Quand papa était loin (autour de Ronce-Rose, le dernier roman d’Éric Chevillard)

Quand papa était loin

(autour de Ronce-Rose, le dernier roman d’Éric Chevillard)

L’enfance possède sa logique propre, et celle-ci est souvent imparable. Un enfant saura nous démontrer par A + B que les arcs-en-ciel ressemblent à des unijambistes, qu’avoir deux yeux, deux oreilles et deux mains est néfaste à la concentration, ou pourquoi l’encre du papier se noie au contact de l’eau. En l’occurrence, ici, la sophiste en herbe se prénomme Ronce-Rose, et elle est l’héroïne éponyme du dernier roman d’Éric Chevillard.

Ceux et celles qui suivent son travail d’écrivain, notamment via son blog l’Autofictif le savent, puisqu’elles y sont régulièrement citées : Éric Chevillard est l’heureux papa de deux petites filles, qu’il aime observer et écouter, et dont les réflexions diverses sur le monde qui les entoure, patiemment collectées, ont fait l’objet de deux albums, publiés chez Hélium : La Ménagerie d’Agathe et Les Théories de Suzie.

À travers ces deux ouvrages, se dévoile la fascination amusée qu’exerce sur Éric Chevillard l’univers de l’enfance : sa poésie logique (ou sa logique poétique, comme on veut), son rapport au monde dénué du filtre de la raison, ne cessant de faire écho à l’univers absurde et burlesque de l’auteur d’Oreille rouge.

Et donc, après Agathe et Suzie, filles réelles de l’écrivain, voici venir Ronce-Rose, sa fille de fiction.


« C’est beau, moi je trouve ça beau, les choses qu’on voit, ce qu’il y a partout, c’est beau. Certaines de ces choses font plutôt rire, ça ne les empêche pas d’être belles aussi. Leur forme surtout, j’aime surtout la forme des choses, vous avez remarqué la forme qu’elles prennent ! Je ne pense pas seulement aux nuages. Vous avez déjà regardé une chaise ? »



Véritable « moulin à paroles », « raisonneuse », comme aime à la qualifier son père dans le roman, Mâchefer, bandit de profession, Ronce-Rose regarde tout autour d’elle, note tout dans son carnet, observe les mésanges sur l’arbre, les ombres portées au sol, la pluie qui tombe, et soudain, par la grâce de son regard, le monde s’enchante. L’auteur suit à la trace et reporte mot à mot, idée à idée, les réflexions échevelées de cette petite fille-aventurière ; partout, à chaque phrase, ça s’emporte, ça hésite, ça cafouille, ça freine brusquement et ça redémarre aussi sec. Rien n’arrête l’esprit vif de Ronce-Rose. Regarder les choses et les gens à travers ses yeux, c’est comme regarder à l’envers, quand on fait le poirier : c’est le même monde que le nôtre, mais tout est différent. Comme dans les films de Jacques Tati, le détail le plus banal du quotidien (un jet d’eau, la vitrine d’un magasin) prend une dimension romanesque et magique :


« Les vitrines, c’est pratique aussi parce que les passants se reflètent dedans. Il y a de quoi en rire bien souvent. Une femme à la dernière mode au milieu des antiquités d’Henri IV. Un cycliste qui joue du piano au feu rouge. Je n’ai pas encore vu l’éléphant dans le magasin de porcelaines mais j’ai vu un bouledogue qui choisissait un biberon dans une pharmacie. »



Malheureusement, tout enchanté et magique qu’il soit, le monde de Ronce-Rose n’est pas exempt de ténèbres. Alors qu’il est « sur un coup », Mâchefer disparaît sans laisser de nouvelles. Enfant semi-sauvage, élevée et éduquée seule par ce père si complice, aimant et attentionné – il a autant de talent pour faire rire sa fille que pour braquer des stations-services –, Ronce-Rose part aussitôt à sa recherche. Et le lecteur de suivre sa quête à travers la ville puis la campagne alentour, de scruter les traces qu’elle sème à la craie sur son passage (flèches, dessins, symboles), autant de petits cailloux destinés à guider son père jusqu’à elle, au cas où celui-ci, de retour à la maison, la chercherait à son tour.


