Viktor Pelevine | Intel Inside
Lorsque j’étudiais à la fac durant la dernière décennie de l’existence de l’URSS (personne ne pouvait soupçonner alors que c’était la dernière), le monde avait une organisation toute simple. Il y avait deux pôles. Un des pôles, c’était le Mal et l’autre, c’était le Bien. Un pôle, c’était l’Amérique et ses satellites. L’autre pôle, c’était nous, les Soviétiques, et nos amis.
Naturellement, nous nous considérions comme le Mal. Le fait que de nombreux intellectuels américains protestaient contre une division aussi primitive du monde ne faisait que confirmer sa justesse : la comparaison de l’Occident qui doute, réfléchit et discute avec la société soviétique, à l’idéologie primitive et rectiligne comme un rail rouillé, remettait instantanément tout à sa place.
Le film La Guerre des étoiles était emblématique de cette division en Bien et Mal. Nous comprenions tous qui était Dark Vador, nous identifions sans problème « l’Étoile de la Mort » et nous nous reconnaissions facilement dans les rangées monotones des soldats de l’Empire. Au fond, c’est ce film qui causa la perte de l’URSS : La Guerre des étoiles était le nom populaire du programme américain de l’IDS, et ce programme, qui n’était à l’époque qu’un bluff au poker, obligea les chefs soviétiques à procéder à la capitulation. La logique des léninistes attardés était simple : si les Américains avaient été capables d’inventer le magnétoscope permettant aux chefs soviétiques de regarder La Guerre des étoiles et du porno à gogo, on pouvait s’attendre à n’importe quoi de leur part.
De cet « hier », nous sommes arrivés à « aujourd’hui », où il ne reste qu’un pôle. On s’est habitué, depuis longtemps, à cette expression : « le monde unipolaire ». On ne remarque même pas que l’on s’exprime en oxymorons. Selon la définition des dictionnaires, le pôle est une des deux extrémités opposées. Les pôles ne peuvent exister qu’en couple.
Où est alors ce couple lorsque nous entendons en permanence qu’il n’y a qu’un seul pôle pour tous ?
On peut le comprendre en vingt minutes passées devant un téléviseur. Une centième fois en vingt-quatre heures, la CNN montre Saddam Hussein qui tire au fusil à blanc. Je me demande, en même temps que le commentateur : est-il justifié de désarmer ce dictateur dangereux qui a utilisé des gaz toxiques contre son propre peuple ? Avons-nous besoin d’un grand champignon fumant ? À cette question, je réponds, d’une voix commune avec toute l’humanité progressiste : de champignons, on n’en a besoin que pour un week-end à Amsterdam. Le commentateur a visiblement raison : il faut désarmer l’Irak, et les États-Unis, leader de la civilisation et du monde libre, portent comme toujours le lourd fardeau du gardien de l’ordre là où personne d’autre n’en est capable. Pôle numéro un : le Bien.
Trente secondes s’écoulent, et la télévision montre une manifestation pacifiste à San Francisco. Les manifestants crient leurs slogans contre une guerre pétrolière. Je me joins à leur interrogation : en effet, pourquoi faut-il chercher une bombe nucléaire sous le lit de Saddam Hussein, alors qu’on la fabrique, sans trop se cacher, en Corée du Nord ? Les manifestants ont visiblement raison : l’Amérique commence la lutte pour un nouveau partage des ressources mondiales. Pôle numéro deux : le Mal.
Il n’est guère étonnant que ces deux visions de la réalité, mutuellement exclues, coexistent au sein du même programme télévisé. Il est plus étonnant qu’elles coexistent, avec la plus grande simplicité, au sein d’une même conscience. A tour de rôle, le même endroit devient tantôt un pôle du mal et tantôt un pôle du bien. Est-ce bien possible ? Où est alors la vérité ?
Là-dessus, je ne peux raconter que mon expérience personnelle. Il y a ici des aspects théorique et pratique.
