Mathieu Brosseau | La nuit d’un seul
En 4ème de couverture, Thomas B. Reverdy cite Rimbaud pour résumer l’entreprise de Mathieu Brosseau
: « le cuivre s’éveille clairon ». Ainsi, La nuit d’un seul est l’intime récit d’une métamorphose durant laquelle il s’agit d’arpenter sa nuit propre, de s’enfoncer dans ses ténèbres et de faire sa route. Il n’est donc jamais question d’espérer « un retour à soi, un complet retour à l’intérieur du soir résolu ». Il s’agit plutôt de « se conjuguer dans un trou crispé » nous dit l’auteur. De chercher seul parmi les seuls et de trouver, peut-être, chacune de ses plus infimes déclinaisons : sa singularité tout autant que son fourmillement.
Etat des lieux
Dès les premières pages Mathieu Brosseau dresse ce constat d’étrangeté : « On ne sait jamais qui parle ». Et le doute, le manque à être filtrent tout au long du livre : « Suis-je là ? vraiment ? suis-je à faire ? ». Quelque chose, aussi, qui pourrait s’apparenter à un sentiment d’imposture :
En marge et à côté de moi, je suis la chose vue. Nue et sans preuve de soi. Sans habit falsificateur ni parade. Suis le corps vu, parlant, entendu, senti […] Suis la personne à qui je dis : tu. Ma chose est sur la route, je me vois pensant sur la route. […]
Parfois, il m’aperçoit comme s’il se voyait pour la première fois, inconnu de lui-même.
Une existence en pointillés, donc, dans laquelle on perd le contact avec soi, rejeté par le temps. Le recueil de Mathieu Brosseau s’écrit, de fait, dans la discontinuité de vivre. Vie qui n’est qu’une succession de moments détachés les uns des autres. D’ailleurs, le mot succession revient souvent chez l’auteur quand d’autres parlent simplement de temps. En effet, Mathieu Brosseau n’habite pas la flèche confortable du temps, l’idée d’une flèche durable et continue qui nous colle à la tête et rassure. Il va sa route en pointillés, sa somme d’expériences entourées de gouffres, sans savoir, à l’instar de Stit Dagerman, si chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits ou si chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours.
Tentative de remembrement / nuit de langue
Dès lors, l’écriture de Mathieu Brosseau, prend l’allure d’un travail de remembrement :
Il plonge au sol, s’élabore, retrouve ses membres : il se corps = = = = = = il oublie ses trous et se passerelle entre ses bosses = = = = = = il se mer pour se remplir les vacances de soi, il se ficelle en un seul pour faire de sa nuit le seul champ d’étoile mêlées
Ou
Alors, la lumière fait de mon corps un surplus, un rajout à mesurer. Cette lumière me numérise en réalité, me fixe et m’aveugle. Elle me totalise et me compte : je me vois, me donne contours. Je suis compté.
Dans un dernier semblant de mémoire, je m’énumère : deux yeux, une bouche, deux jambes, deux bras, dix doigts,…, et je multiplie tout cela par le temps qu’il me reste à vivre.
Tentative d’unification par et dans la langue. Mais cette langue s’agite frangée dans la bouche, coiffée de têtes multiples et parfois belliqueuses. La langue est à la fois le moyen et l’obstacle. D’ailleurs, une multiplicité de langues parcourent le livre (allemand, anglais, arabe, chinois, hébreu, italien,...) et restent, pour la plupart, hermétiques. Elles ne sont que petites lignes de signes muets. On sait que cela parle, bien sûr, mais la parole est enfouie dans ces signes. Il se pourrait donc que Mathieu Brosseau témoigne d’une parole que nous ne pouvons atteindre, une sorte d’envers de la langue : son négatif qui reste enfoui sous ce que nous disons, qui nous en sépare, alors même que nous le disons pour tenter de l’atteindre. Du coup, on en oublierait presque la plus étrangère de toutes ces langues, la prime étrangère, l’étrangère de base. On l’oublierai presque dans son roulement facile et sa beauté : la langue maternelle. Cette langue déjà vissée dans notre bouche lors d’une époque sans nous. Et peut-être que dans le livre, les langues « étrangères » ne viennent que signifier cette étrangeté constitutive de la langue maternelle qui nous tient au corps. On ne sait jamais à quel degré nous habitons notre propre parole qui fondamentalement n’est pas nôtre : « nous nous confondons dans les langues et embrassons les mêmes signes. »
Même si nous parlons notre langue, il reste cette impossibilité de la rejoindre tout à fait. Alors, la poésie est tentative d’accoucher d’une langue « personnelle » semble nous dire MB. En tout cas, nous avons à en découdre avec cela. Car cette nuit de langue maternelle, nuit d’un seul, est aussi la nuit de tous.
