Christian Salmon et Olivier Py | La domestication culturelle
Ce texte coécrit par Olivier Py et Christian Salmon a paru dans Libération le 22 juillet 2003 en défense des intermittents du spectacle pour le maintien de leur régime d’assurance chômage. Cette lutte a mobilisé durant deux ans les professions du théâtre contre le ministère de la Culture et le syndicat patronal du MEDEF. Elle a provoqué l’annulation des principaux festivals de l’été 2003.
Une nouvelle version en est reprise dans Verbicide. Du bon usage des cerveaux humains disponibles de Christian Salmon (Climats, 2005).
S’il fallait reconnaître un seul mérite au mouvement des intermittents, ce serait celui d’avoir fait tomber les masques. Pour la première fois depuis la guerre, le Medef a surgi au premier plan d’un conflit entre l’État et les artistes. Au dire même du président de l’Assemblée nationale, c’est son « arrogance » qui aurait provoqué l’annulation de tous les festivals de l’été. Celle du festival d’Avignon fera date. Elle signifie rien de moins que la fin de la politique culturelle incarnée depuis la guerre par des hommes aussi différents que Vilar ou Malraux. La fin du consensus qui allait des gaullistes aux communistes sur la nécessité d’un financement public de la culture, non pas au titre de « l’exception culturelle » mais bien plutôt comme une mission à part entière, « régalienne », de l’État tout comme la Santé, la Recherche, l’Éducation. Le ministre de la Culture, quelles que soient ses protestations (il aurait sauvé en le réformant le régime des intermittents), a collaboré jusqu’à l’insouciance avec ce contre quoi il avait mission de lutter. En s’enfermant dans une approche purement comptable d’un régime d’indemnisation, il a témoigné d’une surdité et d’une frivolité qui ne peuvent être comparées qu’à celle de Luc Ferry face au malaise enseignant. C’est une cascade d’échecs dont le premier est de détruire le prestige du Théâtre au sens large, en tant que lieu du récit, ce récit lui-même paysage de la parole, cette parole, ultime refuge du sens. Comment en est-on arrivé là ? Le processus dépasse le conflit des intermittents. C’est une vague qui court depuis vingt ans et emporte tout sur son passage, statuts, réseaux, volontés...
C’est le mot même de culture qui a laissé entrer dans sa définition trop d’éléments étrangers. L’art et la pensée progressivement refoulés, minorisés par la communication, le divertissement, le spectacle, le tourisme, le prestige et l’audimat . Le ministère du même nom a perdu tout son sens, il n’est plus que l’arbitre et l’argus d’un marché, une sorte de conseiller financier et artistique des choix, choix qui se feront par les lois de l’offre et de la demande, elles-mêmes inféodées à la communication. En vingt ans, les subventions à la culture ont été progressivement détournées de leur sens. Elles ne sont plus considérées que comme des aides à un secteur en crise ou en cours de restructuration. Aujourd’hui un homme de théâtre, un créateur quel qu’il soit, doit faire une double allégeance au lois du marché et à celles plus occultes encore de la météo politique. Sept ministres de la Culture depuis dix ans, des dizaines de conseillers en tout genre, plus ou moins éclairés mais envoûtés par la même passion triste, désespérante, qui veut que tout art soit transformé en spectacle : la musique contemporaine en musiques d’aujourd’hui, la littérature en foire au livre, le cinéma en turn over accéléré de stars, le théâtre en spectacle vivant (il y a donc un spectacle mort !). La rue de Valois n’est plus un lieu de résistance à la marchandisation de l’art ; elle l’orchestre et y collabore. Son credo, devenu la règle d’or de notre Loft Culturel National : c’est le divertissement. Fête de la Musique et du Cinéma ! Fureur de lire ! Fête de l’Internet ! Rage Festivalière... Défilés de têtes vides ! Le divertissement à tout prix. La fête tout le temps. Aucun projet culturel aujourd’hui n’a de chance s’il ne donne lieu ou accompagne une fête quelconque. Il est d’ailleurs significatif que le ministre de la Culture n’ait exprimé sa tristesse et même sa « révolte », non pas à l’endroit des créateurs et des acteurs, auto-interdits en quelque sorte, car ce n’est jamais facile de pratiquer l’autocensure. Mais à l’égard du public ! La seule chose qu’on respecte en ces temps où tout est privé. Pauvre public ! Privé de fête ! « La mort dans l’âme ! », a-t-on entendu ici ou là, après l’annulation du festival d’Avignon. Vraimentv ? Vous le pensezv ? Après le ministère de l’Intelligence ; voici qu’on nous fait le coup de l’enterrement de l’âme. Pas moins. Silence en Avignon.
