Qu’est-ce que cette forme ?
Tryphon Tournesol et Isidore Isou d’Emmanuel Rabu ; éditions du Seuil ; 15 €.
Cargo culte d’Emmanuel Rabu ; éditions Dernier Télégramme ; 9 €.
Emmanuel Rabu, né en 1971, s’est fait connaître dans les revues de la poésie expérimentale, par des textes complexes, difficiles d’accès. Il fonde la revue Plastiq en 2001, revue malheureusement éphémère, à la facture soignée, vendue avec un CD, parce que Emmanuel Rabu participe de l’expérience sonore en poésie.
Il vient de publier, coup sur coup, deux textes surprenants, surprenants par leur forme, semblable, la surprise vient également de leur paradoxale lisibilité.
De quoi s’agit-il ?
Tryphon Tournesol et Isidore Isou commence ainsi : « Les objets fabriqués par Tryphon Tournesol présentent des interférences avec ceux fabriqués par Isidore Isou. » Nous assistons alors à un travail de recherche à propos des aventures de Tintin, et en léger décalé, par filigrane, à l’aventure du lettrisme d’Isidore Isou. Ce travail se double d’un postulat créatif, Tournesol par ses inventions dépasse celles d’Isou et annonce des réussites expérimentales. Ainsi Le Supercolor Tryphonar, invention qui permet « la première séance mondiale de retraitement direct et analogique de l’image et du son » préfigure-t-il un logiciel développé par l’IRCAM, il dépasse le lettrisme, mieux même : « Le Supercolor Tryphonar synthétise la totalité des expérimentations poétiques du XXe siècle. » Le point culminant est atteint page 45, cette invention de Tournesol, celle sur laquelle s’arrête Emmanuel Rabu qui la décortique, elle déstabilise concrètement le sens de la vision, et la vignette extraite des œuvres d’Hergé vient illustrer ce propos, les lignes du dessin sont parasitées, le lecteur participe visuellement aux effets de l’invention, alors cela veut dire que « Tournesol réussit là où l’avant-garde a échoué. Il bouleverse concrètement des codes de perception du réel ».
Cargo culte commence ainsi : vers 1644-1648. « Dans La Vénus au miroir de Diego Rodriguez de Silva y Vélasquez, le peintre ne voit le visage du modèle que dans le reflet d’un miroir. Ce qu’il voit directement c’est son cul. » C’est court, cela se lit en 20 minutes, il y a 5 images noir et blanc. C’est court et cela se lit 3 fois. Une fois pour cette histoire d’amour fin XIXe siècle en Angleterre entre un noble riche et sa maîtresse qu’il ne peut épouser. Une fois pour ce détail : le Spirit of Ecstasy qui orne le radiateur des Rolls Royce. Une fois pour Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg. Il faut y rajouter un tableau de Vélasquez, un sous-marin allemand dirigé par le lieutenant-commandant Max Valentiner et les techniques de production de Raymond Roussel.
Texte très précis, tout y est daté, chaque détail se recoupe avec plus ou moins de promiscuité, autant de données objectives éparses, bout de l’histoire, histoire de la création histoire d’amour histoire industrielle histoire de la guerre, une histoire donc sans hiérarchie, la même valeur pour chaque.
Une déhiérarchisation des informations en l’art
Se mêlent en ces deux livres le populaire et l’expérimental, le champ de l’art et le champ d’une histoire populaire, Hergé et Isou, Vélasquez et la maîtresse d’un industriel. Alors peut se dire que les textes d’Emmanuel Rabu ont un intérêt pour le monde, le monde élargi à toutes les actions quotidiennes, l’extraordinaire de la création artistique le jeu de miroirs entre le tableau de Vélasquez et Melody Nelson de Gainsbourg, la création scientifique les objets de Tournesol, l’histoire d’amour, la création industrielle, la guerre, l’invention du sous-marin de guerre qui tue la maîtresse, la maîtresse immortalisée par le Spirit of Ecstasy. Tout ce bric et broc forme le quotidien qui intéresse l’écriture d’Emmanuel Rabu.
Une écriture lisible, évidente, il faut appuyer sur la lisibilité du texte, nous sommes confronté d’avantage à un travail de présentation qu’à un travail de langue. Alors la création d’Emmanuel Rabu [1] consiste en une mise en lien, il fait du lien artistique, il fait de l’art un lien.
[1] voir vidéos et autres liens sur tiers livre de François Bon