Marie Richeux, les brindilles du réel. Notes sur Polaroïds (éditions Sabine Wespieser)

Polaroïds, Editions Sabine Wespieser, 2013


1.

Il y a des livres dont l’existence repose sur une antériorité.

Un polaroïd [1] est l’expérience présente d’une antériorité.

Polaroïds trouve son antériorité dans la voix ; c’est dans la voix de son auteure que s’éprouve l’écriture de Polaroïds. C’est une expérience de présence, celle d’une voix qui, au quotidien, égraine ses polaroïds, ses éclats de réel, des fragments d’une œuvre à venir dont on ne connaitrait qu’un pli... faisant de Polaroïds la mer éparse de plis textuels. L’absence de titre pour chaque fragment serait comme la désignation pour l’absence d’une solidarité en dilatation. Chaque espace est distinct mais participe d’un même mouvement d’ensemble sans pour autant former un tout, ni chercher une totalité. C’est un fragmentaire à l’œuvre c’est-à-dire un éclat brisé du réel [2] qui vient en révéler la fragilité douloureuse autant que la vibration (au sens où Bachelard scientifique pensait le réel comme vibration)


2.

Marie Richeux est une fille qui énerve. Il faut dire qu’on est un peu bête. Voilà ! On est bien obligé de passer par un crochet personnel. J’écoute l’émission de Marie Richeux depuis longtemps sur France culture (Pas la peine de crier, c’est son titre), et notamment lorsque l’émission était programmée à 6 heures du matin. Elle accompagnait le temps des premiers cafés et celui des trajets vers le transport. Et souvent, dans la nuit encore chargée de l’hiver, en attendant sur le trottoir que le feu tricolore passe au rouge, j’écoutais les récits de Marie Richeux. Et à chaque fois, je trouvais le texte beau. Et à chaque fois je pestais de ne pas avoir la référence de la belle lecture qui accompagnait mes pas dans le petit matin sombre. Mais de quel roman avait-elle lu un extrait ? Finalement j’avais appris à aimer ces rendez-vous aveugle, imbécile heureux que j’étais de ne pas aller vérifier : chaque jour Marie Richeux lisait un texte qu’elle avait écrit pour son émission. Les éditions Sabine Wespieser nous offre l’occasion de découvrir un ensemble des « Polaroïds » de Marie Richeux [3].


3.

L’écriture de Marie Richeux est celle de la forme brève. En offrant à lire des fragments d’un monde possible, chaque texte serait une monade paradoxe, à la fois un monde entier et unitaire, et un espace arraché à un ensemble plus grand, monde en devenir, fragment d’un univers suspendu au regard du lecteur. Mais monde à jamais tenu dans son possible, son indétermination, son incomplétude, son aporie.

La poétique de Polaroïds est induite par le livre même. Une métaphore pourrait tenir lieu de clé (une entrée possible, provisoire) : Marie Richeux serait un oiseau, ou plus exactement un bird, ou mieux un « bird, bird, bird ». La poétique du livre est celle d’un oiseau qui prendrait des brindilles du réel pour le nid invisible d’une voix qui se projetterait dans un livre.

Dans Polaroïds, on lit à propos d’oiseaux :

« C’est un fragment du ciel qu’ils emportent avec eux, comme le scotch défigure le papier d’où on l’arrache. Ils sont tout petits noirs dans ce ciel vraiment blanc. Vous jubilez. Il est un mot anglais qui surpasse le mot, le nôtre, car il contient, vous pensez, tout le battement d’une aile.

C’est bird, bird, bird » [4]


Il s’agit bien de faire son nid de bribes.


Mais c’est une forme irrésolue, infinie, les bribes ne formant aucun tout, aucun ensemble achevée ou définitif, le nid relevant ici d’un devenir perpétuellement recommencé. Chaque texte s’ajoutant aux autres prolonge une vibration de possibles, offerte dans son inachèvement même, comme semble l’induire le « polaroïd » suivant :

« Elle regarde l’oiseau, puis regarde l’homme. Elle attrape quelques brindilles, et les aligne patiemment. Ce n’est pas un nid. Cela ne sera jamais un nid. Ce sont des bâtons pour compter les jours. » [5]


Comme une écriture offerte à la parole chaque jour et dont le recueil ne formerait aucun tout.


4.

Les textes de Marie Richeux fonctionnent par condensation.

