Bertrand Leclair | « La littérature » se marre
Un jour on prend un livre, dans le halo du souvenir d’un précédent livre du même auteur. Là où l’on s’attendait au coup de foudre, au grand emportement, on est déçu, scotché à quai, ou, plus couramment, on n’éprouve qu’une sorte de piqûre de rappel de ce qu’a pu être le grand emportement, disons, un spectre de coup de foudre, on continue à y croire, c’est sûr, mais, bon. Un autre jour... Un autre jour, on prend un autre livre, pourquoi pas celui-ci, curieux sans plus : voilà que ça nous tombe dessus, on chute avec, à la verticale de nos vies usuelles, on retombe « dedans la littérature », et aussitôt cette puissance qu’elle a, douloureuse parfois, de nous faire éprouver le vif du vivant, serait-il renvoyé au néant. On est précipité au monde, au sens de la terre, on renaît des cendres de l’habitude. « La littérature » ne se commande pas, ne s’appelle pas, elle est bien plus forte que nous, du plus loin qu’on puisse jamais s’en souvenir.
Alors, oui : je me souviens de m’être lové des semaines durant, un été d’enfance, de m’être bercé à part moi dans les alexandrins de Racine, comme un nourrisson tétant la langue en personne, forcément ça passe et repasse par la bouche, ça mobilise le cœur et les reins autant que l’intellect, on se retrouve en mode voix haute. J’ai encore les deux volumes de son Théâtre complet en Livre de poche (1964), leurs étonnantes couvertures noires, avec en page de garde le tampon d’un ancien propriétaire. Même si je n’avais pas « emprunté » depuis si longtemps ces deux volumes, Racine aurait encore aujourd’hui cette couverture noir et or, de toute façon (je sais, les lettres sont blanches, en réalité, mais il faut le vérifier pour le croire : dans le souvenir plus vrai que le vrai, Racine s’écrit réellement en lettres d’or). Mais peut-être je triche, involontairement : j’avais quoi, onze ans ? et je savais déjà, sans doute, que cette parole qui faisait jaillir le Verbe dans la langue commune la plus transparente, cette ritournelle merveilleuse qui renvoyait la langue usuelle à ses éternelles médisances, je savais bien, donc - enfin je crois que je le savais bien -, qu’elle le devait d’appartenir à « la littérature ».
C’est plus en amont encore qu’on l’éprouve sans même y penser, sans chercher à nommer un phénomène aussi naturel qu’une soif qui s’étanche. Mais les livres de l’enfance sont souvent comme ces personnes que l’on a aimées, autrefois, avec lesquelles on n’a plus aucune relation, et de si longue date qu’on n’y pense jamais. Ce qu’elles sont devenues ? On n’en sait rien, à dire vrai on s’en moque. On n’a pas la moindre idée de l’effet que cela pourrait nous faire, de les revoir. Est-ce qu’elles ont salement vieilli ? Est-ce qu’elles ne risqueraient pas de nous foutre la honte, aujourd’hui, la honte de ce qu’on fut, de ce qu’on est soi-même devenu ? Est-ce qu’on pourrait vraiment désirer s’y confronter par-delà le temps ?
Titsou les pouces verts, comme j’ai couru, revenant de l’école, pour le retrouver ! Et pas qu’une fois, parce que la lecture en a été inépuisable des semaines durant. Quelques années plus tard, j’aurais aussi bien pu cracher en prononçant le nom maudit de son auteur, Maurice Druon, ministre de la Culture obtus sous Pompompidou, honni soit qui bien en pense. Même son passé d’ancien résistant, co-auteur en 1943 du Chant des partisans avec Joseph Kessel (Ah ! Le Lion ! des années que je n’y avais seulement pas pensé !), même ce passé n’était pas suffisant pour racheter le présent d’un académicien aussi vermoulu, auteur inépuisable d’une série prédestinée à la télévision et qui dès lors ravissait mes parents à me faire grimper aux rideaux, Les Rois maudits. Alors, autant l’avouer : Titsou les pouces verts, qui est (dans mon souvenir) une très extraordinaire et très merveilleuse histoire d’un « toucher-de-l’ouvert » enfantin, ou comment grâce aux mains magiques d’un petit garçon de mon âge les mots éclosent comme les fleurs au canon des fusils, Titsou les pouces verts, non, vraiment, merci, je n’ai pas du tout envie d’aller vérifier la tête qu’il me ferait, aujourd’hui.
J’ai tort ? Peut-être. Je m’en fiche. Je n’ai plus le livre depuis longtemps, mais ce qu’il m’a donné, je ne l’ai jamais perdu. Je me demande même, écrivant ces lignes, si cela ne pourrait pas avoir un quelconque rapport avec la phrase que j’ai souvent écrite avant de la retrouver chez Derrida, ou de l’entendre dans la bouche de Novarina : je pense avec mes mains. Mais « la littérature » se marre, là, dans mon dos, j’ai l’impression. Ça fait un peu jardinier, tout ça, pour ne pas dire potager. Brisons là.