Pourquoi Robin (1)

Rostrenen, la route de Saint-Jacques menant à la ferme d’Armand Robin (DR, archives Françoise Morvan).

POURQUOI ROBIN


J’ai découvert Armand Robin quand j’avais dix-huit ans. Je sortais de khâgne et je passais un été sinistre à Rostrenen, mes parents m’ayant reléguée chez ma grand-mère en Bretagne pour m’empêcher de faire la révolution. J’avais été ramenée de force dans ma bourgade natale par des cousins maurrassiens qui avaient pour but en ce bas monde la défense de la liturgie latine et j’étais d’une humeur sombre. Ma grand-mère avait été prévenue, elle s’attendait au pire. Pourtant, elle faisait preuve d’une grande égalité d’âme. Elle m’adressait la parole. Elle m’achetait même des brioches au marché du mardi. Privée d’argent pour raison d’inconduite, j’aurais bien été en peine d’acheter des brioches, même si la privation visait plutôt les mauvais livres et les velléités d’autonomie que les achats de boulangerie, mais Dieu seul sait de quoi j’étais capable. Et voilà qu’une vieille tante explique à ma grand-mère qu’elle-même a failli épouser un autre original, anarchiste lui aussi, qui avait fait des études et même appris vingt langues avant de mourir dans un commissariat. Dans un commissariat ! Et on rééditait les livres de ce merveilleux Rostrenois !
Je suis sortie de ma léthargie pour me rendre au collège où il avait souffert, chez les bons pères, comme moi chez les sœurs de la Providence. On n’a pas opposé grande résistance à mes tentatives pour lire les deux ou trois livres qui étaient là. Les auteurs morts, si embarrassants de leur vivant, deviennent d’anciens élèves recommandables. On m’a même trouvé un ou deux poèmes catholiques : « Dieu aux billes », par exemple, que j’ai trouvé plutôt idiot. Mais, longtemps, longtemps après, j’ai compris que ce « Dieu aux billes » était une transposition en français d’un poème hongrois, je dis une transposition, car je ne vois aucun terme adéquat : une réappropriation ? Une manière de faire rouler un poème d’une langue dans l’autre comme on fait tourner une bille de verre, et le monde se voit en transparence. Le plus beau est que ce petit poème aurait pu servir à l’une de ses émissions qui lui servaient à faire entendre le hongrois, le russe, l’arabe, par le français... Mais n’anticipons pas. Pour le moment on m’autorisait à lire un recueil intitulé Le Monde d’une voix et, merveille, on y trouvait des fragments comme ce petit poème intitulé « Automne » :


Un reflet du couchant grossit en colline,
Œil où le regard est sang.

À l’automne,
La pomme du monde est humide et ronde,
Frétille entre les dents,
Douce peau travaillée de soleil, de pluie, de vent
Puis humide de paix.

Mobiles dans l’ordre de la brume,
Les arbres près du village, roulant comme des comédiens,
Content de longues histoires de voyage
Où nul ne comprend rien et que l’on craint.



Ces fragments, par leur caractère inachevé même, donnaient l’impression que le village s’inscrivait dans un poème chinois, chaque image ouvrant à chaque fois sur un pan de vie un peu présent, puis absent, et à nouveau mystérieusement présent dans un autre petit passage. Une silhouette, un paysage, des herbes... chacun prenant la parole :


Après une vie fragile, préoccupée,
Je repose dans le paisible enclos des plantes.
Je prends enfin des vacances parmi les grandes plantes
Et parmi de la terre qui ne bouge jamais.

Les lierres, les orties, qui poussent spontanément,
Sont mes complices.
Ils me parlent de l’air que j’ai tant respiré
Comme une chose à moi.

Dans rien je ne suis plus pour rien ;
Je vis de pensées sans origines,
Sans avenir, sans souvenir.

Je suis de nouveau compagnon de la force du limon.
Moi qui me suis dressé sur les choses terrestres,
Seigneur et maître,
Elles s’étendent maintenant sur moi.



Répondant à « L’ancêtre » parlant depuis sa mort, il y avait « L’illettré », parlant depuis un monde où il n’était pas :


Devant les bois, les blés, j’étais béat benêt :
Je lisais ce qui ne se lit pas :
Les nuages, les vents, les rochers, les ébats
De la lune dans les bois.

Et le ciel avec son grand étang courbé
Où le soleil tout le jour accroît son caillou,
Onde par onde, et le déferlement changeant
Des nuages disposaient de moi.

Les arbres tournaient lentement en moi
Leurs pages tantôt bruyantes, tantôt muettes,
Tantôt épaisses et jaunies, les saisons
Me donnaient des leçons.




Et, justement, ce qui était étrange était que toutes ces visions fugitives semblaient issues d’une sorte de trame légère, pas du tout une histoire, pas du tout les avatars ennuyeux d’un poète à biographie, mais une aventure universelle, inscrite par hasard dans un « je » qui n’avait rien à voir avec l’épais « je » élégiaque de la poésie.

Toutes les autres vies sont dans ma vie...

