Christian Prigent | une géographie pathétique

Un extrait du chapitre 8 de « Demain je meurs », à paraître aux éditions POL en 2007


Merci à Christian Prigent et aux éditions POL, pour avoir autorisé la mise en ligne de cet extrait, qui en prime donnera au lecteur l’occasion de faire connaissance avec l’une des deux langues de Bretagne : le gallo.

Merci également au journal Le Penthièvre, hebdo local du pays gallo, pour l’entretien [1]avec "l’enfant de Robien" (Robien, quartier populaire de Saint-Brieuc, Saint-Berrieu dans le texte)

RK


A chascun oisel son ni li est bel
(proverbe)

[…]

Complétons portrait en version héros. D’abord en petit, pas loin du zéro. Voici une photo d’avant plusieurs guerres. C’est grisou confus, avec du moisi un peu dans les coins. On voit un lardon qui pigne la grimace en look loqueteux sous du bonnet mou. C’est lui. C’était lui. Il est tout minus avec nez morveux sur fond de pâtis pittoresque nul dans du tire-bouchon de chaussettes de laine qui tombe sur galoches et la galoche flotche, c’est sûr, dans des bouses. C’est pour ça qu’il pleure. Et, comme il fait froid, il a les joues noires. En fait c’était rouge : photo empire tout. Pourquoi ça flasha en moi, ce portrait craché du loin des temps vaches qu’évoqua Tata, aussi, il y a peu ? Pour que ça vacille dans ma comprenette, que lui il fut ça, ce petit corps-là advenu en vie sur la terre battue par le pilonné de la mocheté et des pénuries. Et qu’il l’est encore, au fond du for de son dedans de maintenant. Et ça, ça complique un peu la critique, ou même la complexe, que ce môme qu’il fut fût encore en lui naguère comme jadis, voire soit lui toujours dans le temps qui reste, après toutes ces guerres dehors comme dedans, dans le monde autour, de Gouët et Gouëdic, Doux-Venant, Légué à Fleuve Jaune ou Bleu via Rhin et Volga, comme dans ses campagnes contre l’ennemi de lui-même qu’est lui.

S’il se durcit, le cœur que je dis, ce fut par les voies de flagellation, pénitences constantes, amendes honorables et port de cilice pour des repentances. Cœur dut s’affairer, par œuvres et en pensée, à se décaper la culpabilité d’avoir découché du lit où coucha sa vie d’enfançon à ras terre battue en fond de cambrousse de Centre-Bretagne. Car il fut, mouflet, à garder les bêêtes qui li fêsê paour, mener le pourciau à guster les glands, trimballer des siaux, nyer recta les taopes, et nourrî les poules. I caousâ chinot à maoudits pastours, coupoux de buyens, guerluches crassouses et garçailles morvous. Alla vâr la mère à l’houre ousqu’ielle va aou doué pour buer, o la bérouhette à berlinge ed’dans, é gros en mousset de ardes et linceux. Fut din les pussots à pêêcher guernouilles, péssons, courpalettes. Din les fins fanés, i s’agrafuta les trous du nasiau en râvant trantchille. Coursa le chat naïr qu’est le Chat du Diab’ et tira ouésiaoux à l’ourée du boâ. Mangea un morcet d’saouciss’ su’l’péüc’ à mé-matinon. Et goinfra patates ou la jigourden à tous les repas, parmi sa tribu de saboterie pour pas gras en francs côté paternel, côté maternel de blanchisserie pour pas cher en sous.

Survol toute bidure en piqué rase mottes. C’est la Chienne du Monde, la Bête des Misères, qui raconte la suite, donc cave canem : « In antiquis temporibus gens illa jam inter pluvias frigidas mugitusque boum vivebat ruri. Alter faber, alter agricola, pauperrimi vero, in eodem saltu omnes : mala sua recte noscebant. Par siecles apres, illoc emmi bues, gelines et chevalx a mesme campaygne vivoient, et poverté les encumbroit : molt unt oüd e peines e ahans. Si mais mult fierement receivent la lei de chrestiens ne nus est si tant povre qu’il mendie : l’âme peut maintenir aucune force dedans. Et cil est riches cui Deus aime. Par ainsin nul mal qui trop les tourmentast et fist sentir gueuserie de leur condition et sentoient peu qu’ils estoient fort à plaindre. Mais ils eurent fils bossus, sujets médiocres, morts jeunes. Et survivanciers pareils du même style : tous étoient chétives créatures parmi les pécores et, pour ce que servilement en cet état tenus, tous voués à peu commode ouvrage. Puis fut long cor en maoüdi temps, eu euzaut’ d’cé nous i font toujou les pêsans : caousant pataud, portant sabiots, les uns domestiques, d’aut’s labourous, quêqu’zuns bédaous. Vous pouvez relire les phrases à l’envers, entraver roman puis piger latin : le parler, ça change. La vie, elle, peu. L’histoire, on nous dit qu’elle file, qu’elle avance. Mais quasi rien bouge : c’est tout pareil au près qu’au loin.