Mais rassurez vous ! Ce n’est qu’une interruption. L’âme est éternelle ou simplement assoupie. Les intermittents ont interrompu le spectacle. Mais le spectacle ne s’arrête jamais. Il ne connaît que des intermittences. The show must go on ! Car l’agenda culturel recoupe celui du tourisme. Il ne faut pas prendre en otages les tour operators. La culture officielle a son siège à l’office du tourisme. La valeur ajoutée touristique de la culture : voilà la dernière justification à notre existence d’artistes. Le mot de culture en perdant du sens a gagné de la valeur marchande, équation sans surprise mais aussi sans issue. On peut donc regarder benoîtement un ministère de la Culture via l’UNEDIC et d’autres hommes de paille abandonner ses propres droits comme il l’a fait auparavant avec la déconcentration par exemple, qui aboutit à déléguer les choix culturels à des potentats locaux, qui dispensent prébendes et subventions conformément aux lois du clientélisme politique et électoral que l’on qualifie avec pudeur de culture de proximité. C’est ainsi qu’en vingt ans nous sommes passés de la politique culturelle à la culture de proximité. Des organismes privés seront très bientôt en charge de la culture dans le monde idéal de la communication et des loisirs. Une culture qui s’est lentement préparée à son nouveau maître, en devenant majoritairement muette, festive, décorative, sérieuse, pédagogique, divertissante, etc, bref domestique.
La domestication des individus est devenue aujourd’hui le but même de la vie en société. Car il ne s’agit pas seulement de substituer le divertissement à la culture, et la culture à l’art mais d’expulser toute réalité de l’espace social, de substituer l’exhibition à l’expérience, la télé-réalité au récit. La télé-réalité est bien plus qu’un programme de télévision ; c’est le programme intégré de toute la société ; absorber la réalité. Programme-buvard. Brouiller les contours entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction. Un programme que Hannah Arendt qualifiait de « totalitaire ». Faire triompher partout les relations fantomatiques entre les hommes. Empêcher à tout prix que se créent - ce qui pour Kafka était l’essence même de l’art et sa seule justification - « les conditions d’une parole vraie d’être à être ». Là-dessus le dernier Matrix est d’une intelligence subtile, où le révolutionnaire (herméneute, guerrier, saint) comprend qu’il est l’élément nécessaire à la recomposition de ce qu’il combat, à savoir la perte du réel. Dans le labyrinthe de la communication, le citoyen a accès à tout : en consommateur, en touriste, en voyeur.
Tout aventure spirituelle est transformée en site Internet, la littérature en quinzaine du livre, le cinéma en parts de marché audiovisuel, la philosophie en bar-tabac télévisuel, l’idée en polémique, le tout dans un ballet hypnotique où le mot culture fait office de lien, de brouillard, de mesure et finalement de police. De police, puisque la liberté individuelle est transformée en liberté d’accès. Dans le labyrinthe de la communication, le citoyen a accès à tout : en consommateur, en touriste, en voyeur.
On verra donc inlassablement la communication chercher de nouvelles formes, abuser du préfixe néo et affirmer que la mode (parce qu’elle est adoubement de la mort) est le sel de l’avoir. Ainsi les écrivains dits subversifs donnent des entretiens dans les journaux de mode, les créateurs de mode se confondent et se confortent aux plasticiens, la publicité utilise le spirituel et la valeur ajoutée du poème pour vendre des voitures mystiques et des machines à laver silencieuses comme la voix lactée...
