Raymond Penblanc | La Chute de l’Ange

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Raymond Penblanc | La Chute de l’Ange



Matinée d’hiver par temps de pluie. Dans le parc de la gare les sept bancs ont été investis.

Sur le premier, une paire de baskets blanches à bandes argentées, la gauche à gauche, debout, la droite à droite, couchée. Un œil exercé notera que la gauche est plus petite que la droite, un 35 pour la gauche, un bon 37 pour la droite. Par terre, sur un écriteau posé au pied du banc, on peut lire, « La Chute de l’Ange », puis le n° I en chiffre romain.

Sur le deuxième, une paire de collants. Il y en a évidemment pour les deux jambes. Sauf que si la gauche est bleue, la droite est rose, toutes deux très étirées, sans le moindre pli, comme si la jambe se trouvait encore à l’intérieur, tendant les fibres. Par terre, sur un écriteau posé au pied du banc, on peut à nouveau lire, « La Chute de l’Ange », puis le n° II en chiffre romain.

Sur le troisième, une petite culotte blanche sans aucune frivolité, d’où il découle qu’elle pourrait appartenir à un enfant, garçon ou fille, peu importe, du moment que par terre, sur un écriteau posé au pied du banc, on peut lire, « La Chute de l’Ange », puis le n° III en chiffre romain.

Sur le quatrième, jetée en vrac, une casaque jaune fluo à double bande noire, ainsi qu’on peut en voir sur les épaules des secouristes, et dont les manches très écartées sont comme deux petites ailes. Par terre, sur un écriteau posé au pied du banc, on retrouve les 5 mots, « La Chute de l’Ange », immédiatement suivis du n° IV en chiffre romain.

Sur le cinquième, un bonnet de laine bleu foncé dont on ne saurait dire si c’est un bonnet de mer ou un bonnet de neige, un bonnet pour le vent et les embruns, ou un bonnet pour la poudreuse et le brouillard. Heureusement que par terre, sur un écriteau posé au pied du banc, on peut lire, « La Chute de l’Ange », puis le n° V en chiffre romain.

Sur le sixième, un casque d’un blanc si étincelant qu’il parvient à capter la lumière pourtant rare de ce matin d’hiver, encadré de deux gants molletonnés verts, un petit et un gros, ce qui suppose deux mains aussi dissemblables que pouvaient l’être les baskets du premier banc. En bas, sur l’écriteau posé au pied du banc, on peut encore lire, « La Chute de l’Ange », puis le n° VI en chiffre romain.

Sur le septième, un sweater bleu et un sac en skaï blanc (vide), une boîte à chaussures rouge (vide) et un sac en papier rose (vide), mais pas d’écriteau posé par terre. D’ailleurs, à part un couple de curieux dont on peut supposer qu’il aura suivi l’échelonnement des bancs depuis la grille d’entrée jusqu’à cette partie du parc la plus obscure, sans doute pour tuer le temps avant le départ de leur train, on ne voit personne. Sous le banc, c’est normal, il ne viendrait jamais à l’idée de qui que ce soit de s’y coucher. Mais derrière ce pittospore resté vert, et surtout là-haut, où se dressent les grands érables ? Car si l’ange est tombé (n’exagérons rien, il a dû se poser tranquillement, comme un oiseau), abandonnant çà et là les pièces de son costume, il se pourrait qu’il soit déjà remonté, sinon au ciel, du moins jusqu’aux branches supérieures des grands érables ceinturant le parc, où il aura accroché le septième écriteau, ultime station de son parcours terrestre.

Raymond Penblanc

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

26 février 2014
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