Rolando Sanchez Mejias | Histoires d’Olmo

État intermédiaire

Olmo se réveilla et vit qu’il lui manquait les pieds. Il s’était couché en lisant La Métamorphose et voilà le résultat : il n’avait plus de pieds. Ses pieds, ses grands pieds, pointure quarante-cinq. Des pieds de sept lieues. Avec eux, il s’était aventuré « dans les régions les plus basses de la mort ». Désormais, il vivrait dans cet « état intermédiaire » qu’il craignait tant. Sa voisine, Adela, viendrait avec un flan. Lalo viendrait avec son chat répugnant. Tonino viendrait avec un livre de saint Thomas. Ils seraient tous à lui poser la même question sur ses pieds. Tout en mangeant son flan, Olmo répondrait qu’il les avait perdus à la guerre. C’est ça, un petit Nègre Bochiman les lui avait emportés. Ou un Serbe. Mais le chat répugnant de Lalo irait chercher ses pieds. Un chat, ça renifle sans cesse « dans les régions les plus basses de la mort » et il irait chercher ses pieds, les ramènerait et dirait à Olmo : « Voici tes pieds. » Alors Lalo dirait à Olmo : « Accompagne-moi au marché. » Olmo mettrait ses pieds, sauterait du lit et lui répondrait : « Je t’accompagne au marché ! » Sous la lumière du soleil ils seraient un, un, un seul : lui, Lalo et le chat.

Jusqu’à ce que la délation t’atteigne

Tonino murmure à l’oreille d’Olmo qu’à La Havane on ne savait plus qui était délateur et qui ne l’était pas. Il n’y a pas de raison pour que tous les délateurs soient des rondouillards à cheveux gras, sentant l’oignon.
Mais le délateur dont nous parlons était pour de bon un rondouillard à cheveux gras, sentant l’oignon et de surcroît, quelque peu bossu. Il s’assit en face d’Olmo et lui dit :
— Je vais te dénoncer.
Olmo aimait la droiture chez les gens. La transparence de l’âme chez les gens. La résolution dans le regard des gens. « Un délateur honnête », se dit Olmo, l’œil humide. Alors il l’étreignit, l’étreignit comme il n’étreignait personne depuis très longtemps.

Similia similibus curantur

Tonino ne supportait pas que Marilope soit amoureuse d’Olmo et il alla trouver un sorcier. Le sorcier lui conseilla d’enterrer un sous-vêtement de Marilope sous un fromager, puis de couper la tête d’un chat noir et de verser son sang sur les racines de l’arbre en prononçant quelques mots.
Tonino choisit un dessous de Marilope et au passage (il enviait Olmo secrètement), une nouvelle d’Olmo. Il enterra le sous-vêtement et la nouvelle au pied d’un fromager, coupa la tête d’un chat noir qui d’aventure passait par là et versa son sang sur les racines de l’arbre en prononçant quelques mots.
Bientôt, Marilope maigrit et enlaidit. On l’envoya étudier l’économie politique à Moscou. Elle épousa le caissier du théâtre Bolchoï, dont elle eut trois enfants très gros ; mais cette histoire ne vaut pas la peine d’être racontée ici.
Quant à Olmo, il se mit à enchaîner des phrases à la va comme je te pousse. Il empruntait noms et situations à des manuels de latin, de botanique et de culture populaire. Olmo déclarait fièrement : « Je fais de la littérature moderne. » Mais les directeurs de revue le lui reprochaient : « Pourquoi déformes-tu, cher Olmo, notre littérature nationale ? » Olmo fut condamné à vendre des fleurs en compagnie de Lalo et de Tonino dans La Vieille Havane. On avait condamné Lalo pour paresse et Tonino pour sorcellerie. Le chat répugnant de Lalo les suivait partout et ils ne pouvaient vendre la moindre fleur. Lalo disait : « Nous avons un Chinois derrière nous. » Mais l’histoire du Chinois ne vaut pas non plus la peine d’être racontée ici.

Soleil

Pour atteindre les mots, Olmo enfilait ses bottes de sept lieues. Il revenait exténué, parfois à court de mots. Ou il creusait des trous pour se cacher du torrent de mots qui déferlait sur lui.
Il n’était pas préoccupé par le mot épingle ni par le mot stylet ni par le mot couteau. Il disait qu’ils se clouaient sans problèmes dans la réalité. Avec le mot louche, il se tordait de rire en gonflant comme une outre. Il croisait les jambes et chaussait ses lunettes devant des mots comme psychanalyse ou amour des formes. Il batifolait comme un enfant parmi des mots tels que bouse, combine et bidule. À la seule mention du mot utopie, sa vie se déroulait comme un tapis volant ou plus exactement, comme un accordéon désaccordé. Il soutenait que le mot meuble était en pleine décadence. Meuble : du latin móbilis, dérivé de movere, engin transportable, généralement en bois, se trouvant dans une maison (fauteuils, malles et armoires). Si un voisin mourait, il demandait humblement : « A-t-on déjà emporté le meuble ? »
Une fois, il ouvrit le National Geographic, tomba sur le mot punaise et s’enfuit, terrorisé. Une fois, il ouvrit le Dictionnaire de la Langue, tomba sur le mot jujube (petit fruit, un peu plus grand qu’une olive) et le mangea. Une fois, il ouvrit la fenêtre et vit le mot SOLEIL qui brillait là-haut. Il trouva cela pas mal. Il ne restait plus qu’à le peindre en jaune. Et à le suspendre au bout d’une ficelle, comme le font les artistes conceptuels dans les périodes de restriction.

