bonhomme bénéficie d’une connaissance de longue main non seulement de l’œuvre de Jouve et de ses arrière-plans culturels, mais aussi de l’ensemble des travaux, jusqu’aux plus récents, qu’il a suscités, qu’elle sait reprendre avec une étonnante force de synthèse et, c’est un point à souligner, sans omettre de citer fidèlement ses sources, ce qui fait du livre un véritable état des lieux des études jouviennes. Il en ressort un portrait aimanté du poète, reflétant sa propre force d’attraction, sa vertu de rassembler autour d’un centre à la fois obscur et brillant les rayons émanant des mondes intellectuels, artistiques, spirituels qu’il a reconnus pour siens, ou comme traduisant et produisant la même réalité profonde dont il accomplit pour son propre compte l’exploration et la transmutation. Bien des pages constituent ainsi une mise au point remarquable sur ces mondes de pensée autour desquels il gravite, dont il découvre ou redécouvre les chemins, qu’il adopte, réutilise, parfois reconstruit à son usage, selon parfois des déformations que l’auteur ne craint pas de souligner. Il faut noter par exemple l’originalité, la précision du chapitre que Béatrice Bonhomme consacre à la lecture des mystiques : sujet difficile, souvent traité ailleurs par allusions et sous-entendus, et qu’elle clarifie à partir d’une connaissance profonde des textes consultés et médités par Jouve, ceux de Catherine de Sienne, de Jean de la Croix, de Thérèse d’Avila. De même, elle établit l’importance, dans ce qu’il faut sans doute tenir pour une véritable époque de la poésie de Jouve, de l’« idée de Chine intérieure », élaborée après la Seconde Guerre mondiale, dans la proximité de Victor Segalen et de Saint John Perse. Remarquons également le chapitre consacré, avec l’appui des travaux de Michèle Finck, à la musique de Berg, ou encore, en dialogue avec Jérôme Thélot, celui qui traite de l’influence fondamentale de Baudelaire.
Un autre grand mérite de ce livre est enfin d’ouvrir sur des vues très nouvelles, et une sorte de réévaluation, de certains aspects du travail de Jouve, encore obscurs ou restés sous une insuffisante lumière. Je pense d’abord au lien de Jouve et de la psychanalyse, et donc à ce qu’on peut comprendre de l’unité de pensée entre le poète et celle qui sera l’inspiratrice durable de son œuvre, Blanche Reverchon [6]. Béatrice Bonhomme, utilisant des données inédites (comme la correspondance entre Blanche Reverchon et Andrée Jouve, la première femme du poète [7]), retraçant avec le plus de justesse qu’il est possible la carrière de psychanalyste de Blanche, particulièrement dans sa relation avec la Société psychanalytique de Paris et une sorte de compagnonnage avec Jacques Lacan, montre à quel point elle doit être considérée comme l’inspiratrice majeure du poète. Accompagnant en cela les hypothèses d’un chercheur, Jean-Paul Louis, elle tend à considérer que le nom même de Blanche est inscrit dans le texte de l’œuvre jouvienne sur une étendue bien plus grande qu’on ne pouvait le soupçonner ; et qu’il faut aller jusqu’à penser que leur proximité de pensée, rapportée par tant de témoins, équivaut à un véritable, bien que peu orthodoxe, travail d’analyse, donnant à la pensée de Jouve sur ce sujet une assise qu’on a pu lui dénier. Une des conséquences de cette réévaluation, outre qu’elle rend justice à une femme exceptionnelle, est de poser en termes nouveaux l’une des clés de voûte du travail poétique de Jouve, où paraît à plein cette imbrication de l’écriture et de la vie qui rend possible et nécessaire la « biographie d’une œuvre » : l’élaboration du personnage d’Hélène à partir de l’aventure, fortement mais pas seulement sexuelle, vécue (et dite par Jouve dans En Miroir) avec une femme, Elisabeth ou Lisbé, connue dans sa jeunesse et retrouvée par un hasard qui prend l’allure d’un fait du destin. De cette liaison date l’écriture de l’ultime récit, Dans les années profondes, mais aussi la plus haute apparition de ce que Béatrice Bonhomme appelle, à propos de Blanche, « la puissance féminine », toute marquée qu’elle serait par la « pulsion de mort ». Derrière celle-ci, se profile une image du féminin phallique, et une position originale face au complexe de castration, dans son lien avec le processus de sublimation sur lequel le poète, aidé par Blanche, a joué sa propre existence, selon un « drame » (au double sens de représentation et d’action) que reflète son œuvre romanesque, aussi bien sur le versant mystique (avec Paulina 1880) que sur le versant érotique (avec Le Monde désert, Les Aventures de Catherine Crachat, ou les Histoires sanglantes) et qui se résout dans l’acte de poésie.
Faut-il penser, comme le fait Jean-Paul Louis, que « Lisbé » n’a existé que de façon imaginaire, imago commune (il en est d’autre exemples) à Blanche Reverchon et à Pierre Jean Jouve ? Cette question, loin d’être anecdotique, touche au cœur de l’« écriture de vie », et donc de la poésie comme transmutation effective. Elle commanderait l’interprétation d’un texte difficile, publié seulement en 1986, Les Beaux Masques, d’apparence biographique, où le drame ouvertement se joue comme la rencontre, dont on saisit aussitôt l’importance, entre « hystérie » et « mélancolie ». Interprétation qui reste encore ouverte et que le livre de Béatrice Bonhomme incite à poursuivre en donnant, par le tableau le plus complet et le plus fin de la pensée de Jouve, le sûr instrument qui la permet. Il devrait donc marquer un moment essentiel dans la relecture et l’avenir posthume d’un grand poète à la fois reconnu et méconnu, donnant la mesure de ce que nous pouvons espérer de la poésie et qui manque aujourd’hui, trop souvent.
[1] Klincksieck, 1984.
[2] Jean Salives, imprimeur et éditeur, d’inspiration anarchiste et pacifiste, proche de Jouve durant la Première Guerre mondiale, à Genève.
[3] Éditions Aden, collection « Le Cercle des poètes disparus » dirigée par Robert Bréchon, 2008.
[4] Citons les Lettres à Jean Paulhan, 1925-1961, publiées par Muriel Pic, éditions Claire Paulhan, 2006, ainsi que la Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, de Balthus, publiée en 2001 chez Buchet-Chastel. On peut ajouter à ces ouvrages l’important dossier publié par Robert Kopp dans le catalogue de l’exposition « Balthus », Venise, 2001, paru chez Flammarion.
[5] Yves Bonnefoy, Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre, Flammarion, 1991.
[6] Un premier travail en ce sens avait été fait par Odile Bombarde dans « La voix de Blanche », in Jouve poète, romancier, critique, Colloque de la Fondation Hugot du Collège de France réuni par Yves Bonnefoy, Collection Pleine Marge, Lachenal et Ritter, 1995.
[7] Sur Andrée Jouve et sa mère, Caroline Charpentier, Béatrice Bonhomme apporte par ailleurs des éléments de grande importance.