Svetlana Alexievitch | Le cerf merveilleux de la chasse éternelle
Mallarmé.
Lui : L’homme est aveugle. Il est faible, sans mystère. Les mots s’élèvent, les mots s’accrochent l’un à l’autre, mais cela devient le souffle d’autre chose dès que l’homme connaît l’amour, qu’il connaît tout, toute la vérité. D’une part, ce sont des variations sur le même sujet, et de l’autre, on se trouve devant une chose mystérieuse. Ceux qui l’ont ou qui l’ont eue, on ne peut les confondre avec les autres. En d’autres termes, c’est matériel et immatériel en même temps. Une photo dans le brouillard (Il demande subitement :) Et pourquoi soudain s’intéresser à l’amour ? Personne n’en parle aujourd’hui. On parle de la guerre, de la politique (Et il répond aussitôt lui-même :) Je comprends, vous avez envie de parler du plus important Une autre vie Ce n’est pas bientôt qu’il y aura une autre vie, chez nous. On est toujours au milieu du sang et des ruines Toujours Mais moi, j’aime être avec moi-même Je l’ai toujours su, même dans mon enfance. Je me plaignais à maman que j’entendais une voix me chuchoter à l’oreille. Elle m’a emmené chez le médecin : est-ce que quelque chose clochait dans mes oreilles ? Mais non, rien ne clochait, simplement je me parlais à moi-même pour savoir ce qui se passait à l’intérieur. J’ai toujours été plus intéressé par ma propre compagnie que par celle des autres. Il ne s’agit ni de refuge, ni de jeu. C’est comme un atelier de travail : je veux connaître ma vie, l’île où je me trouve. Si l’on tire le fil, si l’on admet que tous les contes sont tombés en poussière sous nos yeux, qu’il n’en reste plus aucun, ni vieux, ni nouveau, alors qu’au moins je participe à ma propre vie. Je suis enfin libre, je suis seul, je découvre le monde en l’expérimentant sur moi-même, et cela ne m’intéresse pas : mettre sur moi l’uniforme de soldat, enfiler ces bottes stupides, prendre un pistolet-mitrailleur, me tenir debout sur une barricade et agiter un drapeau, porter un portrait quelconque Sans intérêt Bien que je devine que la guerre et l’amour, cela vient du même bûcher. C’est le même tissu, la même matière. Un homme avec une kalachnikov ou celui qui est monté sur le mont Elbrouz, qui a fait la guerre jusqu’à la victoire, qui a construit le paradis socialiste, c’est toujours la même histoire, le même aimant, la même électricité. Comprenez-vous de quoi je parle ? Je parle de l’angoisse humaine, celle qui apparaît lorsque l’homme ne peut pas atteindre quelque chose ou quelque chose qu’il ne peut pas acheter, gagner à la loterie, recevoir en héritage. Ce quelque chose est ou n’est pas, a eu lieu ou n’a pas eu lieu. Et il le veut Il languit Et ne comprend pas comment. Ni où. C’est-à-dire, cela m’est arrivé
C’est presque comme une naissance Cela commence par un choc Lorsque l’homme revient à lui, il se dit : voilà, j’y ai sans doute pensé, je l’ai vu. Mais se souvient-il de tout ce qui lui est arrivé ? On ne peut en tirer aucune formule, c’est n’est que du synthétique, une copie. Vous comprenez ce que je veux dire ? Parfois, désire passer sur la terre tout simplement, comme passent les plantes et les animaux. Sans mémoire. Simplement. Mais peut-être recevons-nous l’amour pour ne pas avoir peur de mourir ? Pour sauter et passer À moins qu’il ne faille pas élucider ces mystères, mais simplement vivre avec eux ? Vivre, tout simplement
Le premier jour Je suis arrivé chez un ami. Il organisait une soirée. J’enlève mon manteau pour l’accrocher à la patère, dans le couloir, lorsque quelqu’un vient de la cuisine et je dois me pousser pour laisser le passage. Je me retourne et C’est elle ! Je ressens comme un court-circuit, comme si toutes les lumières s’éteignaient. Et c’est tout. D’ordinaire, je n’ai pas ma langue dans la poche, mais là Je me suis assis et suis resté cloué sur ma chaise. Je ne la voyais même pas Ou plutôt, mes yeux se posaient sur elle, mais je voyais à travers elle. C’était comme dans les films de Tarkovski : on verse l’eau d’une cruche, elle tombe à côté d’une tasse, puis tourne len-te-ment avec la tasse. C’est plus long à raconter que le temps réel que cela a pris. Un éclair Ce jour-là, j’ai appris une chose qui a fait que plus rien n’avait d’importance. Je n’ai même pas cherché à comprendre pourquoi cela s’était passé, pourquoi c’était si solide. Cela avait eu lieu, point. Et cela était tombé sur moi. Son fiancé l’a raccompagnée chez elle. J’ai compris qu’ils allaient se marier bientôt, mais cela m’était égal. Je suis rentré chez moi, mais je n’était pas seul : elle était avec moi, elle vivait déjà en moi.