L’autofiction : rêver dans les brèches
Puisque nous sommes des êtres divisés – quand ce n’est pas pilés – il faut s’inventer dans les intervalles, retrouver « ce temps humain tout fait de fictions / Sous tendu par ces chimères qui dans les trous et entre les os du continu forment dans l’esprit les graisses liantes. »). Nous avons donc à combler les lacunes, à trouver le ciment juste en faisant le récit de la métamorphose (que ce soit de façon chronologique ou à rebours puisque, d’une certaine façon, « le chemin pris est toujours un retour »). En tout cas, ne pas rester ce « château de chair », grande baraque inchauffable, carcasse. La fiction réchauffe la nuit. Et la langue, si elle est obstacle à cela est aussi passerelle, c’est déjà dit. Elle vient relier les expériences, les bribes de soi, comme une articulation relie deux os. Comme un coude ou comme un genou. Elle vient aussi, par la même occasion, tenter la rencontre avec son point de butée. Ce point de rupture contenu dans le ciment-même. Car la langue maternelle est aussi le témoin de notre mort.
Connaissez-vous le témoin de votre mort ?
Toujours présent, comme un astre jumeau,
[…]
Dans votre mère, il était cette mort là :::: : tout contre vous.
Ainsi le contact avec soi peut-il être particulièrement douloureux : « tornade à chaque impression de soi » note Mathieu Brosseau en avouant une sensibilité à fleur de peau. La peau comme tamis dont la maille serait trop lâche. Le contact avec le monde comme avec soi-même peut faire effraction : « on verra bien que je suis perméable comme tulle au vent » ou « comme gaze au soleil ». Un être devient le jouet de ses propres sensations qui le bouleversent. Et sans cesse on retourne à ce premier constat, ces premières interrogations : « On ne sait jamais qui parle », « Suis-je là ? vraiment ? suis-je à faire ? ». Comme si la continuité avait un prix : accepter qu’il n’y ait pas de vérité, mais quelques éléments vraisemblables, au mieux. Pour cette raison, dirait-on, la mise en fiction de soi qui permettrait de dire moi-je ne tient qu’un temps car elle réveille, à nouveau, le sentiment douloureux d’imposture :
Masque, masque, masque. Le feu pour sortir de l’autofiction. Se tirer de là. Pour recevoir l’onction (dit-on). Pour mieux s’absenter, s’extraire de ça.
Les terrassements du vide sont les trous du sens, les possibles, là où la raison tourne. Car c’est par les possibles que les choix nous vrillent, nous blind, nous amènent à vous, dehors par dedans et inversement.
*
La nuit d’un seul, ramassée dans ses quelques 140 pages, raconte cette bagarre entre l’effort de mise en fiction pour combler les lacunes, boucher les bèches et ce désir de les préserver.
Et la bagarre continue…
s’il faut tristesse pour réparer une nuit
au-dessus d’une tête nous irons jusqu’au bout.
– La nuit d’un seul, Mathieu Brosseau - La Rivière Echappée, mars 2009
Publications
La nuit d’un seul, Editions La Rivière Echappée , Dingé, 2009
Dis-moi, Editions La Rivière Echappée /La Canopée, Lorient, 2008
Surfaces : journal perpétuel, Editions Caractères, Paris, 2003
L’Aquatone, Editions La Bartavelle, Charlieu, 2000