83- Sur les chemins d’Alain Freixe
La poésie a-t-elle les moyens de jouer ce rôle herméneutique, c’est, il me semble, toute la question du livre d’Alain Freixe ; question récurrente dans son œuvre, qui n’a cessé, depuis l’origine, d’ouvrir, d’explorer et d’interroger les chemins réels où s’est risquée, où se risque toujours, son existence. Les titres des quatre parties centrales du texte – c’est un schéma connu chez ce poète – peuvent se lire comme une seule phrase qui exposerait la dramaturgie de l’ensemble : « derrière les étangs », « derrière les cols », « derrière les jours », « l’imprenable toujours ». Cette phrase témoignerait d’un échec, que semble pourtant démentir le titre de la dernière et sixième partie : « comme on tombe amoureux », qui redonne au poème, malgré tout, son pouvoir et sa légitimité à affirmer du sens.
Mais quel sens ?
Comme toujours, ce long poème, car il s’agit bien d’un seul et même mouvement divisé en six étapes, part de l’évocation des paysages d’enfance rassemblés sous la bannière des « étangs » du pays catalan qu’évoque avec une certaine nostalgie le poète, ce « passant en quête d’un chemin perdu ».
Or ce thème de la perte n’est pas seulement inspiré par le souvenir d’un passé au cours duquel un rire d’enfant a pu rayonner ; l’expérience de la perte est en fait consubstantielle à notre perception du réel, et proche en cela du commentaire de Pierre Legendre. En témoignent les si nombreuses images ou descriptions de « miroirs », de « vertiges » et de « chutes », d’« effacement », et de ce « vide » dont on « hérite en montant » au cours d’une marche en montagne. Au point parfois de se sentir égaré, « perdu », devant la profusion du spectacle, « voué au labyrinthe/creusé par la succession/ des ciels ».
Ainsi, se tenir devant le monde, c’est « imparablement », « fatalement », s’exposer à devoir constater un effacement, une disparition, et donc un manque, « on ne saisira jamais que l’ombre de ce dont on parle » ; « les vents ne moissonnent que du vide » ; et c’est comme devoir s’effacer soi-même devant « ce qui du monde restera muet/ retourné vers sa nuit ».
On trouve deux manifestations de cette expérience de la dépossession, laquelle n’est pas sans rapport avec la mystique d’une théologie négative, j’entends par là une « mystique à l’état sauvage », s’il est vrai que, pour elle, définitivement, les dieux sont morts : l’une dans la thématique récurrente de l’œil et du regard, l’autre, plus formelle, dans la nature même des images.
La première manifestation, il faut la relier au travail que mène Freixe depuis de nombreuses années avec les peintres et plasticiens, en particulier à l’occasion des si nombreux livres d’artiste que rappelle sa bibliographie. La couleur, du reste, est très présente dans tout le livre, assez souvent liée au clair-obscur.
Il arrive que le regard soit ravi à lui-même, comme à l’occasion de ce « coup de foudre qui fit sang sur Mascarda », la tour de guet médiévale de Mosset : « Ma silencieuse à la langue trouée », dit le poète ; mais le plus souvent, l’œil « chancelle. Fait un geste. S’offre à la perte. »
La seconde a trait aux images.
Relancer la parole , lui donner sa chance d’être fidèle à la vie, de témoigner de ces moments de grâce où le monde a signifié sa présence, et donc, tresser par les images un lien qui tienne debout le poème et le dresse « contre » les forces négatives, le temps que s’accomplissent les menaces de sa nécessaire disparition, telle est la fonction de l’image, dont Freixe revendique la légitimité avec force : « Oui, j’ai besoin d’images/ de prises de sang sur le monde ».
Qu’elles évoquent un « feu [qui] tremble dans l’absence de ses flammes », ou cette lumière en montagne, là où « la langue de la vie dit son mot », où une « lumière/ l’inconnue d’ici/ repousse et avive toute avancée », ou encore qu’elles cherchent « à redonner au temps qui passe la saveur mortelle de son sourire » : toutes ces images sont construites sur des oppositions, fidèles encore en cela à la vie, à son mouvement impérieux d’apparition/disparition, lequel, à chaque instant, est celui de la nécessité : « je perds nom après nom/dans un ravin/aux bleus indéchiffrables/ce qui de demain/ne se montre pas/j’abandonne mes mues/aux serpents et aux oiseaux/tandis que l’air manque/et que le soir n’en finit pas/d’ouvrir ses mains/j’écris/ j’écris/où les routes sont coupées/et les pas assurés de s’égarer. »
Contre le désert, dit le titre.
Ce « contre » peut signifier l’affrontement, la violence d’une lutte. Passagèrement, on trouve, dans le livre, un mouvement d’impatience ou de révolte, une soudaine impulsion rimbaldienne qui voudrait « faire voler en éclats toutes les portes de la réalité » ; mais cette révolte-là ne correspond pas au vœu d’une sagesse secrète qui peu à peu se dévoile et s’exprime dans les derniers chapitres.
Non, pas la révolte ni l’impatience d’une chasse spirituelle, mais quelque chose comme une acceptation, un abandon : ce que suscite la surprise d’une rencontre, celle qui vous fait « saluer du coin des yeux le passage du cœur ».
On peut alors reprendre la marche, ou l’écriture, c’est tout comme, laissant le poème cheminer vers sa véritable destination, cachée dans le secret de la langue : ce chemin vers « l’autre », « l’attentif » que Paul Celan appelait de ses vœux.
Le poème ? Freixe précise : Plutôt ce « mince filet d’ombre/promis à migrations/ souterraines/jusqu’à aller faire source/ailleurs/loin ».
Je viens d’évoquer Celan, et je me dis au moment de clore ces propos qu’il y a quelque chose de proche, entre cela que Freixe nomme « l’imprenable toujours », autrement dit la chose, rem, le rien, et ce que Celan nomme l’étranger ou l’autre, toujours hors de prise. Et c’est aussi pourquoi le poème est « en chemin ».
Allons, donnons le dernier mot à Celan :
Toujours, lorsque nous dialoguons ainsi avec les choses, nous sommes également dans la question « venues d’où et allant vers où ? », une question « qui reste ouverte », « qui n’en finit pas », qui indique l’ouvert, le vide, le champ libre – nous sommes loin dehors .