Sabine Huynh | Tout ce dont on manque

Quel est le tout premier ? Et en quelle langue ? Impossible de le dire. En vietnamien peut-être, ou en anglais. En tout cas, le premier qui surnage est en français. Il porte le doux titre de La Journée de Nounours. J’ai peut-être cinq ans. Je crois qu’il m’est offert par ma tante G., qui me donne la plupart de mes premiers livres, à Noël en général. Une fois, une petite boîte de chocolats fourrés à la liqueur de cerise accompagne l’un d’eux. Ce cadeau fait partie de mes plus beaux cadeaux d’enfance, avec ma clarinette en plastique jaune, mon encyclopédie américaine, une cassette de Francis Cabrel, et, plus tard, un mange-disque. Je ne me souviens guère de La Journée de Nounours. Sans doute Nounours se réveille-t-il, joue-t-il avec ses frères et sœurs, va-t-il se baigner dans la rivière, dévale-t-il des pentes caillouteuses... Ainsi je l’imagine, faisant le fou, la langue pendante, l’œil brillant, et je m’amuse avec lui comme je ne m’amuse jamais avec personne, follement.

Je me souviens assez clairement de quatre dessins cependant. Dans l’un d’eux, on voit un ours grizzly debout, un poisson dans la gueule. Il est hirsute. Je le trouve effrayant. Je me demande pourquoi il est si sale, et s’il est plus grand que moi.
Le deuxième montre un ours polaire sur un morceau de banquise. La banquise m’impressionne plus que l’animal. Je ne connais la neige qu’assez tard (ma famille a émigré du Viêt Nam) et la première fois je n’ose y poser les pieds, par peur de la souiller. Je regarde l’un de mes frères, l’intrépide, foncer dans le paysage blanc, avant de disparaître subitement dans un trou. Plus de peur que de mal, et surtout, une joie immense pour lui, ainsi que pour moi, l’aînée, de le voir courir et jouer.
Un autre dessin montre Nounours en train de respirer une fleur. Je me trouve en terrain connu : j’aime aussi m’adonner à cette occupation, que j’essaye d’apprendre à mon chien en lui pressant des fleurs sur la truffe, ce qui le fait éternuer. Les manger fait également partie de nos jeux. Les fleurs de trèfles, si sucrées, sont nos préférées.
Le dernier dessin de La Journée de Nounours me fascine : les membres d’une famille entière d’ours sont blottis les uns contre les autres, hors du temps, au fond de la chaude tanière de leur hibernation. Les regarder me calme, je ne m’en lasse pas. Je veux être un ours, rien que pour ce pelotonnement, qui m’est totalement inconnu. Chez nous, ce sont des pièces froides et poussiéreuses, peu de confort matériel, des cris, des disputes, des corvées. C’est le cambouis sur le bleu de travail rêche du père, le tintamarre incessant de la machine à coudre au noir de la mère, les kilos et kilos de patates recouvertes d’une épaisse couche de terre que je dois gratter puis laver puis éplucher puis trancher puis cuire puis manger. Ce sont les torgnoles, l’injustice, et la maigreur des jours, qui semblent pourtant interminables. La seule chose qui ressemble le plus à l’hibernation des ours, ou à un semblant d’affection, de foyer, de famille, est le bifteck mensuel à l’ail du père (mes narines frémissent en écrivant ces mots), mince, mais salé et poivré à la perfection ; et la tarte aux pommes dominicale, achetée dans une boulangerie, au retour de la piscine ou du club de tennis – mais celle-ci arrive beaucoup beaucoup plus tard, après la promotion du père (contremaître), je suis presque adolescente alors. Il y a aussi, un mercredi après-midi, un feu de cheminée inoubliable, au retour d’un épuisant cross scolaire à travers champs et sous la pluie : le seul bon souvenir associé à cette cheminée (je déteste ses briques aux angles et aux arêtes acérés, sur lesquels je me blesse, après avoir reçu des coups m’envoyant valdinguer). De chaleur humaine, point. Heureusement, les livres existent, et j’existe dans mes lectures, à travers les pages accueillantes.
Il y a également les mots écrits sur les boîtes de conserve, les paquets de farine, les flacons de shampooing, les produits ménagers, les emballages de papier toilette, les étiquettes de vêtements. Tout ce qui est imprimé, je le lis, et le relis faute de mieux. J’ai d’ailleurs gardé cette habitude de relire ce qui a déjà été lu des dizaines de fois.

