Shoshana Rappaport-Jaccottet | Virginia Woolf


« Virginia Woolf » est un des trois portraits d’écrivains que Shoshana Rappaport-Jaccottet a réunis sous le titre de Léger mieux, les deux autres sont Sylvia Plath et Marina Tsvétaeva, soit trois écrivains du XXe siècle dont la présence et l’œuvre sont essentielles dans la littérature.
Pour chacun de ces récits qui entremêlent conduite du quotidien et travail d’écrire, l’auteur a pris place à leur côté, sur la crête, sur leur ligne de front, là où tout tremble, le ciel, la main, où le regard et la pensée sont tour à tour certains et peu assurés, où l’existence est à la fois trop déterminée et sans fondement.
Nous publions quelques pages de la première de ces « vies silencieuses » (Nathalie Léger), celle de Virginia Woolf.
DD.


V I R G I N I A W O O L F


« Que votre dernier regard soit pour tout ce qui est beau. »



Que voit-elle de sa fenêtre ? La lumière au loin chatoyante, ou peut-être encore ce halo perdu, et tellement blanc. Ou ce mur. (Comme il est étrange, seulement posé au milieu du ciel.) Ainsi passent ses jours, hypnotisés par une boule d’argent. Est-ce cela vivre ? Elle est une enfant. Si vive, si frémissante de vivacité. De sensibilité exacerbée. Elle aimerait saisir la boule, la sentir simplement ronde, lisse et lourde.
Elle va lire Proust, je pense. (« Ce qu’il y a d’extraordinaire chez [lui], c’est ce mélange d’extrême sensibilité et d’extrême ténacité… Il est résistant comme une corde de violon, et évanescent comme le scintillement d’une aile de papillon. »)
Elle va s’asseoir à sa table et rédiger une longue lettre. Elle racontera, comme elle seule sait le faire, ses fins de semaines d’une fraîcheur divine, avec la fenaison. Et cet été passé dans le tohu-bohu et l’agitation. Elle est oppressée. Pourtant ce fut un bel été. Les jeunes gens jouent à la balle au camp. Elle se dissipe à nouveau. Les migraines et les dépressions s’éloignent par intermittence. Elle a parfois l’impression qu’une personne passant pour morte est vivante après tout. Elle devrait reprendre son livre, le raccourcir, condenser ses dernières pages. Leonard pose une canalisation pour amener l’eau dans la mare. Une eau brune, pourpre, stagnante.
Elle voit les collines s’assombrir et s’éclairer, un enfant vêtu de bleu.
Elle voudrait voir Les Phalènes se former en elle si seulement elle pouvait laisser son esprit dormir, calme comme une mer sans marées, mais tous ces derniers temps elle le défonce en surface, détruisant la végétation enfouie. Elle choisit le titre Les Vagues, car les phalènes ne voient jamais le jour.
(Elle pourrait, au lieu de ruminer, sortir s’acheter un peu de poudre de riz. Elle revient avec un cactus.) Cet après-midi elle se promène. Elle ira jusqu’à Juggs Corner. Ai-je vu une femme en blanc, assise contre les amoncellements de neige d’un ciel bleu et blanc ? Tout ceci manque d’unité se dit-elle. Il faudrait assembler les scènes. Achever avec chaleur. Elle a 38.5. Tout Mrs Dalloway a été écrit alors qu’elle avait 37.8. Rythmer les phrases, éviter les coupures. Sans verser une goutte de sang. Seulement écrire. Elle prend le thé et une cigarette. Il est quatre heures.




