Sébastien Ecorce | Disparition & Dans la matière brute

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi àdifférents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Sébastien Ecorce | Disparition



Le but de l’opération était de créer les conditions vivantes d’une disparition. Le groupe assez informel ne voulait parler de performance ou d’action in situ ou in vivo. Il ne s’agissait pas de servir de mannequin, de guignol ou de maquignon dans la transaction des valeurs du moment. Chacun s’étant dit en son for intérieur sans qu’il ne fut besoin de pousser trop la consultation qu’il fallait franchir une étape supplémentaire. Qu’une telle violence urbaine se devait de connaitre et de vivre quelques remous, rémanences ou échos. Non pas sous l’angle d’une cartographie classique ou d’une nature morte légèrement animée. Non pas dans les sens de la reproduction. Mais dans l’émergence d’une violence, àcertains degrés, esthétisée. Les éléments étaient simples quant àla présentation de la scène. Il fallait un banc dur, blanc, ou plutôt clair, de béton ou de pierre, dur et ferme, une partie de végétation autour, une pente légère, quelques vêtements de couleurs vives. Le sac jaune et petite boite ou paquet rouge, ouvert. Tels étaient les préceptes. Des sortes de conditions initiales. Un peu arbitraires, ténues, néanmoins nécessaires pour l’effectuation. Ne restait plus dans un second temps qu’às’accorder sur le degré d’action quant au mode opératoire même. Sac, véhicule, nombre de bras, variété de la préhension, portage, temps de parcours, itinéraire, sujet infiltré dans le public environnant (…) sans évoquer plus explicitement les paramètres proprement dits de la personne : disparue. Du poids du corps. De sa densité. Des effets de calibration dans telles enveloppes. Ou sur tels supports dynamiques. Nature du comportement du sujet lors de l’enlèvement. Autant d’éléments qui ne pouvaient eux même constituer des marges de l’action elle-même ou le développement lisse de simples commentaires. Il ne s’agissait pas de broderies ou d’ornementations. Il ne s’agissait pas d’un entrainement ou d’une suite àrépéter. Chacun savait pertinemment que la partie ne se jouait qu’àun coup. Qu’il ne pouvait s’agir de compter sur une réserve probabilitaire, de fréquence ou du hasard. Nous étions tour àtour dans l’équilibrisme. Le constructivisme. L’hyperréalisme. Le néo actionnisme. Le comportementalisme post moderne, l’interactionnisme, la scénographie, la clinique froide et perturbatrice, la géolocalisation des affects. (…) Chacun pouvant se réclamer de quelques occurrences qu’il se voulait àéclairer àla seule condition d’en insuffler quelque argumentation ou nÅ“uds au projet. Il devait surtout s’agir de créer des espaces de perceptions réels pour tout sujet qui aurait pu côtoyer la scène de très près, voire même àrelative distance. Tout un travail de voix légèrement amplifiée avait làaussi été finement élaboré. Si bien qu’une torsion musculaire si infime pouvait être de nature àcréer un son des plus naturels, de tissus mêlés àla profondeur de timbre lié àune telle situation, recréditant la scène d’une authenticité redoutable. Définie cette première phase, l’autre grand enjeu fut d’inclure la phase d’investigation et de recherche par les services de sécurités dans l’œuvre elle-même. Des comportements types làaussi du groupe devaient être établis, mais tout en préservant le caractère de souplesse face àla nature éventuelle des interrogatoires. Des fragments ou indices devaient être glissés, de façon un peu byzantine. Làaussi, nous savions plus ou moins le choc qui devait nous être réservé en cas de capture anticipée. Nous étions rodés, mais surtout rodés par l’imaginaire de l’œuvre elle-même qui devait presque nous échapper. Ce que chacun déroulait en interne, sans forcer. A l’aveugle. De multiples fois mentalisées. Le carnet était synaptique. Le mode d’action avait déjàcette apparence concrète de l’esprit. Cette apparence concrète dans l’esprit. Une phase d’appropriation qui mettait en jeu toute la solidité de l’espace du sujet, de l’espace sociale, de ces modes primitifs d’accès ou de non accès et sa possibilité de sauvegarde par des moyens que vous pouvez peut-être jugés occultes, mais n’en constituent pas moins un test grandeur nature de l’usure et de la résistance. Mettre en règle la disparition non pas sur l’assise du scandale et de la transgression. Mais d’en faire un acte de spéculation àperturber la normalité, autour de la conservation et de la protection. Ce n’était pas d’ailleurs un hasard si une noble institution muséale américaine tenait às’enquérir du dispositif du projet. Ce que nous refusâmes catégoriquement. Cette disparition était une et indivisible ; la force de cette visibilité dans l’invisibilité et d’aura produite certes un peu industrieuse. Un mode du divertissement qui tenait àinclure l’observation au centre.