Commençons par l’aspect théorique. Il existe une condition très particulière où les deux pôles de notre Terre pourraient se rejoindre dans le même point. Il s’agit d’une condition appelée par la physique moderne « singularité » ou, plus poétiquement, « Trou Noir ». Toutes les notions relatives à l’histoire précédente cessent d’exister dans ce point de la singularité unipolaire. On ne peut pas dire que le temps y coule et que quelque chose s’y passe, car tout a déjà eu lieu. D’autre part, on ne peut pas dire que quelque chose s’y est passée, car une telle information ne traversera jamais la frontière du trou noir appelée horizon des événements. De même, il est difficile de parler dans ce contexte du bien et du mal, du droit et du gauche, du juste et du faux, de ceci ou de cela. Et pourtant, la physique a établi que les trous noirs scintillent. Cela se passe pour la raison suivante : dans le vide, des couples de particules élémentaires naissent en permanence et s’annihilent immédiatement. Si un tel couple se trouve près de l’horizon des événements, l’une des particules est entraînée dans le trou noir, et l’autre, s’envole dans le cosmos. La nuée de ces particules envolées crée la luminescence du trou noir, mais à la différence de la lumière des étoiles ordinaires, ces particules ne portent que l’information sur elles-mêmes. Je n’ai jamais vu à quoi ressemble cette luminescence, mais j’ai comme un pressentiment qu’elle ressemble fort à celle du téléviseur.
Une nouvelle expression est apparue récemment dans l’argot télévisuel mondial : Reality-Pop. Elle a trait à des émissions de la Télé Réalité, comme Pop Idol (on apprend peu à peu que le Big Brother a une famille aussi nombreuse que Saddam Hussein). Si l’on change l’ordre des mots dans cette expression, l’on obtient Pop Reality - une belle appellation pour la luminescence qui émane de l’écran télé à l’époque de la singularité.
La pop-réalité c’est la luminescence rose du trou noir créant l’illusion d’une lumière chaude du soleil. L’information sur ce qui se passe dans la réalité (rien), reste derrière l’horizon des événements. À la place de cela, nous observons des mutations du même événement-simulacre qui change sans cesse de contours extérieurs, comme la cire dans une lampe avec de la glycérine chaude.
Dans la pop-réalité, les événements ont lieu dans deux cas : lorsque quelqu’un les paie, ou lorsqu’ils contribuent à payer quelque chose. Les deux cas se fondent harmonieusement l’un dans l’autre, vu que cette division est purement conventionnelle. En fait, nous avons affaire à un business du genre pétrolier : c’est l’extraction de « l’information » que l’on brûle ensuite dans le tube de la télévision. On produit chaque jour une quantité sensiblement égale d’informations. Leur contenu est aussi à peu près similaire - seuls les noms de villes changent. C’est pourquoi l’on peut considérer, sans exagération, que dans la société d’information il n’existe qu’une seule nouvelle permanente - un pseudo-événement infini qui est cuisiné selon la même recette et qui fonctionne sur la base de la rentabilité. Seuls les cadavres qui flottent dans cette soupe proviennent d’endroits différents, selon les arrivages.
Je ne veux pas dire que les médias déforment la réalité. Je ne veux même pas dire qu’ils la simulent. Malheureusement, les médias de nos jours ont poussé l’audace jusqu’à aller encore plus loin - ils transportent sur le plan physique la réalité illusoire créée pour des raisons commerciales et propagandistes, en vouant ce qui existe pour de vrai à la disparition derrière l’horizon des événements.
Ceux qui forment les blocs des informations télévisées utilisent depuis longtemps les mêmes méthodes que l’auteur d’un polar qui augmente le suspense d’une page à l’autre. Le lecteur et le téléspectateur aiment dans le livre et à la télévision ce qu’ils ne supportent pas dans la vie : crises, drames, histoires de mort et de souffrance. Bref, tout ce qui fait marcher leur pompe à adrénaline sans menacer leur vie. Plus on injecte d’adrénaline dans le sang du client, et plus on aura injecté de publicité dans son cerveau. L’objectif de chaque chaîne est de me retenir devant l’écran le plus longtemps possible, sinon cela sera fait par un concurrent qui possède les mêmes technologies. N’importe quelle chaîne de l’information s’occupe du commerce : elle vend de la place dans mon cerveau, elle vend une partie de ma vie qui a une appellation politiquement correcte - le temps d’audience. Depuis la naissance de la télévision, cela a toujours été ainsi. Qu’est-ce qui a changé récemment ?