Rappelons-le, le théâtre, la littérature, l’art en général ne sont pas réductibles à des phénomènes (culturels), à des secteurs (d’activité) à des catégories (de salariés). L’art ne s’assied pas à la table de négociation. La littérature est une quête, obscure et semée d’échecs, du récit perdu ; ce que Jack London appelait le Sud de l’existence, ce pôle où l’expérience coïncide avec son récit. Le théâtre est l’humain fait de masques et de récits et de mots dans la pauvreté consubstantielle à sa présence. C’est ce que ne peuvent pas et ne veulent pas savoir les cynismes dirigeants, c’est ce qui est volontairement assimilé avec toutes les spectacularités vivantes et mortes, pour le perdre dans le brouhaha des modes. Ce n’est jamais une place centrale et dominante qui est réclamée par les gens de théâtre (à la différence du monde audiovisuel qui prétend au monopole de la représentation) ; c’est une toute petite place, minoritaire d’où il cherche à recoudre le voile déchiré. Et si la déchirure est trop grande, au moins peut-on espérer préserver l’héritage du geste. Ce n’est pas de la résistance, c’est en deçà ou au-delà d’un acte de résistance puisqu’il n’est jamais le fruit d’une réaction, mais simplement l’écoulement d’une présence commune, qui ne sait se dire autrement. Et c’est pourquoi la résistance ne saurait être politique ou culturelle ni même seulement résistance mais insistance, persistance du récit. Quelques fratries, ni obscures ni médiatisées, qui vivent ainsi, pour la joie de dire des histoires, pour la jouissance des larmes, regardant le mal et le bien avec la même passion du vivant. Et ce n’est pas le théâtre tel qu’il devrait être mais tel qu’il est, amateur ou professionnel, savant ou conformiste, il est toujours cette victoire de l’homme accédant à son propre récit, une revanche de l’histoire individuelle sur la grande Histoire, la broyeuse d’âme. Il n’y a là aucun ordre de valeur, le débutant fait le même geste que le maître, le maladroit assume la même part de sacrifice et de rédemption que le talentueux. Il ne s’agit que d’être homme. En un sens c’est même le mauvais théâtre qui affirme pleinement le théâtre, il n’est pas à la mode, il est exilé des assentiments, il est sans raison, présent dans sa laideur, comme un courage inconcevable et discret.
Voilà ce qui est visé, cette persistance de la parole dans l’oralité. L’oralité est la clef de notre avenir et le possible est certainement le seul affluent de la poésie. Quant à cette éternelle puissance du récit, du mythe, quant à cette vertu du lyrisme, elles restent imperméables à la nuit de l’Occident. Elles brûlent sous la cendre. C’est cette dernière lumière qui est dénoncée et combattue, surtout parce que sa présence, aussi circonscrite soit-elle, rivalise avec l’armement de la communication comme aucune autre forme d’expression. Mais qu’on le veuille ou non, il y aura un grand siècle de théâtre, une jeunesse entière s’y reconnaîtra, il y aura une grande aventure du théâtre et d’autant plus grande que la parole est condamnée, le livre transformé en recette de bonheur, la littérature en journalisme, l’image en icône et la politique en une vaste hypocrisie de l’économie. Il y aura un grand siècle de théâtre et il y aura des poètes. On peut se demander à qui ou à quoi réclamer un nouveau poète. À la mer, à la nuit, au soleil, à l’amour ? Mais c’est peut-être la douleur de tout un peuple dont on a défiguré la parole qui fera naître le poète. Le monde est pauvre en pensée, mais il est riche en douleur, les nantis n’auront pas l’avantage, et puisque nous serons bientôt, tous, le bétail d’un pouvoir unique et invisible, nous aurons en commun aussi la parole de nouveaux poètes. Il n’y a pas d’autre définition de l’espoir.