Eux, qui accroupi en sciure de soupente parmi les copeaux, qui agenouillée dans sa caisse en bois au bord du lavoir, c’étaient gens de peu, quoique gens de bien, bons chrétiens, fidèles au Recteur, craignant un peu Dieu et beaucoup le Diable, soigneux des outils en tous jours ouvrables, amis du pécore qui nourrit le monde, et nets de partout le dimanche matin à l’heure de la messe. On prie Saint-Cadou qui soigne les glandes du cou, Saint Modez qui calme l’aérophagie des biques comme des vaches, Saint Divry pour tout, c’est comme l’aspirine. Biques, vaches et humains, ça colle à la glèbe. Cals comme bois aux doigts et les engelures de la Saint-Michel à la Mi-Carême. Leur peau fut tannée tout au long de l’an par sens des devoirs et la dignité de pas mendier pitié. Comme contribuable, ça payait ractal le sieur percepteur quand même la taille faisait un gros trou dans le cul des bourses pis que la gabelle ou la dîme d’avant, voire vidait lesdites de tout péguémenne et ça pendait flasque sans plus un liard pour le gras de lard. D’où soupe de châtaignes ou potage à l’os et trinchon sauvage pour les ordinaires du matin au soir car le nourri baisse. Et on vend les nippes à des peillotous pour réquilibrer avant de cramper trop fort de l’estomm. Même les vaches autour, Charmante et Rougette, Boulotte, Riboton, n’ont pas gras en viande : on voit le triangle osseux de leurs flancs et l’épaule cagneuse rotule sous la peau.

Pauvreté partout, dans ces alentours : fin d’artisanat en tissage de toile depuis l’industrie des usines du Nord et ce fut retour dans tout Breizh-Izel en état comme vers 1650 sous le Roi Soleil et les grandes famines. Fini de bâtir les jolies églises à poutres historiées et les grand calvaires en pierre du pays. Plus de sous pour ça, ni pour pas grand chose : le fisc a tout pris. Mendiants, vagabonds sur les grands chemins. Forte émigration vers les Amériques ou la Capitale. Eux sont restés là. Donc pas des plus pauvres, pas total quia. Ou enracinés trop loin dans cette terre pour pouvoir bouger, laisser en forêt s’éteindre les fours à charbon de bois et troquer sabots contre godillots pour aller trimer dans la diaspora chez les Québécois, vider les poubelles à Philadelphie, ou faire la nourrice Faubourg Saint-Germain pour des rejetons de pétasse bourgeoise qui tient à l’état de son décolleté. Mais en résumé, qui végétant ici, qui exilé là-bas, ce n’était en somme que des chairs mortelles écrabouillées vives par marteau misère et mordues sans fin par ma descendance vouée par instinct à ronger les os de l’humain qui douille ».

Chanson de la Chienne

Qui Gallo, qui Brette
Ils sucent des cailloux,
Et châtrent leurs poux
Pour beurrer galettes.

Mangeux de bouillies,
Croquous d’fèves pourries,
Et le sac du Diable
Ouvert sur la table.

Ils mènent la marmaille
À chier dans la paille.
Quand paille est graissée,
Beurton liche le fumier.

Quat’filles pour un sou
Au Moulin du Faou !
Celles de Hillion
Elles puent le poisson !

Garces de Moustéru
Ça vesse, ça pète,
Ça montre son cul
Pour cacher sa tête.

À Mérléâ : culs plats.
Haousse-nez à Léhon.
Bardots à Cesson.
Rats à Langourda.

Corniauds et batards,
Ils préfèrent le lard
À leurs pères et mères !
Et va la galère !