Le gros changement, c’est que la télévision est devenue interactive. En décrivant la société du futur, Orwell ne pouvait même imaginer quel serait en réalité le Grand Frère. Il voyait le tyran le plus répugnant de l’histoire comme une sorte de Staline - un homme au visage moustachu, beau et grossier à la fois. Mais que dire de dix millions de volumetrically challenged consumers, ces consommateurs défiés par la volumétrie, avec des cerveaux défoncés par la pub, dévorant leur pizza devant la télé et réfléchissant à la personne qu’ils vont élire pour participer au prochain épisode de leur émission préférée et à celle qu’ils vont éliminer ? D’abord, la Télé Réalité imite la réalité, mais très vite la réalité se met à imiter la Télé Réalité : il s’avère rapidement que tous ceux qui vivent dans notre monde participent à cette émission télé, même s’ils ne regardent pas la télé, même s’ils ne veulent participer à rien. C’est cela, le rôle de la Télé Réalité : elle détruit la frontière entre le simulacre et la réalité, de sorte que cette division perd son sens. Les manipulations sur le vide se muent en transformations du réel. Imperceptiblement, des sondages téléphoniques deviennent des bombardements aériens. La confusion terminologique voue à la mort ceux que l’on cherche à classer sous une étiquette. Lorsque j’entends que « selon les derniers sondages, le nombre des partisans d’une action militaire a augmenté de 32 à 38% », je cesse de comprendre, je vous jure, en quoi Saddam Hussein est différent d’un participant malchanceux du programme Big Brother que l’on élimine de l’épisode suivant de l’émission. Toute la différence, c’est que la gueule de Saddam ressemble en effet à celle du Grand Frère.
« La résistance intellectuelle » acquiert dans cette situation le caractère d’une farce : elle est efficace uniquement si on invite l’intellectuel à l’émission à laquelle il est censé résister. Mais le plus horrible n’est pas là. La pop-réalité est le produit de ce même intellect qui se donne maintenant comme mission de s’y opposer. Elle a été élaborée par des intellectuels qui voulaient faire monter la cote de l’émission les ayant engagés et qui y ont à ce point réussi que cette émission est devenue la seule et unique réalité. Une grande étiquette voyante, Intel Inside, brille de nos jours sur tout objet, répugnant ou banal, qui appartient à l’espace d’information et de culture - espace qui nous entoure. Mais le mot « Intel » n’y désigne pas la marque du processeur : c’est une abréviation du mot « intellect ».
Un scénariste américain dont je ne me souviens pas le nom a fait une observation fort pertinente. Il a dit que dans le passé, Hollywood était rempli de gens stupides et banaux qui se rendaient compte de leur banalité et qui essayaient, de toutes leurs forces et par tous leurs moyens, de créer de véritables œuvres d’art. Aujourd’hui, Hollywood est rempli d’intellectuels très cultivés, qui se rendent compte de leur raffinement et en sont fiers et, qui, du coup, essaient, de toutes leurs forces et par tous leurs moyens, de créer des blockbusters stupides et banaux qui leur assureront les plus gros succès commerciaux. Cette formule décrit parfaitement la place d’un intellectuel dans le monde contemporain où l’intellect est surtout indispensable pour calculer comment arriver au plus bas dénominateur commun de façon encore plus éhontée que tous les autres concurrents.
De nos jours, les formes les plus sophistiquées de la censure et du contrôle qui existent dans le monde agissent de l’intérieur, et non de l’extérieur. En fin de compte, il ne s’agit-là que de dérivés de l’intellect qui aspire consciemment à augmenter sa compétitivité et sa valeur marchande. Proprement dit, il est difficile de nommer ces phénomènes « censure » et « contrôle » - au stade de la concentration actuelle, ils ont à ce point tout pénétré qu’ils n’empêchent aucunement la liberté de la parole. Car la liberté, disait Hegel, est une nécessité bien assimilée.
Une fois, j’ai assisté à la conversation de deux journalistes un peu éméchés qui comparaient la censure à l’époque soviétique à celle d’aujourd’hui.
« Voici comment c’était avant », disait le plus âgé des deux. « Imagine-toi qu’après la fac, on t’ait envoyé travailler à la Pravda. Tu t’ennuies à mort. Si tu écris quelque chose d’un peu osé, on te convoque chez le rédacteur, et on te dit : “Comment cela ? N’as-tu pas lu les décisions du Congrès du Parti ? Vas-y, lis attentivement et réécris...” Est-ce la censure ? Sans aucun doute. Aujourd’hui, il n’y a pas de censure dans ce sens-là. Aujourd’hui, il y a la rue devant ton bureau où sont assis quarante SDF. Tu y passes chaque jour et regardes les fenêtres allumées de ton bureau où il fait chaud et où tu touches un salaire. Et avant même d’y être allé pour la première fois, pour un entretien d’embauche, tu auras non seulement calculé dix fois ce que tu écrirais, mais encore quelle cravate tu porterais... Le pouvoir soviétique exigeait que tu écrives une rédaction sur le thème « Pourquoi j’aime lécher le cul » et une fois que tu t’exécutais, il te laissait tranquille. Mais aujourd’hui, tu dois prouver quotidiennement, par tes actes, que tu sais mieux le lécher que cinq de tes concurrents les plus dangereux. La censure ? Les quarante SDF que tu vois dans la rue tous les jours agissent d’une façon plus sûre que n’importe quel censeur. »
Une fine ambiguïté se cache dans l’expression « résistance intellectuelle ». La résistance suppose la défense d’une chose contre une autre chose. La « résistance intellectuelle » n’est certainement pas en manque quant à ce contre quoi il faut lutter. Il faut lutter contre tout ce qui nous entoure. Mais la vraie question est ailleurs : pour quelle cause luttons-nous ? Dans la dimension de l’intellect, il n’y a absolument rien qui vaille la peine de se battre « pour ». L’intellect ressemble à un juriste qui peut participer sans problème au même procès en qualité de procureur et d’avocat à la fois - ce qui se produit en fait lors de la formation du journal télévisé, par exemple, où l’on fourre des informations contradictoires afin de donner du volume et de la vraisemblance à l’événement-simulacre. L’intellect est tout simplement un instrument tranchant avec lequel on découpe tout ce qu’on veut. Les valeurs qu’il est censé défendre ne sauraient être ses propres projections, elles doivent provenir d’une autre dimension. C’est quelque chose qui est lié à la morale, au cœur, à l’âme.