L’amour commence lorsque brusquement on n’est plus, lorsqu’on se fond en quelqu’un ou quelque chose, et ce sentiment dure, s’étend dans tous les sens. C’est un épanchement presque physique. On se retrouve dans un autre espace, c’est-à-dire que l’on ne comprend rien et qu’il n’y a aucune chance de comprendre. Et il est impossible de tout effacer, comme avec une gomme. Soudain, tout devient d’une autre couleur Il n’y a plus de voix, plus de sons Le matin, je me suis réveillé avec la pensée que je devais la retrouver, mais je ne connaissais ni son nom, ni son adresse, ni son téléphone, alors que cela avait eu lieu. La chose la plus importante de ma vie avait eu lieu. L’homme est arrivé Est-ce que vous me suivez ? Non ? Je suis trop logique. Ce n’est pas comme ça dans la réalité. Dans la vie, tout est éparpillé, éphémère, trouble. Et je suis trop logique Cela a eu lieu, ou n’a pas eu lieu. Peut-être que ça n’a pas eu lieu, c’est-à-dire que les événements de la vie d’un homme peuvent ne pas arriver, simplement la bande du film tourne, puis s’arrête. Ainsi, il y a des moments dans ma vie qui semblent ne jamais avoir eu lieu. Par exemple, mes deux ans à l’armée. Récemment, j’essayais de me souvenir de la caserne, de mes copains de chambrée C’est tellement récent, j’ai même des photos. Mais tout s’est dissipé, comme les pas sur le sable effacés par une vague. Mais il y a des choses qui ne se dissipent pas et il faut les emporter avec soi. Et tout le reste
Je ne me souviens pas de l’armée, mais d’un adjudant. Il avait servi en Afghanistan. Quand il se saoulait, il racontait comment, après son premier combat, il s’était assis sur le sable pour hurler : « Je suis ! Je vis ! » Il se roulait dans le sable et hurlait. Sur vingt, ils étaient dix à être encore en vie. Un sur deux était bon pour être emballé dans du plastique. Les autres l’imitèrent. Ils se bouchèrent tous les oreilles avec les mains et se mirent à hurler, tous les dix : « Je suis ! Je vis ! » Cela a eu lieu Mais pourquoi j’en parle subitement ? Je parlais d’autre chose. De la manière dont je me suis réveillé le lendemain Pas de nom, pas d’adresse, pas de téléphone L’homme est toujours un enfant, quand cela arrive Dans l’enfance, on s’assoit près de maman, et elle comprend, et elle comprend qu’on la comprend. C’est comme une certitude qui apparaît dans des moments spéciaux. Mais mes parents vivaient dans un monde qu’ils pouvaient expliquer. Ils étaient entourés d’un monde qu’ils comprenaient. Pas moi
Le deuxième jour J’ai acheté une rose Je n’avais pratiquement pas d’argent, mais je suis allé au marché et j’ai acheté la rose la plus grosse que j’ai pu trouver. Une bohémienne m’a saisi par la manche : « Donne-moi ta main, je vais lire ton avenir. Je vois dans tes yeux » Je me suis enfui. À quoi bon ? Je sais moi-même que le mystère est devant ma porte Mystère, sacrement, voile La première fois, je me suis trompé d’appartement, un homme en maillot de corps m’a ouvert. Il m’a vu avec la rose et en est resté interdit : « Ça alors ! » Je suis monté à l’étage du dessus Une vieille dame bizarre, avec un petit chapeau, m’a dévisagé à travers la porte entrebâillée, retenue par une chaîne : « Lena, c’est pour toi. » Puis elle a joué pour nous sur un piano ancien. Elle nous a parlé du théâtre : c’était une ancienne actrice, jadis belle et célèbre. On a surtout parlé du chat, le grand chat noir de la maison, un tyran domestique qui m’a détesté d’emblée, alors que j’essayais de lui plaire. On peut vivre un mystère en sa propre absence. C’est comme si on n’était pas là pendant la naissance d’un mystère. Comprenez-vous de quoi je parle ? Pas besoin d’être cosmonaute, champion ou héros. On peut tout éprouver dans un deux pièces ordinaire : vingt-huit mètres carrés, W-C dans la salle de bains, parmi des vieux objets, comme le décor d’un théâtre de province. Minuit, deux heures du matin Je dois m’en aller et je ne sais pas pourquoi je dois quitter cet appartement C’est comme un souvenir, comme si tous les souvenirs me submergeaient. Comme si je ne me souvenais plus de rien pendant longtemps et soudain, tout me revenait Je me suis retrouvé moi-même Il me semble que l’homme qui passe plusieurs jours dans une cellule monastique doit éprouver quelque chose de semblable : le monde se découvre pour lui à travers d’infinis détails. À travers des contours Le mystère est accessible comme un objet, comme un vase, mais pour y comprendre quelque chose, cela doit faire mal. Quand j’étais adolescent, j’ai essayé de lire Tsvetaïeva et je n’ai rien compris. Chez elle, les mots sonnent, ils se prononcent comme des incantations et possèdent une puissance intrinsèque. Mais comment comprendre si l’on n’a pas mal ? Il faut avoir mal, très mal
C’est à sept ans que l’on m’a expliqué certaines choses sur les femmes. C’étaient des copains de mon âge. Je me souviens de leur joie de savoir ce que je ne savais pas : alors voilà, on va t’expliquer. Et ils se sont mis à griffonner par terre avec des brindilles
À onze ans, j’ai invité une fille au cinéma. Nous avons mangé des glaces
Que la femme est une chose très différente, je l’ai ressenti à dix-sept ans, pas par les livres, mais avec l’épiderme. J’ai senti tout près de moi une chose infiniment différente. D’une différence énorme. Et cela m’a causé une secousse, un choc. Quelque chose était caché là, à l’intérieur de ce vaisseau féminin, qui m’était inaccessible, qui scintillait mystérieusement. Comme dans un rêve. Des fulgurances traversent les rêves, et lorsqu’on se réveille, elles disparaissent
Imaginez une caserne. Le dimanche, il n’y a pas d’exercices. Deux cents hommes, souffle coupé, regardent une séance d’aérobic à la télé
Sur l’écran, des filles en maillots moulants Les mecs ressemblent à des statues de l’île de Pâques, les yeux rivés sur le spectacle. Quelle catastrophe s’il y avait eu la moindre panne ! Le responsable aurait pu le payer de sa tête. Vous comprenez ? Mystère, sacrement, voile
Le troisième jour Je me lève, le matin, et je n’ai plus besoin de courir. Elle existe, je l’ai trouvée. L’angoisse me lâche, bien que je me souvienne encore de ses racines tenaces et de cette terreur qui frappe partout. Je découvre soudainement mon corps Mes mains, mes lèvres Elles ont leur propre mémoire. Je découvre le ciel et les arbres derrière la fenêtre, tout cela semble très bizarrement proche, si proche que j’étouffe un peu à l’intérieur de moi-même. Cela n’arrive que dans les rêves Et la pensée me vient que les corps des gens et ceux des arbres ont beaucoup en commun, beaucoup de charnel, que dans leur monde à eux il y a aussi beaucoup d’amour que nous ignorons. La nuit donne à l’homme la liberté, elle dit : regarde, je ferme tout dont tu n’as pas besoin, je couvre de ma solide couverture tout ce qui est en trop. Il ne reste que l’amour
Grâce à une annonce dans le journal du soir, nous avons trouvé un appartement invraisemblable dans un quartier impossible au bout de la ville. Dans la cour, pendant le week-end, les prolos désœuvrés proféraient des jurons indécents du matin au soir, faisaient claquer les dominos et se jouaient aux cartes une bouteille de vodka. Mais c’était derrière la vitre
J’y suis enfin parvenu, cela a eu lieu. Le mystère est sur le seuil, il est là depuis très longtemps, les gens le gardent en mémoire et pensent que cela durera toujours. Je reviens en arrière où je trouve un mot : « Ici, il y avait un mystère. » Le mystère s’en va comme il veut C’est une histoire éternelle. Mais je veux comprendre le mystère Je ne veux pas simplement mourir. Je ne veux mourir ni pour la patrie, ni pour une idée, ni pour une grande géopolitique, ni pour le pétrole. Je veux vivre. Viiivre ! Simplement vivre. Et quoi ? Ce n’est pas assez ?