« J’ai tracé une flèche devant le bar, ça va [lui] faire bizarre de passer devant sans entrer. Ce sera sans doute la première fois. Une drôle d’expérience. J’ai eu envie d’écrire des choses méchantes sur le patron du bar mais je n’ai que deux craies, j’ai juste dessiné une tête de mort, ratée comme tête de mort mais assez réussie comme lapin. »


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De Jacques Tati, on passe peu à peu à des dimensions tout aussi poétiques mais plus sombres : celles de Charles Perrault, des frères Grimm, mais aussi de Maurice Sendak : cet auteur-illustrateur de jeunesse, disparu en 2012, est notamment célèbre pour son album Max et les Maximonstres, mais c’est un autre album, tout aussi extraordinaire et inquiétant, auquel m’a fait penser Ronce-Rose  : Quand papa était loin, publié à l’Ecole des Loisirs en 1982, dans une traduction de Bernard Noël. Un album qui narre, lui aussi, la quête d’une petite fille imaginative et volontaire, privée de ses parents, et qui va devoir se mesurer seule aux créatures et dangers du monde extérieur, ainsi qu’à ses propres terreurs. À l’instar de la jeune Ida dans Quand papa était loin, Ronce-Rose est contrainte de sortir de sa maison et de se confronter pour la première fois au « dehors » (« L’ici là-bas » dans le livre de Sendak). Seule au pays des grandes personnes, aux manières bizarres et aux réactions inattendues, parfois hostiles, Ronce-Rose n’a pas d’autre défense que son imagination, savamment entretenue par les contes que lui lisait son père. Ainsi, le cordonnier qui l’aide à lacer ses chaussures prend des allures de preux chevalier, la vieille voisine se métamorphose en marraine-fée, volant à son secours en pleine situation critique. Et, tout le monde le sait, pas de conte sans objet magique, bottes de sept lieues ou lampe merveilleuse : c’est ici une orange, véritable amulette pour la jeune héroïne, qui va remplir cet office.


« Avec une orange dans mon sac, tout change. J’ai repris confiance. C’est une amie sûre et une bonne compagnie. Il n’y a plus à craindre ni la faim ni la soif pour de longs mois. Elle donne même un peu de lumière quand le soir tombe. Elle ne refuse jamais de jouer à la balle. Mais elle est aussi une réserve de sang si on se blesse, une roue de plus pour grimper la côte, et un poisson rouge qui tourne à toute vitesse dans son bocal, si vite qu’il perd sa forme pour le remplir de sa couleur. Cette orange me mènera à Mâchefer. Je suis comme un dromadaire avec cette bosse dans mon sac, un désert pourrait s’ouvrir devant moi, je m’avancerais sans peur, je retrouverais Mâchefer couché dans le sable avec un coup de soleil sur la langue, je presserais l’orange dans sa bouche et il reprendrait assez de forces pour m’asseoir sur ses épaules et nous sortir de là. »



J’ai eu la chance de tomber dans le monde d’Éric Chevillard il y a de nombreuses années déjà, et de n’en être jamais ressortie. Rares sont les auteurs qui me font autant rire, qui convoquent aussi puissamment mes lectures et mes rêveries d’enfant. Avec ce dernier roman paru, Ronce-Rose, avec cette histoire de vaillante petite fille qui croit dur comme fer, malgré le danger, le désespoir et le deuil, à la toute-puissance de la rêverie ; avec ce roman et pour la première fois, Éric Chevillard a provoqué chez moi autre chose que des fous rires et une immense jubilation, quelque chose d’inattendu : des larmes, des vraies.

Agnès Borget



Ronce-Rose d’Eric Chevillard – Editions de Minuit, janvier 2016


13 janvier 2017
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