Quête et question d’un lieu inabordable
André Frénaud. Nul ne s’égare, précédé de Haeres, Gallimard, Collection Poésie, 2006. Édition des deux derniers grands recueils de l’auteur des Rois Mages, La Sorcière de Rome et Notre inhabileté fatale, avec une préface d’Yves Bonnefoy.
Négation du paradisiaque et pourtant persistance paradoxale d’une « négation négatrice », geste de l’arpenteur des voies du foisonnant mais sans aucune vision de « la Voie », intuition d’un sacré mais compris comme innommable, expérience de la « clairière » mais impossibilité de s’y réfugier, pressentiment d’une « plus haute flamme » mais « par le [biais du] défi »… L’œuvre poétique d’André Frénaud, le poète « y implique toute sa vie » (45), comme l’affirme la belle préface d’Yves Bonnefoy ; oui, toute sa détresse, toute sa violence, tous ses doutes et hésitations, tous ses vastes désirs, également, ses déterminations, ses difficiles mais sûres tendresses, son « souci de la vérité » aussi, qui, Bonnefoy veut le croire, constitue « une remarquable exception, dans un siècle qui préféra l’emploi esthétique des mots à la connaissance de soi et à l’anamnèse » (37). Voici, en effet, une démarche qui se fonde, malgré incertitudes et angoisses, et avec à la fois stoïcisme et la conscience clignotante d’une « joie » qui pourtant reste simultanément « lumière [et] question » (146), sur un « non-renoncement » (287), le besoin de se tenir, dans le réel, « responsable » face à un ontos dont on ne pressent que la face secrète, « fantasme de la grandeur / comme le revers de l’absurde »(181).
Les broussailles qui s’écartent, l’effroi et les rites,
la cueillette et la vertu des mains innocentes,
le jour le plus long, la nuit qui tombait trop tôt,
l’expérience pas à pas, les coutumes
dans leurs plis, leurs replis, des avertissements
par énigme, le grondement amour : l’inoubliable
irradiation, l’oubli – la mort
tenait sa place, et faisait de la place, tout
prenait part, tout s’entrouvrait.L’amour
est de l’origine, tu le vois
penché sur le berceau, le malheur est dans vos yeux.
Il t’accompagnait partout, d’autant plus s’il manque… (204)
Vivre, écrire : autant que possible, « s’illimiter à l’autre / au rythme de la souveraine pulsation… » : que faire de plus ? « Générosité et fierté », dit Bonnefoy : une volonté de bonté, simple, sans prétention, une récupération, peut-être impossible mais rêvée et voulue, du perdu, compassion enfin héritée, digérée, et une fierté qui « n’est pas orgueil, en effet, [qui] est la façon, c’est toujours Rimbaud qui parle, de ceux qui "chantent dans les supplices", fierté [qui] est le droit absolu de ceux qui savent qu’ils ont raison – une autre et neuve raison – d’opposer aux lois de la nature une exigence de charité, aussi impraticable soit-elle » (Bonnefoy, 51). Compassion, charité, amour, et ainsi, au cœur de ce « magma de multiples forces contraires qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper », et comme l’explique Frénaud dans une sorte de glose sur le poème liminaire de Haeres,
C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces et reprises de l’Éros toujours insatisfait, irréductible. (58, je souligne)
Une ambivalence, une grouillante complexité « fatale », peut-être, « dans le rapport affectif de l’homme au monde » (59, toujours Frénaud), mais un besoin d’assumation de soi, un désir, éthique, spirituel, de répondre à ce que Frénaud [1]
nomme, dans Les Rois Mages, cet « appel insensé », et, ici, « l’appel fervent ».
[1] Signalons, le numéro anniversaire de La Polygraphe : André Frénaud 10 ans après
Dossier réalisé par François Boddaert et Gérard Noiret.