Ruisseau d’herbe en herbe étourdi
Je me fuis de vie en vie...

Je dépasserai le temps,
Je me ferai mouvant, flottant,
Je ne serai qu’une truite d’argent.



On trouvait des allusions à une expérience personnelle, à la ferme, au passage du breton au français...


Je me souviendrai toujours d’avoir appris le français ;
Ce fut par de grands sentiers en pente ;
Ce fut sous des plantes penchées ;
Un livre sous mes yeux pendant que je marchais
Je lus d’abord Pascal, ensuite j’appris
Que le français était aussi une langue parlée
Que je devais me la mettre dans la bouche.



... mais hors de toute biographie, au point que le « Je » devenait « Il » et même « le Il » dans le cours du volume et que, pour finir, ce « poète sans œuvre », pour reprendre sa propre expression, se définissait comme « L’homme qui fit tous les tours »... en se voyant lui-même au passé :

Quand j’aurai rendu visite aux hommes du monde entier,
Quand à travers leurs mots, leurs chants, leurs plaintes j’aurai partout passé, ayant comme laisser passer
Auprès d’eux tous ma fatigue et mon effort de nuit et de jour

Quand, pour comprendre un mot de plus d’un frère éloigné,
J’aurai donné mes aurores, mon sommeil, mes songes pendant dix années,

(Que fait-il en Chine, cet homme-là
Et celui-là que fait-il dans l’Arabie ?
Qu’ont-ils fait dans tous les temps, dans tous les pays ?

....

Lorsque j’aurai servi les plus grands de tous,
Pouchkine, Ady, Fröding, Imroulqaïs, Tou Fou,
Essénine, Maïakovsky, Palamas,

Lorsque j’aurai vécu sans sommeil, sans lit,

Je déboucherai sur un grand désert,
Sans personne,
N’ayant plus que moi-même ;
Je devrai m’expliquer avec les étoiles,
M’en aller tout petit sous la grande clarté de la nuit

Mais je me sentirai jeune de toute la terre traversée, aimée,
J’aurai pour m’apaiser toute la terre consolée,
Très âgé,
Comme un qui a traversé les pays et les âges.



Ce qu’il y avait de particulier dans ces poèmes, c’est qu’il appelaient à en savoir plus et se dérobaient en même temps. Si j’y réfléchis maintenant, me demandant comment on peut passer vingt ans à essayer de publier les textes d’un autre, je me dis que le piège était là : dans ce livre faux qui contenait des textes vrais, mais dont la vérité s’était perdue.
La seule chose qui me troublait, à l’époque, et voilà la question par quoi le piège s’ouvrait, c’était que ce Monde d’une voix contenait, pêle-mêle, des textes qui me semblaient d’une grande beauté et des poèmes d’une niaiserie confondante. Je ne vais pas citer les « Poèmes à Winnie », « Blanche Blanchette », « Noël et dents d’Odette » et autres « Restaurantières » qui ont pourtant eu l’heur de plaire à tant de commentateurs. Je préférerais passer aussi sur l’autre versant désolant de l’ensemble, à savoir les poèmes politiques, mais ils ont tout de même joué un rôle important et il est difficile de ne pas en citer un petit bout — mettons, par exemple, le début du « Poète prolétarien » :

Je ne suis plus qu’un homme qui dit ce qu’il est ;
Je n’ai plus besoin de style compliqué :
Je n’ai besoin que de tout donner sans rien demander,
De semer pour vous tous sans que je puisse récolter
L’âme que m’ont faite les paysans, les ouvriers.

Je ne suis pas venu pour vivre en privilégié ;
J’ai la main prise dans une grande main de fidélité ;
Paysans, ouvriers, surgi de vous, aventuré
Très bêtement parmi les grands messieurs mauvais,
Je reste en vous granit que rien ne peut changer.

Les poèmes pour moi ne sont pas un banquet
Mais manière plus sûre et dure de suer ;
Nul ne peut m’apprivoiser avec des bouquets de célébrité ;
Au banquet des lettrés j’ai refusé de festoyer ;
Aucun puissant ne peut m’hitlériser, m’aragoniser.


Le propre de ces poèmes politiques est d’être des litanies sur une rime ou deux rimes, toujours les mêmes, s’en prenant aux littérateurs bourgeois au nom d’une vérité prolétarienne incarnée par Robin.
Je n’avais à l’époque aucune raison de douter de son ardeur anarchiste, toute faite pour me plaire, mais je saisissais mal quelle était cette vérité, et comment elle pouvait se concilier avec les bluettes petites-bourgeoises et les fragments si étrangement abandonnés.