(Silence prolongé.)
C’est tout proche Chez nous, c’est toujours proche Hier, j’ai été à un enterrement Un enterrement militaire Un copain de classe Lieutenant de la milice On l’a ramené de Tchétchénie Encore une campagne caucasienne J’en parle, mon père me regarde avec de grands yeux pleins de peur et d’incompréhension, car il a vécu dans un autre monde. Là-bas, personne ne vivait pour soi, mais toujours pour quelque chose. Il y avait toujours quelque chose de plus grand que leur propre vie. Et ça, je ne le veux pas ! Je ne veux pas (Il se tait encore.) Vous comprenez ? Je n’ai rencontré personne d’heureux Personne À part ma fille de trois mois Elle regarde le monde comme peut le regarder une fleur. Ou un petit oiseau. Pourquoi n’envions-nous pas les plantes et les oiseaux ? (Avec une sorte de ressentiment contre lui-même :) Je voulais parler de l’amour Et de quoi j’ai parlé ? De la guerre
Elle : Il marche et Et parfois, lorsque je me tourne, il plane au-dessus de l’herbe sans la toucher des pieds. C’est seulement ainsi que je le vois dans mes rêves Bien sûr Je me trouve dans ce même état, quand j’en parle (Elle se tait. Et puis, joyeusement et avec précipitation :) Tout cela, ce sont des sons, des sons Et la musique, elle est à l’intérieur de moi, je mets ce disque et tout revient. Dès que je ferme les yeux Avant, je craignais les départs. Jusqu’au moment où j’ai compris que rien ne disparaît, ne se décompose Que tout reste. Tout ce qui s’est passé est en nous, et l’on ne peut rien recommencer. Parfois, je me dis : donc, tu ne composes pas de symphonies, tu ne peins pas de tableaux, mais cela ne signifie pas que cela n’existe pas, nous ne devinons pas tout, loin de là, et cela nous laisse un espoir. Mon Dieu ! Comme je suis heureuse que cela soit dans mes mains ! Je m’enivre de mes pensées, je me saoule de mes souvenirs, je me saoule de moi-même. C’est une existence hermaphrodite. Pas de place pour un homme. On ne peut pas monter plus haut. Je parviens jusqu’à moi-même, j’attrape ces bouts Le désespoir me gagne, pas pour longtemps, il est vrai. Je marche et je marche. Voici mon chemin, et je ne suis pas pressée
Mon premier mari C’est une belle histoire. Il m’a fait la cour pendant deux ans et, après le mariage, nous avons vécu deux ans ensemble. Je voulais beaucoup l’épouser, car j’avais besoin qu’il m’appartienne entièrement, qu’il ne puisse pas m’échapper. Je me souviens de cela comme d’une maladie Je ne sais même pas pourquoi j’avais tellement besoin de l’avoir tout entier. Voilà Pour ne jamais se séparer, le voir tout le temps et faire des scandales et baiser, baiser, baiser sans arrêt. Il était le premier homme de ma vie. La première fois, c’était hmm simplement intéressant : qu’est-ce qui va se passer ? Et puis la fois suivante aussi Ensuite, ça devient une technique Et cela a été ainsi pendant six mois Pour lui, ce n’était pas indispensable que ce fût moi. Il aurait tout aussi bien pu trouver quelqu’un d’autre. Mais Dieu sait pourquoi, nous nous sommes mariés J’avais vingt-deux ans. Nous allions ensemble au conservatoire, nous partagions tout. Je ne me souviens plus comment ça s’est passé. L’instant précis m’a échappé, mais je me suis mise à aimer le corps masculin Du moment qu’il t’appartient Cela devient quelque chose de plus important qu’un homme, c’est un phénomène cosmique Il te permet de te détacher de la terre, de partir C’est une tentative de départ (Soudain, elle rit.) J’aime l’amour C’était une belle histoire. Elle aurait pu durer l’éternité ou se terminer en une demi-heure. Voilà Je l’ai quitté. C’est moi qui suis partie. Il me suppliait de rester. Mais j’ai décidé de m’en aller. J’en avais assez de lui Mon Dieu ! comme j’en étais fatiguée J’étais déjà enceinte, j’avais un gros ventre On baisait, puis on se chamaillait, puis je pleurais, puis on baisait encore. Si l’enfant était né Sans doute fallait-il attendre Mais je me souviens d’être sortie de la maison. J’ai fermé la porte et je me suis subitement sentie heureuse de partir. Pour toujours. Je suis retournée chez maman. Elle habitait ici, à Moscou. Il est venu, la nuit, complètement déboussolé : enceinte, toujours mécontente Qu’est-ce qu’elle voulait encore ? En effet, quoi encore ? Mais j’ai tourné la page J’ai été heureuse de l’avoir dans ma vie et heureuse qu’il n’y soit plus. Ma vie, c’est comme une tirelire. Il y a, puis il n’y a plus Il y a, puis il n’y a plus J’ai tourné la page (Elle rit encore.)
Oh ! J’ai mis Anka si joliment au monde. Cela m’a tellement plu. D’abord, j’ai perdu les eaux je faisais de longues marches et j’ai perdu les eaux dans la forêt, à des kilomètres et des kilomètres de la maison. Je ne savais pas s’il me fallait me rendre tout de suite à la maternité. J’ai attendu jusqu’au soir. Il faisait horriblement froid : moins quarante. J’ai décidé quand même d’y aller. Le médecin, une femme, m’a examinée : « Tu vas accoucher dans les quarante-huit heures. » J’ai téléphoné à la maison : « Maman, ramène-moi du chocolat. Je vais rester ici un bon moment. » Le matin, avant la visite matinale du médecin une infirmière est passée : « Dis donc ! La tête pointe déjà. Il faut aller en salle de travail. » J’avais du mal à marcher C’était comme si on m’avait mis un ballon. « Plus vite, grouille-toi ! », m’a crié l’infirmière. « Appelez le médecin ! » Mon ventre était énorme et il me bouchait la vue. Et je me suis rendu compte qu’il s’affaissait. Et là, un hurlement Des glouglous, des gloussements On m’a dit : « Attends, attends ! Un petit moment ! » Et l’on me l’a montrée : « C’est une fille ! » On l’a pesée : quatre kilos. « Dis donc ! Pas une seule déchirure. Elle a eu pitié de sa maman. » Oh ! Quand on me l’a apportée le lendemain Les yeux rien que des pupilles noires qui nagent et j’ai vu plus rien
Une nouvelle vie, toute différente, a commencé pour moi. Je me plaisais bien comme j’étais devenue Bref, j’ai embelli Anka a aussitôt pris sa place, je l’ai tout de suite aimée beaucoup, mais, dans mon esprit, son image ne s’associait pas du tout à celle d’un homme. Vraiment pas. Quelqu’un l’a faite l’a conçue Mais non ! Elle est tombée du ciel Et elle a grandi très indépendante. Elle a appris à parler. Et on lui pose des questions :
— Petite Anka, tu n’as pas de papa ?