Dans le passé, tout cela avait été fourni aux gens par la religion. Mais de nos jours, lorsque non seulement Dieu est mort, mais aussi Nietzsche qui, lui, savait où Dieu avait été enterré, l’homme est enclin à se battre uniquement pour son porte-monnaie, ou en cas d’idéalisme extrême, pour son ego. Et seul un cynique éhonté osera le lui reprocher. C’est pourquoi la résistance intellectuelle que l’on rencontre dans le monde réel porte habituellement un caractère tout à fait personnel : c’est une lutte contre un niveau de vie insuffisamment élevé. La somme totale de ces vecteurs de la « résistance » individuelle crée justement le Grand Frère bis collectif. L’intellect est donc supposé en délivrer cette même société qui le génère à chaque seconde. Mais on ne peut lutter pas contre quelque chose. On ne peut lutter que contre quelqu’un. Or, je ne vois dans le monde personne à part moi-même qui conviendrait au rôle du héros de ma variante de « J’accuse ».
Lorsque j’entends l’expression « résistance intellectuelle », je pense au souvenir que j’ai ramené des Canaries : une grande serviette de bain rouge, avec le portrait imprimé de Che Guevara. La « résistance intellectuelle » a plusieurs nobles connotations, on y entend l’écho du mai 68 qui excite agréablement le sang et rend le résistant soi-disant plus jeune et sexuel. En même temps, c’est quelque chose de tout à fait sans danger, comme le sexe avec deux capotes. Comme l’a dit un remarquable écrivain russe, « c’est le moyen d’unir de façon non contradictoire les valeurs libérales avec le romantisme révolutionnaire au sein d’une conscience sexuellement excitée ».
Je ne veux pas dire que je considère les intellectuels comme malhonnêtes ou lâches. L’honnêteté et l’audace n’ont rien à voir ici. Comment peut-on être honnête et audacieux en répondant à la question : qu’est-ce que vous aimez davantage - Batman ou Spiderman ? Et les intellectuels dans ce monde sont rarement dérangés pour d’autres raisons. Car l’intellect est capable de tout sauf d’une chose : il ne peut rendre celui qui le possède rassasié sans se faire vendre. C’est pourquoi, pour un intellectuel contemporain il est aussi difficile, mais indispensable, de commenter la pop-réalité que pour un violoniste incarcéré dans un camp, de jouer du violon pendant la beuverie de ses geôliers.
Alors, peut-on vaincre ?
Rien de plus simple. Mais l’opposition ne peut être réussie que dans la dimension intérieure de l’homme, car toutes les formes déclarées de la résistance intellectuelle seront incorporées dans la censure à la même vitesse que les nouvelles tendances de la mode sont prises en compte par les designers des vêtements bon marché. La victoire pratique de l’intellectuel ne passe pas par l’accusation de la télévision - on peut l’accuser du matin au soir, on aura toujours de bonnes raisons. La victoire, c’est de débrancher le téléviseur. J’appelle le silence qui s’installe dans la pièce après cette simple action le Troisième Pôle - c’est le point où l’on comprend que tous les pôles se trouvent dans la tête, et que la tête a été plongée dans un dépotoir. Ce clic d’adieu du bouton du téléviseur qui chasse la luminescence unipolaire du kinescope est mon apport héroïque à la cause de la résistance intellectuelle mondiale.
(Traduit du russe par Galia Ackermann)
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