Lois du rêve

Une fois, Olmo rêva qu’il était un papillon. Il voltigea parmi les fleurs dans le parc du Palais royal et surprit la conversation suivante entre deux hommes dissimulés derrière une haie.
— À l’aube nous entrerons et nous tuerons le roi.
— Il ne doit pas rester un seul être vivant.
Olmo continua de voltiger et entra par une fenêtre du palais. La princesse dormait parmi les soieries et les dentelles. Elle était belle et douce. Olmo se dit : « Si je la réveille, elle donnera l’alerte et ils captureront les assassins. » Mais il pensa que les assassins devaient avoir de belles et tendres épouses et que la destinée de tous les êtres, en définitive, répondait aux lois insondables du rêve. Il reprit son envol loin du palais. Il aboutit dans une chambre où une femme et un homme bavardaient, nus dans un lit. L’amant disait :
— À l’aube.
Elle, tout en lui bouclant une mèche de cheveux :
— Il ne doit pas rester un être vivant.
Olmo reconnut la voix de la femme. C’était l’épouse d’Olmo. À ses côtés se tenait Souvorov, le célèbre terroriste qui posait des bombes contre le tsar. Olmo voltigea jusqu’au commissariat le plus proche et dénonça le couple d’assassins.

Forme de la poésie

Sous la pression des circonstances, Olmo recourait au dicton bien connu :
— L’argent est une forme de la poésie.
Ses lèvres tremblaient. Il levait les yeux au ciel. Il retournait ses poches :
— Il faut chercher l’inspiration.

Turcs

Olmo veut visiter H. mais on lui conseille de ne pas aller à H., car on y massacre les Turcs. « Les Turcs ?! s’étonne Olmo. Qu’est-ce que j’ai à voir, moi, avec les Turcs ? » Il se regarde dans le miroir. Rien de spécial sur sa figure. Pas les oreilles. Les yeux non plus. Ni la bouche, se dit Olmo, soulagé. Soudain : le nez. Olmo en est abasourdi : « Mon Dieu, le nez ! » Non pas que son nez fût turc mais. Il y avait quelque chose. Le bout peut-être. Ou la courbure. Dieu savait. « Le nez ! » Olmo recule épouvanté, se glisse sous son drap et se couvre des pieds à la tête.

Honteux

Une fois, Olmo se réveilla et vit dans le miroir qu’il lui manquait un œil. Il pensa en regardant son épouse : « Mon Dieu, elle s’est vengée, femme latine, si tu lorgnes les autres filles, je t’arracherai les yeux, tu verras. »
Non, ce n’était pas elle. Elle ne se serait pas contentée d’un seul œil. Et puis elle dormait si paisiblement ! Alors il pensa que c’était l’État. Mais pourquoi l’État voulait-il un œil d’Olmo ? La main droite, passe. Mais un œil Mon Dieu, Olmo, comme tu es paranoïaque ! D’abord ton épouse, ensuite l’Etat ! C’est alors qu’il retrouva son oeil. Il était dans un verre. Sur la table de nuit. « Jamais plus je ne penserai de mal de ma femme. Ni de l’État. Jamais plus ! » pensa-t-il, honteux.

Lévitations

Une fois, Olmo dut gagner sa vie en lévitant. Ça tournait mal pour lui, alors il étala une couverture dans le square d’à côté et le soir, il lévitait. Il faisait aussi de la peinture à l’huile sur des petites toiles pour les vendre, mais il finissait sa journée de travail en lévitant car ses tableautins ne se vendaient pas. Cela fut de courte durée. « Je ne peux pas m’accrocher à une idée très longtemps », se lamente Olmo. Pour d’autres, il a simplement grossi. Il a grossi et il a dû se mettre à écrire. Pour d’autres, il n’a jamais lévité. Et maintenant, il fait semblant d’écrire.

(Traduit de l’espagnol (Cuba) par Liliane Hasson.)

© Parlement international des écrivains.


Né à Holguín (Cuba) en 1959, Rolando Sanchez Mejias a publié des recueils de récits et de poèmes. En 1993 et 1994, Prix national de la critique à Cuba. En 1995-1996, il publie dans des journaux européens une « Lettre ouverte » pour dénoncer la censure, le manque de liberté d’expression et de circulation à Cuba, ce pourquoi ses textes sont interdits. En 1993, il fonde le groupe littéraire Diasporas qui prend ses distances avec la ligne officielle concernant la production littéraire. Depuis 1996, il dirige Diasporas, la seule revue littéraire alternative existant à Cuba, diffusée en exemplaires photocopiés. Ses nouvelles et ses poèmes ont été publiés dans des anthologies récentes comme Nuevos poetas latinoamericanos (Mexico, 1998), chez les éditeurs Suhrkamp et DTV (2000, Allemagne), chez Siruela (2000, Espagne). Il réside à Barcelone, grâce au programme du PIE.

17 mars 2003
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