— J’ai ma mamie au lieu d’un papa.
— Et as-tu un chien ?
— J’ai un hamster eu lieu d’un chien.
Nous étions comme ça, nous deux J’ai eu peur toute ma vie de ne plus être moi. Même chez le dentiste, je demandais : « Ne me faites pas de piqûre, pas d’anesthésie. » Mes sentiments sont à moi, que ce soit le bonheur ou la douleur, ne me débranchez pas de moi-même. Anka et moi, nous nous plaisions l’une l’autre. Et telles que nous étions nous l’avons rencontré
Gleb
Si cela n’avait pas été lui, je ne me serais jamais remariée. J’avais tout : un enfant, un travail, la liberté. Et soudain lui incongru, presque aveugle, asthmatique Accepter dans mon monde un homme avec un tel fardeau : douze ans de camps staliniens, on l’a arrêté quand il était gamin, il y est resté seize ans Avec le fardeau d’une telle expérience De la différence À proprement parler, je dirais que ce n’est pas la liberté. Qu’est-ce que c’est ? À quoi bon chercher ? Admettre que je n’avais que pitié ? Non. C’était aussi de l’amour. C’était justement de l’amour. (Elle parle pour elle-même plus que pour moi.) Cela fait sept ans que je vis sans lui Et je regrette qu’il ne m’ait pas connue telle que je suis devenue. Maintenant je le comprends mieux. J’ai atteint sa maturité, mais sans lui. Voilà Ce que je raconte Toujours la crainte La crainte de ne pas être moi Parfois, j’ai peur Comme à la mer À la mer, j’aimais nager loin, très loin, jusqu’au jour où j’ai eu peur : j’étais seule, c’était profond et je ne savais pas ce qui m’attendait
(Nous prenons le thé. Nous parlons d’autre chose. Ses souvenirs reprennent de façon aussi subite qu’ils se sont interrompus.)
Ah ! Ces romances à la plage Pas longues. Rapides. De tout petits modèles de vie. On peut commencer joliment, partir joliment. C’est exactement ce que nous ne réussissons pas dans la vie et que nous voudrions avoir. Voilà pourquoi nous aimons tellement partir quelque part Voilà J’ai deux nattes, une robe à pois bleus achetée la veille du départ à Dietski Mir. La mer Je nage loin, loin. J’adore nager plus que tout au monde. Je fais de la gym le matin, sous un acacia blanc Un homme passe, très ordinaire, pas jeune, il me regarde et cela lui fait plaisir, j’ignore pourquoi. Il s’arrête et me regarde.
— Voulez-vous que je vous récite des poèmes ce soir ?
— Peut-être, mais maintenant je vais nager très loin.
— Et moi, je vous attendrai.
Il lisait mal les poèmes et remontait tout le temps ses lunettes. Mais il était touchant. J’ai compris J’ai compris ce qu’il ressentait Ces mouvements, ces lunettes, cette émotion. Mais je ne garde aucun souvenir de ce qu’il récitait, ni pourquoi ce devait être aussi important. Les sentiments sont des être à part : souffrance, amour, tendresse Ils vivent leur propre vie. Nous les sentons, mais ne les voyons pas. On devient brusquement une partie d’une autre vie, sans même le soupçonner. Tout se passe avec nous et sans nous Simultanément
« Je t’ai tellement attendue », m’a-t-il en m’accueillant, le matin suivant. Et il a prononcé ces paroles d’une telle manière que j’ai tout de suite cru, bien que je ne fusse pas prête. C’était même le contraire. Mais quelque chose a changé autour de nous. Je ne parviens à saisir quoi ou comment. J’étais tranquille quant à ce qui allait arriver. Ce n’était pas encore l’amour, mais j’ai simplement entendu ce qu’il y avait dans ses paroles C’était la sensation d’avoir soudain reçu beaucoup de quelque chose. Un être humain a entendu un autre être humain. Il est parvenu à se faire ouvrir. J’ai nagé très, très loin À mon retour, il m’attendait. Il parle encore : « Tout ira bien entre nous. » Et je l’ai cru encore Voilà Chaque jour, il est venu me retrouver à la plage Nous buvons du mousseux : « C’est du rouge pétillant, mais au prix du mousseux normal. » La phrase m’a plu. (Elle rit.) Il fait une omelette : « J’ai une drôle de relation avec les omelettes. J’achète les œufs par dix, je les utilise toujours en nombre pair et il m’en reste toujours un seul à la fin. » Des choses drôles, touchantes
Les gens nous regardaient et me demandaient : « C’est ton grand-père ? Ton père ? » Je portais cette petite robe J’avais vingt-huit ans C’est plus tard qu’il est devenu beau. Avec moi. Pourquoi moi ? Je me suis toujours fait une raison. Servir. C’est le seul chemin. À moins de ne pas s’y engager. La femme russe est prête à souffrir : que peut-elle faire d’autre ? Nous sommes habituées à nos hommes, gauches, malheureux. Ma grand-mère en avait un, ma mère en avait un. Nous n’attendons rien d’autre, cela se transmet de mère en fille. Mais nous sommes des rêveuses impénitentes.
— Je pensais à toi.
— Comment tu pensais à moi ?
— J’avais envie de partir ensemble quelque part. Loin, loin. En nous tenant par la main. Je n’ai besoin de rien, à part de sentir que tu es là près de moi. C’est la tendresse que j’ai pour toi : juste regarder, marcher à tes côtés.
Nous avons passé des heures heureuses, enfantines. Les gens bons sont toujours des enfants. Puérils. Fragiles. Il faut les protéger.