*

Pour comprendre, une seule solution : chercher ce qu’avait fait ce Robin. Le préfacier du recueil, un nommé Bourdon, ne disait pas grand-chose mais, voilà comment le piège commence à se refermer, le peu qu’il disait, par ses lacunes mêmes, invitait à en savoir plus. Ayant expliqué que Robin était né le 19 janvier 1912 dans une ferme isolée, de fruste apparence, à une lieue environ d’un petit village de la Bretagne intérieure (Plouguernével, Côtes-du-Nord) et ayant énuméré un parcours universitaire qui l’amenait, en bref, à échouer à l’agrégation, ce Bourdon écrivait, dans un raccourci de toutes les biographies mythographiques à venir :

Alors commence pour lui, à travers espace et temps, une éternelle randonnée... Après le français — son parler second —, après le grec, le latin, l’anglais, le russe, l’allemand, il s’initie au chinois, au flamand, au suédois, à l’italien, au finnois, à l’espagnol, à l’arabe, à l’uzbec, au tchérémisse, au hongrois... Il parcourt ainsi maintes patries mentales, et de cette passion de connaissance, devenue, au sens le plus complet, moyen de vivre, il reste un extraordinaire témoignage : la série de « bulletins d’écoute » radiophoniques, ronéotypés, servie à quelques distingués abonnés (Vatican, Elysée) dont la souscription forme le plus clair de ses ressources (toujours précaires). La nécessité des écoutes nocturnes (ondes courtes) fait de lui cet être invisible dont la disparition pourra rester longtemps inaperçue. De loin en loin, cependant, il retourne en Bretagne, pour de très courts séjours.
Le 30 mars 1961 (il avait été, trois jours plus tôt, arrêté) Armand Robin meurt à l’Infirmerie spéciale du Dépôt. Sa mort, pendant près d’un mois, resta ignorée de tous, hormis sa famille.
Les manuscrits des poèmes ici réunis ont été trouvés épars, souvent froissés et maculés, dans son logement resté ouvert. Ils furent ramassés, littéralement sous les pieds des employés municipaux qui vidaient le logement par Georges Lambrichs et Claude Roland-Manuel. C’est à eux premièrement que ce recueil doit d’exister.



Je sais maintenant que c’est surtout au travail effectué secondairement sur les archives que le fameux volume devait d’exister et que le mélange incongru de textes de toutes provenances résultait, après brassage et collage, du choix de Bourdon lui-même, lequel s’était appliqué à tailler dans les manuscrits en vertu de ce qu’il considérait comme les critères d’une saine poésie poétique : ce qui est prose n’étant point vers, il avait démantelé toutes les pages à coups de ciseaux. Je devais le découvrir après avoir archivé ces textes enfin restitués aux éditions Gallimard : des morceaux de poèmes, découpés irrégulièrement, et des morceaux de textes en prose s’adaptaient comme des pièces de puzzle. C’est ainsi qu’a commencé d’apparaître l’ensemble intitulé Fragments, vestige d’un grand livre unissant poésie, critique et traduction, que j’ai finalement publié dans la collection blanche.
Je sais aussi maintenant que la vie de Robin, réduite à quelques traits essentiels, était une construction mythobiographique destinée à être développée autour du fameux recueil selon un schéma immuable : l’enfance paysanne, la misère, l’incompréhension, la privation du breton, le prodigieux don des langues faisant de lui un traducteur de génie, la vision prophétique amenant le poète à se sacrifier au décryptage des propagandes universelles, et la mort surtout, la mort consacrant le sacrifice du poète par la société, puis sa résurrection sous forme de poète maudit grâce à ce recueil de poèmes écrits dans un dernier sursaut avant la perdition...
J’ai tendance à ironiser car, au fil des années, à voir invariablement se mettre en place les traits du stéréotype, j’ai pu mesurer à quel point ce portrait misérable et racoleur faisait office de vérité sur l’auteur, plus vrai que ses textes, se substituant à ses textes, permettant de ne pas les lire. Mais j’ai bien tort d’ironiser puisque j’y ai cru — pas très longtemps, à dire vrai, puisque déjà mon mémoire de maîtrise montrait déjà Robin victime de la Société de ses Amis. Seulement, trahi et sans défense, Robin n’était que plus captivant, et déjà le piège s’était refermé. Car en ce qui était écrit là, et ce qu’il était possible de chercher, j’ai vu des perspectives ouvertes sur des champs d’investigation qui permettaient de s’évader, de voir les choses sous un autre angle, de ne pas s’enfermer dans le petit domaine littéraire qu’on nous offrait comme une sorte de lotissement où s’inscrire dans une case prévue. Ce qu’on nous offrait, c’était, à l’université, le domaine de la science militante, le structuralisme avec poste à la clé, et dans le monde littéraire, la même chose, avec œuvre à la clé, radotage de soi par soi. Or, le travail de Robin se développait en deux directions, non moins étranges et non moins passionnantes à mes yeux car elles me semblaient ouvrir une ère de liberté : d’une part, ce travail de poésie à partir de la politique, ces mystérieux bulletins d’écoute où je voyais une friche à découvrir, et, d’autre part, ce travail de traduction qui pouvait permettre d’échapper à la fonction de poète, à la fonction de producteur d’œuvre, à la fonction de gardien du domaine, de garde-chasse, de garde rouge, de Grand Veneur. Bref, la possibilité d’inventer une autre manière d’écrire, et pour des enjeux autres.


*

Françoise Morvan

Suite, partie 2

25 mars 2011
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