Sébastien Ecorce | Dans la matière brute



Dans la matière brute de la scène.
Un partir. Une séparation trouble. Une folie d’égale facilité.

Ou une disparition_

L’imagerie : la prendre àla bonne vitesse_
On marque : ne pas perdre de vue_

On aimerait qu’aux yeux des victimes surgissent le cycle des choses brulées_
On pourrait croire àcertaines créances pour mieux les réfuter_
Que la matière tirait vers le jaune et ce fut dans un autre quartier : jour de suicide_
Que la scène ne peut se confondre àcelle d’un visage du donneur :

Syllabes sèches. Cordons fragiles. Tissus synthétiques.

L’anecdotique qui orne son réel.
Des éléments sans noms. Que ce regard porté là. Oubliés ou inconnus.
L’image de confidentialité froide.
Le banc est une langue. Dure. Qui lâche les grandes lignes.
Trouver la phrase : du milieu qui s’énonce : indifférente :
La phrase propulsive d’un espace d’un évènement qui semble infini :
Inventer les derniers gestes. Entre rêve et douleur.
Fixateur une torture écrite dans la loi des villes_
Tenter ce déroulé dynamique.

Voir : au travers : la mécanique de la scène : qui n’est déjàplus une simple scène
Mais sa propre résistance. Ou sa forme de cryptage.
Prendre l’isolement par-dessous le signe qui le traque
On se disait : la disparition s’apparente àce mal des hauteurs ou ce mal des profondeurs dans la ville
La figure d’un ennui qui brouille les cartes et les territoires_

Peut-être était-elle cette migration, ou cette transition dans des raccords de rythmes

Cerner ce lexique : cette désinvolture qui appuie sur un silence
Flottance de traces anciennes, d’anciennes vies, d’anciennes écritures : instabilités des reliques :
Un moyen de conservation enfouie sous la trame de discours qui ne dissèquent plus
Ou compression des fréquences des surfaces raturées, sèches

L’échantillon d’une scène est ce mode par lequel est noué
L’anatomie des mouvements retracés dont les vestiges : relèvent d’images classiques
On imagine la dernière voix métallique se fixer sur les tissus
On imagine ce que la voix n’a pu enregistrer de cet espace
On imagine qu’elle a pu être la transformation d’éléments rares_

La grande peur et la loi interne de l’exécution sommaire
Qu’un homme, qu’une femme, esseulée, tremblante, sans geste, àdemi mort : déjà
Que l’on observe un temps de derrière le rideau
Qu’une tache engendre le soupçon : s’épaississant d’elle-même : en mystère :
Qu’elle exaspère le soupçon même : un effondrement qui submerge :
Que chaque mot est cette tache expiatoire :
Que chaque couleur est cette matière onctueuse froide et suspecte
Que l’on parle des traces avec les doigts
Que toute l’inertie globale porte sur le bascul sous-jacent d’un banc
Qu’elle est cet éternel retour de la pression exercée sur les murs ou la végétation
Que les traces parlent pour elles : dans l’enchâssement des fossiles
Que la disparition est un mode non-dit, non encore reconnu, de l’altération
Qu’elle est cette nécessité : cette perte d’équilibre : dans le désordre des informations inestimables

Que l’on dit : réponds moi : qui que tu sois : si tu es encore vivant :

Qu’un passant revient sur ces pas : et : n’impressionne : personne :
Que l’histoire entière peut-être cette angoisse : qu’elle s’oppose àtoute forme d’autorité :



Sébastien Ecorce

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

30 janvier 2014
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