— Et si nous partions tous les deux sur une île, pour rester allongés sur le sable
C’est mon lot. Mais comment faudrait-il que ce soit ? Je n’en sais rien. Pour l’un, c’est ainsi, pour l’autre, différemment. Comment l’étalonner ? Toute la culture russe est fondée sur le concept que le malheur est la meilleure école de la vie. Nous avons grandi avec cette idée. Mais on aspire tous au bonheur Je me réveille la nuit : que se passe-t-il ? Rien. À part que je me sens mal à l’aise à cause de cette tension « Ta nuque est toujours tendue », remarquait-il. Mais comment extirper cela de ma conscience ? Comment faire ? Je me sens tomber, mais où ? Là, c’est un abîme
Il m’effrayait aussi. Dès qu’il voyait du pain, il se mettait méthodiquement à le manger. Peu importait la quantité, car on ne laisse pas de pain. Il faut finir sa ration. Alors il mangeait du pain tant qu’il en restait. Je n’ai pas tout de suite compris
On le torturait avec la lumière C’était un gamin, mon Dieu ! Il avait seize ans On l’empêchait de dormir, des jours et des nuits. Des dizaines d’années plus tard, il ne supportait pas une lumière forte, même le soleil, en été. Qu’est-ce que je l’aimais, cette lumière matinale éclatante, lorsque les nuages passent très haut dans le ciel. Mais cela le rendait malade et pouvait lui donner un accès de fièvre La lumière
À l’école, ses camarades le frappaient et on lui écrivait à la craie, sur le dos : « Fils d’ennemi du peuple ». Sur ordre de la directrice Les peurs de l’enfance ne disparaissent pas, elles restent jusqu’à la mort. Elles refont surface dans les moments difficiles Elles ressortent Et je les entendais surgir en lui
Dans quoi me fourrais-je ? Les femmes russes aiment trouver des malheureux. Ma grand-mère aimait un homme et ses parents voulaient la marier à un autre qui ne lui plaisait pas. Elle n’en voulait pas à un point ! Mon Dieu ! Et elle décida qu’à l’église, lorsque le prêtre lui demanderait si elle voulait prendre cet homme pour époux, elle dirait non. Mais le pope était saoul, et à la place de la question habituelle, il a dit : « Ne le blesse pas, il a eu les pieds gelés à la guerre. » Là, elle ne pouvait pas faire autrement que de se marier. Et ma grand-mère a reçu, pour sa vie entière, un mari qu’elle n’a jamais aimé. Voici le refrain de toute notre vie : « Ne le blesse pas, il a eu les pieds gelés à la guerre. »
Le mari de ma mère a fait la guerre, lui aussi. Il en est revenu détruit. Vivre avec un homme pareil, avec tout ce qu’il portait en lui est un bien lourd fardeau pour une femme. Personne n’a écrit à quel point il est difficile de vivre avec les vainqueurs. Personne ! En tout cas, je ne l’ai lu nulle part. Dans le journal de Gleb, il y a une phrase exacte : il a compris dans le camp qu’en Russie un homme sur deux purgeait une peine : pour un père arrêté, pour un épi de blé ramassé dans le champ d’un kolkhoze, pour un retard de dix minutes au travail, pour avoir refusé de dénoncer quelqu’un, pour une blague, pour un avortement Nos hommes sont des martyrs, ils ont tous des traumatismes d’après guerre, ou d’après camp. Pour beaucoup, la guerre se terminait au camp. Des divisions entières passaient directement du front en Sibérie. Tout de suite après la victoire. Des divisions de vainqueurs. Notre état normal, c’est d’être en guerre contre quelqu’un. Et la femme soigne, soigne Elle tient l’homme un peu pour héros, un peu pour enfant. Elle le sauve. Jusqu’à maintenant L’empire soviétique est tombé Nous avons désormais affaire aux victimes de l’effondrement Regardez tous les gens marginalisés autour de nous, jetés du train en marche : on réduit les effectifs de l’armée, des usines ferment Des ingénieurs et des médecins vendent des collants au marché Ou des bananes J’aime Dostoïevski, mais c’est aussi les camps. En Russie, le thème militaire est éternel, nous n’arrivons toujours pas à la postface Voilà (Elle s’arrête.) Reposons-nous Je vais faire encore du thé. Et puis on reprendra Je dois faire le chemin du début à la fin. Avec ma petite tasse d’expérience
(La conversation reprend une demi-heure plus tard.)
Un an est passé, je crois. Ou un peu plus Nous avons décidé qu’il viendrait s’installer chez moi et je l’ai prévenu que ma mère était une femme bonne, mais que ma fille n’était pas tout à fait Que je ne pouvais pas garantir comment elle l’accueillerait. Oh, mon Anka ! (Elle rit.) Elle approchait tout de son oreille : un jouet, une pierre, une cuiller Les enfants mettent tout dans la bouche, mais elle, elle portait tout à l’oreille : comment ça sonne ! J’ai commencé assez tôt à l’initier à la musique, mais elle était insensible : dès que je mettais un disque, elle se tournait et partait. Elle n’aimait aucune musique. C’est un trait de compositeur : elle s’intéressait seulement à ce qu’elle entendait à l’intérieur d’elle-même. Et voilà que Gleb arrive, fort gêné, pas beau, avec une coupe de cheveux qui ne lui allait pas. Et il a apporté des disques. Il a entrepris de lui raconter comment il était allé au magasin, comment il avait acheté ces disques. Anka, elle a l’oreille : elle n’entend pas les paroles, mais l’intonation Elle les a pris tout de suite : « Quels beaux disques ! » Voilà comment leur amour a commencé.
Quelque temps après, elle m’a mise dans l’embarras : « Comment faire pour ne pas l’appeler papa ? » Il ne faisait pas d’efforts particuliers pour lui plaire, c’était simplement intéressant pour lui. Ils s’aimaient tous les deux plus que moi. Tous les deux. Lui et elle. J’en suis sûre. Je ne me fâchais pas, j’avais un autre rôle Il lui demande : « Anka, tu bégayes ? » Et elle répond : « Maintenant, je bégaye mal, avant je bégayais bien mieux. » On ne s’ennuyait pas avec ces deux-là. Donc : « Comment faire pour ne pas l’appeler papa ? » Nous étions dans un parc et Gleb était parti pour acheter des cigarettes. À son retour : « Qu’est-ce qu’il y a, les filles ? » Je lui fais un clin d’œil : chut ! c’est trop bête. Mais elle : « Alors dis-lui, toi. » Que pouvais-je faire ? Je lui avoue qu’elle craint de ne pas se retenir de l’appeler papa. Lui : « Ce n’est pas simple, mais si tu as très envie, tu peux m’appeler papa. » « Attention, lui explique sérieusement mon petit miracle, j’ai encore un papa, mais il ne me plaît pas et maman ne l’aime pas. » Nous sommes toujours ainsi elle et moi : nous brûlons les ponts. Sur le chemin du retour, il était déjà « papa ». Elle courait et criait : « Papa ! Papa ! » Le lendemain, au jardin d’enfants, elle a annoncé à tous :
— Mon papa m’apprend à lire.
— Et qui est ton papa ?
— Il s’appelle Gleb.