C’est un très bon week-end. Les feuilles commencent à sortir. Jacinthes, crocus. Première journée de printemps. Elle se surprend à parler tout haut, totalement absorbée par les Trois Guinées. Est-elle au bord de la folie ? Et maintenant, dimanche 8 mars, elle note : « Je m’aperçois, non sans plaisir, qu’il est sept heures, et que je dois préparer le dîner. Haddock et chair à saucisse. Il est vrai, je crois, que l’on acquiert une certaine maîtrise de la saucisse et du haddock en les couchant par écrit. »
Plus tard, ce sera le vide. Tout est gelé. Figé. D’un blanc brûlant. Nous vivons sans avenir, le nez collé à une porte close. N’étaient les ormes rouges et ce bleu presque incandescent. Quelque chose arrive à son cerveau. Il refuse de continuer à enregistrer des impressions. Il se ferme. Il devient chrysalide.
Pourtant, elle mesure la distance parcourue. Elle parvient à ce stade où l’écrivain perçoit la progression et la fin. Les strates se développent, rapides, sans à-coups. Mais la fatigue l’étreint. Elle poursuivra en commençant ainsi : le bassin se remplit ; les poissons rouges sont morts. À force, même ces tâtonnements sont passionnants. C’est une claire journée d’hiver. Les forsythias tardent. Leurs tendres taches jaunes lui manquent. Elle respire. Elle ne travaillera pas aujourd’hui. Elle somnole et paresse, laissant sourdre le flux de ses pensées. Un flux toujours plus grand, plus tumultueux, plus impétueux. Elle finira avec une de ces migraines qui l’inquiètent. Elle voudrait rêver, trouver la quiétude. Musarder encore. Pour l’heure, une question la taraude bêtement : que se passerait-il si l’on pouvait infuser les âmes ?
Leonard est en train de tailler les rhododendrons. Est-ce qu’il lui arrive encore quelques fois de la trouver belle ? La plus belle de toutes ? Elle éprouve une étrange lassitude. Un sentiment d’intense épuisement. Sa tête surtout lui fait si mal. Elle a soudain une vision, celle de Lily Briscoe. Rien ne l’attache, rien ne la relie à ce lieu. Elle est retranchée de tout. Juste bonne à rester là, immobile. Isolée du monde, seule à sa table. Ils sont partis. « Qu’est-ce qu’on envoie au Phare » se demanda-t-elle. Elle lève la tête, se tourne à demi. Observe d’un regard farouche et pénétrant ce mur. Si elle devenait subitement un arbre en fleur, montrant un visage paisible qui ne craindrait personne. La vie est belle. Le soleil brille, doux et chaud. Il suffirait de si peu pour que tout soit possible. À nouveau possible. Les lysiantus penchent la tête gracieusement. La rumeur s’est apaisée. Les oiseaux traversent joyeusement le ciel. Elle émerge lentement de la torpeur, libérée de la morne perplexité d’hier. Ainsi passent les heures. La pluie tombe doucement. C’est une surprise. Pour elle, les cieux se sont mis à pleurer. Une pluie fine, transparente, inattendue comme un cri. Le ciel s’éclaircit.
Elle ouvre l’une des grandes fenêtres et entre dans le jardin. Une branche de rosier l’accueille. Il lui fallait venir ici. Elle revient ensuite sur ses pas, hésite, s’assied dans l’ample fauteuil sous la lampe. C’est une calme journée. Elle boit une mixture sucrée et songe à Rezia. Que ressent-elle ? Le martèlement a cessé. Les coups sourds se sont également tus. Comme c’est curieux de revoir le ciel bleu au sommet de la verrière. L’embellie semble providentielle. Elle plane entre deux mondes comme une toile d’araignée, mais rien à quoi attacher son fil. Que peut faire de plus un moucheron sur une herbe ? Elle va mettre le miel en bocaux et surmonter sa rage. Elle vient de perdre aux boules, et Vanessa a dit aux Anrep qu’ils pouvaient passer quinze jours dans le cottage de Rodmell. Elle lit Michelet et Les Lettres de Mme de Sévigné. Sa fureur retombe. C’est un beau jour. Aujourd’hui elle n’aura pas besoin de courage. Elle se sent détendue, ayant délaissé l’écriture. Elle fait le projet d’organiser un thé. Elle ramasse et range des pommes. Ses gencives lui font mal. Elle n’arrive pas à mâcher. Comment parvenir à toucher davantage à la quintessence des choses ? Victoire domestique : ramener à pleines mains une motte de beurre frais ! Tout prend maintenant un tour familier.