D’autres « premiers livres » me reviennent en mémoire, comme L’Île aux monstres, un « pop-up book » comme on dit de nos jours – je m’y réfugie pendant des heures – et Martine au cirque (je suis presque sûre qu’il s’agit du livre marié à la boîte de chocolats), mais je ne me souviens que de sa couverture. Martine marche sur un fil, tenant à la main une ombrelle, et son chien la regarde d’en bas... Je dis cela mais ma mémoire invente peut-être. Ce livre m’émerveille parce que je n’ai jamais été au cirque de ma vie.
Les livres les plus importants de mon enfance, je les ai toujours en ma possession, ou presque : cette fameuse encyclopédie américaine, un Petit Larousse illustré, Les Petites Filles modèles de la Comtesse de Ségur, les Contes de Perrault, Et patati et patata..., qui est un grand livre illustré contenant des poèmes, et Les plus belles pages de la poésie française. Cela fait moins de dix livres, mais c’est déjà une bibliothèque, la première, à laquelle j’inscris d’office les petits frères. Je m’improvise bibliothécaire, j’écris des fiches pour chaque livre, avec un résumé en une ou deux phrases, et je force les frères à me les emprunter, en échange de menus services.
Il me semble qu’à part un dictionnaire de « santé médecine » et un roman de Guy des Cars – ouvrages réservés aux parents, mais j’y entre bien sûr en cachette : le dictionnaire renferme des planches anatomiques et des photographies saisissantes ; le roman parle de laveurs de vitres indiens à New York qui ne connaissent pas le vertige, à part celui de l’amour –, il n’y a pas d’autres livres sous notre toit, car « trop chers ». Ce n’est pas grave, il y a quand même un toit, et ces livres-là, lus et relus, et un peu plus tard, tous ceux de la bibliothèque municipale, avant de connaître ceux des bibliothèques du collège (merci à Madame Blanchard, la bibliothécaire du collège Évariste-Galois, de m’avoir fait découvrir l’œuvre de Colette) et du lycée, et des bibliothèques universitaires (la plus grande étant celle de Harvard, fréquentée dans les années quatre-vingt-dix, et dont je ne suis toujours pas revenue). Et il y aura le reste de la vie pour acquérir et lire tous les livres qu’on voudra (mais jamais assez de temps).