Le jour suivant, sa copine a découvert le pot-aux-roses :
— Anka, tu mens. Tu n’as pas de papa. Ce papa-là n’est pas un vrai.
— Non, c’est l’autre qui n’était pas un vrai. Celui-là, c’est un vrai.
Avec Anka, inutile de discuter. Il est devenu « papa » alors que je n’étais pas encore sa femme
Et voilà que reviennent les vacances. Je prends mes congés et repars de nouveau. Le train s’ébranle. Il court le long du quai en agitant la main. Mais dans le wagon, j’ébauche déjà une amourette. Deux jeunes ingénieurs de Kharkov se rendent à Sotchi, comme moi. Mon Dieu ! J’étais tellement jeune. La mer. Le soleil. Nous nous baignons, nous dansons, nous nous embrassons. Je me sens toute légère, car le monde est simple. On danse le cha-cha-cha et tout le reste. Je me retrouve dans mon élément. On m’aime, on me porte dans les bras pendant deux heures jusqu’au sommet d’une montagne Des muscles jeunes, un rire jeune. Un feu qui brûle jusqu’au petit matin
J’ai vu un rêve. C’était ainsi : le plafond s’ouvre Le ciel Je vois Gleb Nous allons quelque part ensemble, le long de la côte, mais au lieu de galets polis par les vagues nous marchons sur des pierres très pointues, fines et aiguës, comme des clous. Je porte des chaussures, mais lui, il est pieds nus. « Pieds nus, m’explique-t-il, on entend mieux. - On n’entend pas mieux, cela fait plus mal. Veux-tu qu’on échange ? - Mais non, je ne pourrais plus m’envoler. » Et après ces mots, il se détache du sol, replie ses bras comme un cadavre et s’envole au gré du vent. Même maintenant, lorsque je le revois en rêve, il est toujours en train de voler. Seulement, il a les bras croisés comme un mort, il ne s’en sert pas comme des ailes
Mon Dieu, je suis folle, je ne dois en parler à personne. Et pourtant, j’ai souvent l’impression que je suis heureuse dans cette vie. Même quand il est mort. Je suis allée au cimetière Je marchais et j’ai senti qu’il était là, quelque part Je ressentais un tel bonheur que j’avais envie de crier. Mon Dieu ! (Elle marmonne d’une voix presque indistincte.) Je suis folle Avec la mort, on reste en tête à tête. En fait, il est mort à plusieurs reprises. Il a répété sa mort depuis l’âge de seize ans « Demain, je serai cendres et tu ne me trouveras pas. » Nous approchons du plus important Dans l’amour, je commence à vivre lentement, très lentement Par lentes bouffées Toutes ces histoires sont à épisodes. Nous aimons les suites
Mon congé se termine et je rentre. L’ingénieur m’accompagne jusqu’à Moscou. Il me faut tout raconter à Gleb Je vais le voir Il a gribouillé tout son carnet, les papiers peints et même les journaux qu’il lisait Partout trois lettres : ECF. En majuscules, petites, grandes, en italique. Je lui demande : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Il déchiffre : « Est-ce fini ? » Et partout des points d’interrogation. Comme des clés de sol Voilà, nous nous séparons et il faut l’expliquer à Anka. On va la chercher. Elle, avant de sortir, elle a envie de dessiner ! Nous ne lui laissons pas le temps. Elle s’installe dans la voiture et sanglote. Il savait déjà qu’elle était fofolle et trouvait que c’était un talent. C’était déjà une scène de famille : Anka qui pleure, lui qui lui explique quelque chose, et moi entre eux Il me regarde, me regarde (Silence.) J’ai compris alors à quel point cet homme était horriblement seul. (Silence.) Quel bonheur que je ne sois pas passée à côté Quel bonheur ! Nous devons nous marier, mais il a peur parce qu’il a déjà été marié deux fois. Les femmes l’avaient trahi : elles se fatiguaient et il était difficile de le leur reprocher Moi, je ne suis pas passée à côté Et je Il m’a donné une vie entière.
Il n’aimait pas les questions Il s’ouvrait rarement. S’il racontait des souvenirs, c’était plutôt par bravade, en s’efforçant d’être amusant, une habitude de zek qui cache derrière ça les choses sérieuses. Un décalage de mots. Ainsi, il ne disait jamais « liberté », mais toujours « petite liberté ». « Voici que j’ai regagné ma petite liberté. » La vraie franchise était rare Mais il parlait alors avec une telle saveur Je ressentais dans ma peau les joies qu’il avait éprouvées là-bas : comment il était parvenu à se procurer des bouts de pneu pour en faire des semelles à ses bottes feutrées. Lors d’un transfert à pied, il s’était tellement réjoui d’avoir des pneus. Une fois, ils s’étaient retrouvés avec un demi-sac de pommes de terre, et quelque part en dehors du camp, là où on les envoyait travailler, on leur avait donné un grand morceau de viande. La nuit, dans la chaufferie, ils avaient fait une soupe : « Et tu sais, c’était délicieux ! Tellement extraordinaire ! » À sa libération, il a reçu un pécule de compensation pour son père. On lui a dit : « On doit vous indemniser pour la perte de la maison, des meubles. » Beaucoup d’argent. Il s’est acheté un costume, une chemise, des chaussures, un appareil photo et est allé au restaurant National où il a commandé les meilleurs plats. Il a pris du cognac et du café avec un gâteau du chef. Et à la fin, rassasié, il a demandé à quelqu’un de le prendre en photo à l’instant le plus heureux de sa vie. « Je rentre là où j’habitais, m’a-t-il raconté, et je me surprends à penser que je ne ressens aucun bonheur. Dans ce costume, avec l’appareil de photo Pourquoi je ne ressens pas de bonheur ? Du fond de ma mémoire surgissent alors les pneus et la soupe, à la chaufferie C’était ça, le bonheur. »
Nous tentons de comprendre Où se trouve-t-il donc ce bonheur ? Il n’aurait échangé le camp contre rien au monde. De seize ans à presque trente, c’était toute sa vie. Et s’il lui arrivait de s’imaginer ce qu’aurait été sa vie si on ne l’avait pas arrêté, il était horrifié ! Que serait-il devenu ? Qu’est-ce qu’il n’aurait pas compris ? Qu’est-ce qu’il n’aurait pas vu ? Sans doute serait-il passé à côté du pivot de son existence, de qui avait fait de lui ce qu’il était. Je lui ai demandé : « Que serais-tu devenu, s’il n’y avait pas eu le camp ? » Il m’a répondu : « J’aurais été un crétin et je me serais promené dans la dernière voiture de course rouge à la mode. » Les anciens des camps se lient rarement d’amitié entre eux, quelque chose les en empêche. Quoi ? Ils épient le passé dans les yeux de l’autre. Les humiliations qu’ils ont subies les gênent. Surtout les hommes. Peu d’anciens détenus venaient nous voir. Il ne recherchait pas leur compagnie
On l’avait mis chez les criminels de droit commun Un jeune garçon Ce qui lui est arrivé, personne ne l’a jamais su. Une femme peut parler des humiliations subies. Pas un homme, pour la femme, c’est plus facile : la violence est propre à sa biologie, elle est présente dans l’acte sexuel lui-même. Et elle recommence sa vie chaque mois Ses cycles La nature est là pour l’aider
Il a failli mourir Ils étaient deux, étendus sur un grabat en planches, entièrement couverts de furoncles, trempés dans du pus Il devait mourir, mais résistait. L’autre gars est mort et il lui a tourné le visage vers le mur. Il est resté ainsi avec lui pendant trois jours. On lui demandait : « Et celui-là, il vit encore ? » Et il mentait : « Oui, il vit. » On lui donnait donc deux rations de pain. L’horreur était à un point qu’elle faisait perdre le sens de la réalité. La mort n’avait plus rien d’effrayant. L’hiver, les cadavres étaient soigneusement empilés derrière la fenêtre Il y avait plus de cadavres d’hommes que de femmes
À son retour, dans le train, il avait pris la couchette du haut. Le voyage dura toute une semaine. Dans la journée, il ne descendait pas. Il faisait ses besoins la nuit. Il avait peur. Lorsque d’autres passagers lui proposaient de boire ou de manger avec eux, il fondait en larmes.