Ce qu’elle déplie, ce sont des instants, des gestes saisis, des regards, et toutes ces banalités que seule la littérature fait percevoir. Ce « Choix du petit » [6] pour reprendre l’expression de Miguel Abensour touche au plus près le monde que, chaque jour, nous traversons, même lorsqu’il s’agit de décrire les petites marges des prostituées, dealers ou gamins de cités).

Elle saisit des instants, installe des univers, des histoires, des portraits dans chacune des pages du quotidien [7]

Et comme une vibration mimétique dans l’écriture quand un huissier vient vider un logement : « Huissier. Document. Paiement. Signez là. Les meubles. On commence par. Et les phrases ne sont jamais terminées et les chaises sont déjà dehors, le vieux poste aussi, une commode. » [8] Netteté d’une situation, sa violence sourde dans la ponctuation. Le réel est ici dans les points qui hachent la phrase, la vie.


La forme brève est une forme tendue, se construisant sur une efficacité, une densité. Les textes de Marie Richeux reposent sur des instants, des portraits saisis, des impressions tracées comme ces peintres flâneurs décrits par Baudelaire. Il y a l’évidence du poème en prose dans l’écriture de Marie Richeux. La pâte du monde passe dans des phrases presque l’air de rien. Mais si l’on prête attention, par exemple, aux premières phrases, aux premiers mots, on peut dessiner deux stratégies d’écritures, deux solutions pour déployer le monde. Soit la phrase nous fait entrer dans un univers, soit elle nous fait être immédiatement dans un univers. Le principe d’« entrée » se vérifie dans de nombreux texte comme par exemple : "Il est allongé sur le canapé" [9] ouvrant le mouvement du texte et de découverte ; ou « Une péniche noire de charbon » [10] dont on va suivre la déambulation sur la Seine ; ou « La lourdeur du ciel... » [11] comme point de vue étrange sur le monde et sa perception.

Mais le plus souvent, c’est un principe d’immersion qui domine. Les premiers mots inscrivent un monde, déplie un univers dans lequel le lecteur est immédiatement. Elle s’appuie sur un détail « Une table en formica. » [12] donne tout de suite un cadre, un univers, une ambiance ; ou « Au sol, un parquet de danse très lisse » [13], ou « Des tapis persans recouvrent le sol. » [14]. Mais le plus souvent Marie Richeux choisit une attaque in medias res qui repose sur la voix, l’échange, le dialogue : « Tu sais, j’ai vue un cerf. » [15], « Viens un peu plus près » [16], « Toi et moi sur un bord » [17], « C’est moi qui répète. » [18]. Sinon, c’est le récit que l’on doit rattraper : « En effet ce sont les phares qui importent. » [19], « Noir d’abord. » [20].


5.

Certes écouter Marie Richeux, c’est un peu la lire. Mais saisir ces brindilles du réel dans Polaroïds c’est éprouver une autre temporalité de l’écriture. Polaroïds offre donc une double expérience du fragmentaire et des vibrations du monde. On aurait bien tort de s’en priver.




Et de rappeler l’article sur remue.net de Guénaël Boutouillet « Il y a comme un goût de déjà », désormais accompagné d’un entretien audio

19 décembre 2013
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[1comme toute photographie, comme tout image, comme toute œuvre, comme tout « comme »... « C’est comme retourner le sablier et piétiner d’impatience, regarder le sable passer de l’autre côté et considérer qu’il va lentement. C’est comme allumer une cigarette après avoir éteint l’autre, consumer tout trop vite et trouver que cela va lentement » Marie Richeux, Polaroïds, p. 39

[2Voir également ici un autre développement sur le fragmentaire, en rapprochement avec livre de Marie Richeux

[3L’auditeur maladroit et limité s’excuse donc publiquement !

[4Marie Richeux, Polaroïds, p. 128

[5pp. 129-130

[6Voir « Le choix du petit » de Miguel Abensour, postface au Minima Moralia de Theodor Adorno… Marie Richeux est résolument du côté d’une micrologie littéraire.

[7Voir notamment les « polaroïds » pages 35, 41, 60, 65, 85, 107, 109, 113, 115

[8p. 115

[9p.71

[10p. 97

[11p. 123

[12p.27

[13p. 137

[14p. 151

[15p. 53

[16p. 59

[17p. 73

[18p. 89

[19p. 45

[20p. 57