Envoi

Princes des Cieux
(Qui vous montrez peu)
Pitié pour eux !

Princes de la Terre,
Qui pompez leur air :
Gare à leurs colères !

2 novembre 2006
T T+

[1Vous êtes né à Robien, combien de temps êtes-vous resté dans ce quartier, et à Saint-Brieuc ?

Je suis né à Robien, rue de l’Ondine, en 1945. J’en suis parti en 1963, pour aller faire mes études à Rennes. Après : divers postes de professeur (Rennes, Paris, Berlin, Le Mans). Mais je suis toujours revenu régulièrement à Saint-Brieuc.

Quel souvenir gardez-vous de ce quartier ?

Celui du beau temps de l’enfance, dans un quartier ouvrier (les cheminots de la « petite vitesse », les usines des Forges et Laminoirs et de Sambre-et-Meuse, les jardins ouvriers de la rue de l’Ondine) limitrophe de la pleine campagne et pas bien loin (à vélo !) de la mer. Un quartier alors très vivant, très populaire.

La ville de Saint-Brieuc a rendu hommage à votre père en donnant son nom à un boulevard. Rappelez-nous qui était votre père.

Édouard Prigent était d’abord un professeur de lettres d’exception. C’était ensuite un militant communiste résolu. Enfin un responsable municipal d’envergure (longtemps adjoint au maire de Saint-Brieuc, épisodiquement maire après le décès d’Antoine Mazier). Un homme de grande culture, d’engagement, de dévouement sans partage à la cause des humbles.

Quel sens cet hommage a-t-il pour le fils que vous êtes ? Le nom de son père sur une plaque de rue, pardon de boulevard, c’est impressionnant ? Émouvant ?

C’est source de fierté : cet homme-là était à sa façon une sorte de saint laïque. Comment cette ville pour laquelle il a tant fait ne lui aurait-elle pas rendu hommage ?

Quelles relations aviez-vous avec votre père ?

Il n’est jamais facile d’être le fils de ce genre d’homme - tout entier tourné vers le dehors (vers l’action militante et le service civique). Du dedans (la famille), tout est bien plus ambivalent. Mon père était, comme père, lourdement silencieux, peu doué pour l’affection manifestée. Et le modèle éthique qu’il était souvent écrasant, pour ses enfants, surtout à cette époque où les certitudes politiques ne laissaient guère de place au doute... humain.

Après "Grand-mère Quéquette" qui évoque votre mamie, vous terminez "Demain je meurs". C’est un autre album de souvenirs que vous ouvrez, ceux de votre père ?

Oui, en gros. Mais un roman n’est pas fait que de "souvenirs". Écrire reconstruit des vies, mêlées d’imaginaire, de fantasmes, de spéculations. Et, derrière la petite histoire (intime), la grande (la France des années 1950 et ses enjeux politiques) complique beaucoup les images d’"album".

Pourquoi ce livre ? C’est un retour sur ce que vous n’avez pas pu vous dire ? Une évocation de l’image, de l’empreinte, qu’il vous a laissée ?

Ce livre n’est pas un hommage à mon père. C’est une tentative de compréhension de ce que furent une vie et une époque. Je l’ai écrit pour tenter d’apurer des comptes, de faire pièce à ces silences opaques installés entre mon père et moi et pour revenir sur la question politique (le communisme) telle qu’elle se posait dans les années que je dis, avec le recul dont on dispose aujourd’hui après l’effondrement des perspectives "révolutionnaires".

Comment écrit-on sur ses proches ? Prend-on des précautions particulières ?

On voudrait. On ne le fait pas vraiment : écrire veut la vérité, fût-elle cruelle. D’où, souvent, l’incompréhension (et les réactions de rejet) des proches pour qui cette vérité non fardée et pas seulement anecdotique que construit la fiction d’un roman défait (croient-ils) la piété des imageries familiales. Mais je n’écris pas "sur" mes proches : je rebâtis un monde avec des bribes de ma vie et de la leur - et avec bien d’autres choses aussi, qui relèvent de mon imaginaire, de ma culture et de mon désir de faire ’art’ (de styliser un matériau).

Propos recueillis par Pascale BRASSINNE


Christian Prigent a publié une vingtaine de livres : poésies, romans et essais. Grand-Mère Quéquette a été publié en 2003. Il est aussi le fondateur et le directeur de la revue de poésie TXT jusqu’en 1993.