C’était un homme terriblement seul
Mais, désormais, il déclarait à tous avec fierté : « J’ai une famille. » Chaque jour, il s’étonnait de mener une vie familiale normale. Et il en ressentait une fierté indescriptible. Mais la peur était toujours en lui Cette peur l’imprégnait, le pénétrait. La nuit, il se réveillait trempé de sueur : il avait peur de ne pas finir le livre qu’il était en train d’écrire, de ne pas pouvoir nourrir sa famille. Peur que je le quitte Il ressentait d’abord la peur, puis la honte d’avoir eu peur. « Gleb, si tu veux que je danse dans un ballet pour toi, je le ferai. Je suis capable de tout pour toi. » Il avait survécu au camp, mais dans la vie ordinaire, un simple milicien qui arrêtait sa voiture pouvait lui provoquer un malaise cardiaque. « Comment as-tu fait pour rester en vie là-bas ? - On m’a beaucoup aimé dans mon enfance. » La quantité d’amour que nous recevons nous sauve, c’est notre réserve d’endurance. J’ai été son infirmière Son aide-soignante J’ai aussi joué la comédie Pour qu’il ne se voie pas tel qu’il était, pour qu’il ne voie pas sa peur. Sinon, il n’aurait pas pu s’aimer. Pour qu’il ne sache pas que je savais L’amour est une vitamine sans laquelle l’homme ne peut pas vivre, son sang se coagule, son cœur s’arrête. Oh ! J’ai beaucoup puisé en moi-même Vivre, c’est comme courir un cent mètres (Elle se tait. Elle se balance légèrement au rythme de ses pensées.) Savez-vous ce qu’il m’a demandé avant de mourir ? Une seule chose : « Fais écrire sur mon tombeau que j’ai été un homme heureux. J’ai réussi beaucoup de choses : j’ai survécu, j’ai aimé, j’ai écrit un livre, j’ai une fille. Mon Dieu, je suis un homme heureux ! » Si quelqu’un qui ne l’a pas connu l’entend ou le lit, il ne le croira pas Il dira que c’est un cas clinique Mais c’était un homme heureux ! Il m’a tellement donné Je suis devenue une femme différente Comme notre vie est minuscule ! Même quatre-vingts, ou cent, ou deux cents ans ne me suffiraient pas. Je vois de quelle manière ma vieille maman regarde le jardin : elle ne veut pas le quitter. Personne ne veut quitter cela Dommage, quel dommage qu’il ne m’ait pas connue telle que je suis maintenant Je l’ai compris Je ne l’ai compris que maintenant Voilà Il avait un peu peur de moi, juste un peu. Il avait peur de mon essence de femme, quelque chose Il m’a souvent répété : « Souviens-toi, lorsque je me sens mal, je veux être seul. » Mais Je ne pouvais pas J’avais besoin de le suivre (Elle se tait pour réfléchir.) On ne peut pas nettoyer la vie avant la mort, pour qu’elle soit aussi pure que la mort. C’est là que l’homme devient beau, qu’il devient tel qu’il est. Dans la vie, il est peut-être impossible de se frayer un chemin vers cette vérité. De s’en approcher.
Lorsque j’ai appris qu’il avait un cancer, j’ai passé toute la nuit à pleurer, et le matin, je me suis ruée à l’hôpital. Il était assis sur le bord d’une fenêtre, le teint jaune, mais très heureux. Il a toujours été heureux, quand quelque chose changeait dans sa vie. C’était le camp, l’exil intérieur, la vie en liberté Et maintenant un nouveau début La mort comme volonté Comme changement
— As-tu peur que je meure ?
— Oui.
— D’abord, je ne t’ai rien promis. Ensuite, cela se passera la maison et pas tout de suite.
— C’est vrai ?