Au fil des ans, le Petit Larousse illustré perd sa couverture, elle est remplacée par du carton gris de boîte à chaussure, collé à la tranche du livre avec du gros scotch marron. Une photo de dauphin découpée dans un magazine fait office de photo de couverture. J’offre un jour cet ouvrage à mon plus jeune frère, en lui expliquant comment un tel trésor peut accompagner quelqu’un toute sa vie durant, et combien moi-même j’ai appris en le lisant (il m’arrive encore de dévorer les dictionnaires comme des romans, j’en ai une soixantaine dans ma bibliothèque – « Qui pour avoir jamais été indemne des dictionnaires ? », François Bon, Autobiographie des objets). Je me souviens d’avoir passé de longs moments à rêver sur la devise « Je sème à tout vent », et sur l’image de la semeuse au pissenlit.
Les Petites Filles modèles, je le rachète (neuf) il y a une dizaine d’années, poussée par la nostalgie de cette famille d’adoption que je m’étais choisie. Madame de Fleurville est ma mère ; ses filles, Camille, Madeleine et Marguerite, mes sœurs. Je m’identifie totalement à Sophie, à cause du fouet de sa belle-mère, la grosse Madame Fichini, que j’ai en horreur. La Comtesse m’éduque, m’inculque les bonnes manières, m’apprend à faire la révérence : je la fais d’ailleurs à ravir, devant chaque vieille dame que je rencontre dans la rue, dans l’espoir de me faire adopter.
Des Contes de Perrault (livre que j’ai toujours, tome I, texte original illustré par Paul Durand, Éditions des Deux Coqs d’Or, Paris, 1971), il me reste le souvenir des roses, des perles et des diamants sortant de la bouche de la fille que sa mère n’aime pas ; de la robe en or de Peau-d’Âne et son anneau tombant dans la pâte à gâteau ; du sourire de Riquet à la houppe ; des ombres ruisselantes de la pièce la plus sombre de la demeure de Barbe bleue ; et enfin du choc en comprenant que la dernière histoire de ce livre se termine dans le ventre du méchant Loup.
L’encyclopédie américaine m’est offerte par mon oncle d’Amérique alors que je suis encore à l’école primaire, au CP. Cet oncle, dont je ne connais pas le nom mais dont je me souviens comme étant grand et mince, discret et souriant, et portant des petites lunettes à verres ronds, est mort quelques années plus tard dans un accident de voiture un soir de Noël, laissant derrière lui sa femme et un fils, prénommé Michael, que je n’ai jamais rencontré, ou peut-être une fois, mais je n’en garde aucun souvenir (une photo de lui et de sa mère debout, le regard grave, devant la tombe de mon oncle se superpose à ces mots). L’oncle nous apporte aussi, à mes frères et moi, des œufs « Kinder surprise ». J’ai toujours en ma possession le jouet-surprise découvert alors : un bébé en plastique rose, entièrement nu, aux fesses dodues, aux pieds larges et plats, aux yeux bridés, arborant deux dents uniques, comme un lapin. Cette encyclopédie est extraordinaire, illustrée, toute en anglais, avec des œillets rouge vif à chaque nouvelle lettre de l’alphabet, et les lettres sont même déclinées dans différents alphabets : phénicien, grec, etc. On y voit, entre autres mille merveilles qui me font rêver, un cadran solaire, des plantes carnivores, des planètes lointaines, des crocodiles, des castors, des créatures marines, des Indiens à plumes (portant le warbonnet ou « coiffe de guerre »), les toutes premières bicyclettes... Le monde s’ouvre à moi, fabuleusement.
Le livre de poésie pour enfants Et patati et patata..., de Krista Bendová (Gründ-Paris, 1966), est joliment illustré par Mirko Hanák : je ne perds jamais de vue le visage de la petite fille aux joues rouges et remplies de cerises, portant des cerises en boucles d’oreille, ni celui de la petite aux couettes et au visage barbouillé de gâteau à la marmelade de pruneaux (elle me rappelle ma propre fille), ou encore ce cheval blanc au milieu d’un champ roux, et tous les papillons colorés... J’ai le livre sous les yeux, je le feuillette avec le même étonnement qu’alors, tout en me demandant par quel miracle il a survécu, depuis les années soixante-dix, à des dizaines de déménagements successifs, d’un continent à l’autre. Les poèmes, traduits par Zdenka Datheil de l’édition originale slovaque, évoquent des bonheurs mystérieux que je fais miens, que je transvase dans ma mémoire, comme une transfusion sanguine. Ainsi, « Les parapluies » : « J’ai une amanite tue-mouches / Il ne faut pas qu’on y touche. / Papa a un bolet noir. / Ah, tant pis, s’il se met à pleuvoir / Dessous ces champignons / On ira tous s’asseoir. » Et la nuit tombée, « Seule, du cerf, la corne brune / Contemple tout là-haut la lune. »
Les plus belles pages de la poésie française, Sélection du Reader’s Digest (1982), est un livre qui trône d’abord sur une étagère dans la cuisine de mes grands-parents, aux côtés des trois tomes des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle et des albums des aventures d’Astérix. Mon grand-père me le donne parce qu’il voit qu’à chaque fois que je viens chez lui, je m’abîme dans cet ouvrage de plus de huit cents pages qui me fait découvrir la poésie française, du Moyen Âge au XXe siècle. Je deviens incollable sur la biographie des poètes, et le glossaire m’apprend des mots qui ravissent mon oreille, comme « occire », « quérant », « larron », « messeoir », « langagères », « ramentevoir »... Je recopie dans un petit répertoire téléphonique (qui inaugure une série de carnets d’écriture me menant jusqu’à aujourd’hui) mes poèmes préférés : ceux de Louise Labé, de Paul-Jean Toulet, de Jules Laforgue, de Maurice Maeterlinck, de Marceline Desbordes-Valmore, d’Apollinaire, de Verlaine, de Baudelaire, de Queneau, de Mallarmé... Ce livre est la première anthologie de poésie que je possède, à l’âge de dix ans. Ma bibliothèque en comporte actuellement une vingtaine, dont une que j’ai éditée, pas d’ici, pas d’ailleurs.