Elle change l’agencement de sa pièce, retournant la table pour mieux profiter du soleil. L’église est à sa droite, la fenêtre à sa gauche. Ce qui lui donne un point de vue nouveau et tout à fait ravissant. Elle trouve qu’elle mène une vie oisive. Elle déjeune au lit. Écoute la TSF. Elle brode parfois. Elle observe inlassablement les signes de la vieillesse, ceux de son propre découragement aussi. Elle consigne cela silencieusement, honteuse de s’octroyer si peu de répit. Elle aimerait tant gommer l’angoisse qui affleure. Elle note consciencieusement ses menus faits et gestes. En surface, tout va bien. N’était l’opiniâtre fébrilité qui l’agite.
Elle sort acheter un papier grand format. Il inaugure une nouvelle méthode de travail. Elle y écrira le soir au coin du feu au lieu de s’escrimer en fin de matinée. Peut-être son écriture y gagnera-t-elle en consistance et en qualité. Mais pas de quoi intéresser la moindre vieille dame ! Elle devrait retrouver le plaisir d’écrire. Elle est affolée par la foule d’idées qui se pressent dans sa tête. Hier, elle imaginait un pâle soleil d’Italie, des rues brillantes et une neige bien ferme. Elle est assaillie de doutes. Que retiendra d’elle la postérité ? Qui se souviendra des Vagues ? Elle devrait plutôt aller patiner. Vraiment s’ancrer dans le réel. Le boucher lui a dit qu’il en avait assez de se lever à l’aube pour tailler des quartiers de viande. Elle le comprend aisément. Comment libérer les vannes de l’inspiration ? Elle s’est mise à inventer une scène. Elle ne sait plus si elle est revenue par le chemin des champignons ou par les champs. Sa faculté de créer qui sommeille jaillit de nouveau. C’est la voix qui lui indique le chemin. Un coup de sonnette vient l’interrompre. Elle se remet au travail. Elle invente des mots, des tournures, des propositions. Elle tourne lentement autour. L’année dernière, en septembre, elle cueillait des mûres et rédigeait le discours qu’elle devait faire devant le parti travailliste. L’exercice était difficile et il lui fallait boucler le tout en dix minutes. Comme c’est périlleux. L’édifice ne tient qu’à peu près. Étonnant, se dit-elle, comme l’activité intellectuelle est autonome. Il faut des conditions et sans doute des influences directrices. Il y a deux rythmes dans sa propre vie : il y a la vie folle et précipitée ; mais il y a aussi la still life, la vie tranquille. C’est ce pas qui l’intéresse. Après la vie mondaine, les visites, les coups de téléphone. Pouvait-elle établir la limite du détachement ? Mettre à l’écart cette frange sombre, parée de brume et de mélancolie acide avec laquelle il lui faut lutter ? Aucune tractation n’est envisageable. La plénitude ou le néant, tel était son sort. Que n’avait-elle commencé par la plénitude. Pourquoi se battait-elle encore avec ce fantôme désincarné et qui lui survivait ? Ne ferait-elle pas mieux de contempler le coucher de soleil au lieu de rester ici ? Ses journées sont trop dociles. Elle mène une vie heureuse, en totale liberté, dégagée de tout engagement. Elle se sent comme abandonnée sur une île déserte. Elle devrait se gaver d’un peu plus de lectures. Mais pourquoi faire ? Il y a peu, Leonard ramassait les pommes rouges tombées près de l’arbre. Elle songeait au buisson de grands pavots rouges orientaux qu’aimait Roger Fry. C’était l’objet de sa passion d’enfant et la source d’une grande désillusion. Il était encore sidéré par ce douloureux souvenir, bien des années plus tard. C’était un être crédule et passionné, formé à l’obéissance tacite. Pas vraiment dans le monde agité, ni tout à fait en dehors. Il lui avait lui-même suggéré d’écrire son autobiographie pour mettre en application ses théories littéraires. Un texte de maturité. Une vie imaginaire. Le dernier essai. Elle se plongera dans le bonheur tumultueux du rêve. Encore faudrait-il que les autres voix se taisent. Elle est si lasse, si fragile. Elle a la tête et les doigts trop fatigués pour faire le point. Grosse chaleur et dîner lugubre. Elle entrevoit le mur dressé comme une grande crête blanche. La vague et puis l’écume laiteuse. Lueurs bleues et rouges. Plus avant, la meule de foin dans le marais retient le flamboiement. Elle aimerait tourner la page mais elle est prise d’un vacillement. La signification des mots lui échappe. Ses yeux se brouillent. Toujours le vertige, la nausée et cette opacité qui croît. Comment poursuivre ? Revenir en arrière et repartir de l’avant. L’air tout entier s’emplit de silence. Elle sent l’ancien poids moite et digne du désespoir peser de nouveau sur elle. Mrs Ebbs lit ses livres sans rien y comprendre, juste pour la beauté de la langue. Elle lutte. La lame de désespoir ne réussira pas à l’engloutir. Elle fait semblant de lire. Elle se cache derrière les lignes. Elle porte aujourd’hui, avec l’allure nonchalante qui la caractérise, une longue jupe de velours vert Véronèse et une simple opaline à la main droite. Ses longs doigts effilés caressent distraitement les objets. Elle se déplace comme un souffle, de plus en plus étrange. Elle ouvre de grands yeux d’ange égaré. Elle a le regard songeur et triste. Son pâle visage de jeune Parque, à peine vieillie, délicatement marqué des signes de la pensée, traverse la lumière. Elle est belle. Elle est une étoile scintillante foudroyée de peur. Mais l’exaltation va suivre, c’est certain. Il lui faut dormir. Trouver au moins le sommeil. Il lui faut, coûte que coûte, toujours créer de longs monologues intérieurs dont les courbes se succèdent, encore inventer des personnages dramatiques mus par d’infimes mouvements, revivre enfin la quiétude. Par bribes, les soliloques se déroulent, creusant l’écart. Comme elle en a assez de l’introspection. Assez des aléas et des déchirements constants, de la muette détresse qui l’enferme. Comme elle souffre d’être ainsi ballottée. Quelle douleur. Cela ne cessera-t-il donc jamais ? Est-ce bien cela vivre ? La nature autour d’elle se tait. Les grands arbres déploient leurs ombres dorées. Rien d’inquiétant pour autant. Elle préfère le silence, cette tasse de café, cette table. Les vagues se brisent sur le rivage. Elle savoure le silence frémissant, sa brioche aux épices, la cigarette qu’elle tient. Elle devrait s’éloigner, partir, brosser ses cheveux. Mais comment retenir le chant de la mer et des oiseaux ? Comment peindre ces îlots de lumière pris dans le courant fluctuant de la vie ? Où trouver les forces vives pour montrer l’attente inexprimable ? Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. Lumineuses comme des passerelles. Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire. Peut-être faut-il moins encore. L’herbe où se sont perdus les dieux. Les très fines pousses d’acacia sur le bleu, presque blanc, du ciel plus mince qu’une feuille. L’hiver. Être celle qui parle contre le vide.