Comme toujours, je l’ai cru. J’ai essuyé mes larmes et me suis persuadée que je devais encore l’aider. Je ne pleurais plus Je venais le voir, le matin, et notre vie commençait là. Avant nous habitions à la maison, et désormais nous vivions à l’hôpital. Nous avons vécu encore six mois dans un centre de cancérologie
Il m’est impossible de me souvenir Nous avons beaucoup parlé, des jours entiers, comme jamais nous ne l’avions fait, mais je ne me souviens que de bribes
Il savait qui l’avait dénoncé. C’était un garçon qui fréquentait le même atelier la Maison des pionniers. Il avait écrit une lettre. De son plein gré ? Contre sa volonté ? Il prétendait que Gleb avait injurié le camarade Staline et qu’il avait disculpé son père, un ennemi du peuple L’officier d’instruction avait montré’ la lettre à Gleb Et Gleb, toute sa vie, il a eu peur que le délateur apprenne qu’il savait. Il avait l’intention de le dire dans son livre, mais il a su que l’autre avait eu un enfant retardé et il ne l’a pas fait : « Et si c’était son châtiment ? » Les anciens détenus ont leurs propres relations avec les délateurs Avec les bourreaux Ils se rencontraient souvent dans la rue car le sort a voulu que nous habitions dans le même quartier Après la mort de Gleb je l’ai raconté à une amie commune Elle ne m’a pas cru : « N. ? Ce n’est pas possible ! Il parle tellement bien de Gleb, de leur amitié lorsqu’ils étaient gosses. Il a pleuré au cimetière... » J’ai compris que je ne devais pas Que je ne dois pas Il y a une ligne qu’il est dangereux de franchir Ce sont des victimes qui ont écrit tout ce qui est dit sur les camps. Les bourreaux se taisent. Nous ne savons pas les distinguer au milieu des autres gens. Voilà Et il ne voulait pas Il savait que c’était dangereux Pour l’homme
Depuis son enfance, il s’était habitué à l’idée de mourir Il n’avait pas peur de cette petite mort Des chefs de brigade, toujours des droits communs, vendaient les rations de pain de leur équipe, les perdaient aux cartes, et les détenus n’avaient rien d’autre à manger que du bitume. Du bitume noir. Et ils en mouraient, l’estomac collé. Lui, il se passait de nourriture. Il buvait seulement. Un jour, un jeune prisonnier se mit à courir Exprès pour qu’on le tue Sur la neige, sous le soleil Les gardes le mettaient en joue, tiraient Gaiement Comme à la chasse Comme si c’était un canard Ils l’ont eu à la tête. Ils l’ont traîné avec une corde et l’ont jeté Alors, il n’avait pas peur Et ici, il avait besoin de moi
— C’est quoi, le camp ?
— C’est un travail difficile.
J’entends Comme s’il me parlait
— Les élections. Nous avons donné un spectacle dans le bureau de vote. C’était moi, le présentateur. J’entre en scène et j’annonce la chorale. Il y avait là des prisonniers politiques, des soldats de l’armée de Vlassov, des prostituées, des pickpockets et tous entonnent une chanson à la gloire de Staline : « Et notre chant vole au-dessus de vastes plaines vers les sommets du Kremlin. »
Une infirmière arrive pour la piqûre : « Votre derrière est tout rouge. Il n’y a plus où piquer.
— Bien sûr qu’il est tout rouge, je suis quand même un ancien de l’Union soviétique. » Nous avons beaucoup ri, même les derniers jours. Nous avons vraiment beaucoup ri.
— La fête de l’armée Rouge. Sur scène, je déclame un poème de Vladimir Maïakovski, celui du passeport soviétique : « Lisez. Enviez-moi ! Je suis citoyen de l’Union soviétique. » En guise de passeport, je tiens un bout de carton noir. Je me montre Et tous les gardes m’envient « Je suis citoyen de l’Union soviétique. » Et de m’envier des prostituées, des anciens prisonniers de guerre soviétiques, des pickpockets, des socialistes-révolutionnaires
Personne ne saura comment c’était, pour de vrai. Avec quoi ils s’en vont. C’était un homme terriblement seul Je l’aimais
Je me suis retournée depuis la porte : il m’a fait un signe de la main. À mon retour, quelques heures plus tard, il n’avait plus sa conscience. Je l’ai entendu supplier quelqu’un : « Attends Attends. » Puis plus rien. Il est tombé dans le coma. Cela a duré trois jours encore. Je m’y suis faite : voilà, il est couché, et je vis ici. On m’a installé un lit près du sien. Le troisième jour Il est déjà difficile de lui faire des intraveineuses Une thrombose On me demande d’autoriser les médecins à tout arrêter. Il n’aura pas mal. Il n’entendra pas. Nous sommes restés seuls, tous les deux Pas d’appareils, pas de médecins, plus personne ne vient le voir. Je me couche près de lui. J’ai froid. Je me glisse sous sa couverture et je m’endors. Dans la nuit, je me réveille mais je n’ouvre pas les yeux. J’ai l’impression que nous sommes à la maison. Nous dormons, la porte du balcon est ouverte et il ne s’est pas encore réveillé Les yeux fermés Je les ouvre et me souviens de tout Je m’agite, je me lève, je pose les mains sur son visage
J’ai eu l’impression qu’il m’entendait. Il a fait « Ahhhh » et l’agonie a commencé Je suis restée assise à lui tenir la main. Après avoir entendu le dernier battement de son cœur, je suis restée longtemps sans bouger Puis j’ai appelé une aide-soignante et elle m’a aidée à lui passer sa chemise bleue, sa couleur préférée. « Je peux rester près de lui ? - Oui, sans problème. Vous n’avez pas peur ? » Je ne voulais le donner à personne. C’était mon enfant. Une mère n’a pas peur de rester avec son enfant De quoi aurait-elle peur ? À l’aube, il était beau. La peur avait disparu de son visage, la tension s’était enfuie avec tout le remue-ménage de la vie. Et j’ai vu ses traits, fins, gracieux. Comme ceux d’un prince oriental. Voilà comment il était ! Voilà comment il était en réalité ! Je ne l’ai pas connu ainsi. Il n’était pas ainsi avec moi. (Elle pleure. Pour la première fois depuis le début de notre conversation.)
J’ai toujours brillé du reflet d’une autre lumière Je pouvais créer Il me fallait faire, bien sûr, toujours des efforts. Toujours des efforts. Même au lit Pour qu’il réussisse, d’abord lui, moi ensuite. « Tu es fort, tu es bon, tu es le meilleur. Extra-or-di-naire. » Je n’ai pas eu d’homme dans ma vie pour m’emballer au point de ne pas me sentir sa nounou. Sa mère. Sa sœur. Une nonne. J’ai toujours été seule. Après, j’ai eu des admirateurs J’ai eu des aventures J’ai un petit ami actuellement. Lui aussi, il est tendu, malheureux, peu sûr de lui. Telle est notre vie, tel est le pays où nous vivons. Notre histoire, c’est celle de nos désastres et nos catastrophes. Même Gleb était plus audacieux. Après le camp, il avait sa fierté : voilà à quoi j’ai survécu ! Voilà ce que j’ai subi ! Voilà ce que j’ai vu ! Il en était fier. Alors que mon ami actuel a une telle peur d’aujourd’hui ! Elle s’infiltre dans la moindre de ses cellules J’ai toujours le même rôle Toujours
Et pourtant, j’ai été heureuse C’était un travail difficile, mais je suis heureuse de l’avoir bien fait Le plus souvent, j’ai le sentiment d’être heureuse. Il me suffit de fermer les yeux
(Traduit du russe par Galia Ackermann.)
© Parlement international des écrivains.
Ce texte est un chapitre inédit d’un livre en cours d’écriture sur l’amour en Russie.
Sur Svetlana Alexievitch : biographie sur Théâtre contemporain.