Je n’oublie pas non plus les livres que nous font découvrir les instituteurs (plaisir exquis prodigué par L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco), ni tous ceux prêtés par la bibliothèque municipale de la petite ville de Meyzieu (la première bibliothèque fréquentée, j’ai dix ans, ou moins). L’obtention de la carte s’effectue seule, en catimini, sans personne majeure, sous prétexte que « mon père est tout le temps au travail et ma mère tout le temps malade ». Ma reconnaissance éternelle va aux bibliothécaires pour leur accueil (et à tous les bibliothécaires du monde). Les livres empruntés en vrac, sans discernement (Nabokov, Jean d’Ormesson, Stendhal...), cachés sous l’anorak en rentrant à la maison (parfois dans la capuche), dévorés la nuit sous la couette, avec la lampe de poche du père, sans tout saisir, mais s’y jeter à corps perdu quand même, car il s’agit bien d’une question de vie ou de mort, surtout à partir de la lecture des Misérables d’Hugo (ah, Cosette, comme je comprends ta vie, ayant aussi les Thénardier pour parents...), de L’Enfant de Jules Vallès, et de L’Arrache-cœur de Vian. Lus et pleuré et relus. Il y a aussi les Patricia Highsmith, qui me font frémir, les Club des cinq, les poésies de Prévert, la série des aventures de Fantômette, celles d’Arsène Lupin gentleman cambrioleur, les bandes dessinées (Gaston, les numéros de Fluide glacial), Le Lion de Kessel (découvert en sixième, je m’identifie aisément avec l’amie de King, Patricia, qui a dix ans), La Nuit des temps de Barjavel, relu à Londres à l’âge de dix-neuf ans, alors que je suis follement amoureuse. Deux pièces de théâtre me font verser des larmes et écrire des poèmes : Phèdre de Racine et Ruy Blas de Victor Hugo (je suis Ruy Blas et j’écris à la reine d’Espagne).
La lecture la plus marquante en français à l’âge adulte est sans doute l’œuvre de Duras, à laquelle l’Indochinoise en moi ne peut rester insensible, ainsi qu’à À la recherche du temps perdu de Proust, une véritable révélation, une délectation sans bornes, l’impression de comprendre enfin ce qu’est le raffinement. En anglais ce sont les livres de Virginia Woolf, de Henry James et de Paul Auster. En espagnol, Cent ans de solitude de García Márquez. Après l’avoir lu, je me dis qu’il contient l’histoire du monde, et tous les livres déjà écrits et à venir, il faudrait que je le relise. Je tombe aussi sous le charme de L’Enchanteur, de René Barjavel, relu en boucle, trois fois de suite.

Tout ce dont on manque à la maison se trouve dans les livres. Un ami, qui travaille actuellement en République démocratique du Congo, m’a dit qu’il n’y avait pas, à sa connaissance, de bibliothèques telles qu’on les connaît, à Kinshasa. Comment font les enfants, les dix millions d’habitants, sans livres ? Cette pensée me glace. Il se trompe sûrement.
Je leur dois tout. Ils forment la toile de fond de mon existence et de mon imaginaire. Ils sont mon bien le plus précieux. Leurs pages tapissent mon cœur, mon univers intime. Leurs volumes soutiennent aujourd’hui les murs de mon appartement. Chaque livre posé entre deux autres est une brique insérée dans le mur d’une maison de plus en plus solide, où il fait bon vivre, et lire, ce qui pour moi est la même chose.


Une première version de ce texte a été publiée sur le site de Franck Queyraud, Flânerie Quotidienne, dans le cadre des Vases communicants d’avril 2013.

Sabine Huynh sur remue.

11 juillet 2013
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