Oui. Elle va ramener l’ordre. Elle sera submergée par la vie ordinaire. Elle trompera l’ennui. Elle s’imposera de nouvelles règles. Elle régnera malgré le tumulte. Elle s’habituera à ses nuits d’insomnie, à ses crises, aux migraines, à l’euphorie qui suit. Elle s’apaisera en continuant la lecture de son livre posé contre la bouteille de Worcester. Elle ignorera la cohorte de chapeaux mous. Qu’il était exquis celui qu’elle entrevit l’autre jour dans la vitrine du salon de thé. Elle peindra les subtiles couleurs de la joie, vertu cardinale, les sédiments minuscules de notre condition, sa grandeur et sa précarité. Elle se redresse, tourne les yeux vers la chambre. Le soleil sombrait. Dans la pénombre, Leonard, alité, l’observe avec tendresse. Elle aime sa discrétion et son tact. Il peut se montrer sévère mais il la stimule. Tout est possible avec lui. Jamais elle n’aurait écrit si elle avait épousé le triste et tendre Lytton. Elle se met à rire.
A-t-elle peur de la mort ? Elle s’est posé la question en revenant de chez Helen. Non, elle n’a plus peur depuis la disparition de Julian. Sa mort l’a rendue sceptique. Elle se remet au travail, son seul refuge. Elle laissera courir sa plume. Resserrera les notes, achevant les ébauches des chapitres. Elle s’allonge, effondrée sur le divan. La fièvre l’anéantit. Elle a la grippe depuis deux semaines. Pas un téléphone. Deux visites. Morne saison ! Elle devrait dactylographier Nuit d’été. Elle souhaiterait être intelligente. Il fait un temps bleu, dur, sec. Les jacinthes sont finies. Pourquoi toujours tirer sur sa chaise, toujours s’énerver ? Ah, que vienne un temps de contemplation. Elle le trouve parfois, vers trois heures du matin, à l’heure où elle se réveille et regarde le ciel au-dessus des pommiers. Leonard lui a montré un stupéfiant rassemblement de nuages rouges et violets. Elle parcourt la lande en pensée. Elle devrait enfreindre la règle qu’elle s’est imposée et écrire sur l’âme. Elle reproduit un dialogue. Mais un sentiment de discontinuité la retient. Elle songe, comme souvent, aux choses à écrire. Aux commentaires qui lui viennent. Tout est enivrant, simple et rapide. Elle cafouille sur Les Vagues, se fourvoie, transige, tâtonne. Elle crayonne l’ensemble. Cela lui est égal de tout raturer. Elle force le trait. Elle s’arrête un instant, insatisfaite. Quelque chose manque. Un chien aboie. Leonard taille les arbres fruitiers. C’est dimanche. Elle ne veut plus penser à rien d’autre qu’à la composition des Vagues. C’est son livre le plus ardu, le plus construit, le plus abouti croit-elle. Les fleurs japonaises de Vita s’ouvrent dans leur bac de verre. Elle s’enveloppe dans son manteau rouge et sort humer l’air. Le soir tombe à peine. Elle aura encore le temps de marcher le long de l’allée des ormes. Elle avance à grandes enjambées.

2 novembre 2006
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