Tarjei Vesaas, Les Ponts, roman

             Dans deux maisons jumelles d’un village norvégien vivent Torvil et Aude, deux jeunes gens de dix-huit ans.

             Derrière les deux maisons s’étend la forêt.

             Devant, un pont s’arc-boute.

             C’est l’automne. Dans la forêt, Torvil et Aude découvrent un nouveau-né mort près d’un rocher. Ils l’enfouissent sous des pierres et des feuilles mortes. Le lendemain, il a disparu.

             C’est Valborg, la jeune mère célibataire de leur âge, qui l’a jeté dans la rivière après leur départ. Depuis, le pont gémit, le courant s’emporte et s’enlise dans ce qu’il charrie. Dessus, un chien passe.

             Les trois jeunes gens font connaissance. Ils se rejoignent en secret dans la forêt. Ils parlent. Torvil est amoureux de Valborg. Aude les laisse seuls et s’en va affronter le vent. Valborg croyait Torvil et Aude frère et sœur. Elle ne veut pas les séparer et repart à la ville. Sur le pont, Valborg qui s’éloigne et Aude qui revient se croisent une dernière fois.

             Les actes de la vie s’inscrivent dans les corps et les corps dans les lieux. On se cache dans une forêt pour accoucher ; on se croise sur un pont. (Sous les arches, on entend le chant du maçon qui rescelle des pierres.) Le chien voyage à travers les rêves de chacun et la nuit les relie. Le jour, c’est plus difficile. Qu’on s’approche, les mains se touchent. Qu’on s’écarte, on disparaît.

Nous sommes partout dans la forêt. Si, à l’instant, il n’y a personne, l’air même est saturé de souvenirs. Ici, l’herbe a été foulée bien des fois. Nous sommes les endroits où des paroles sont tombées, vivifiantes ou fatales, paralysantes ou encourageantes. Nous sommes aussi ces endroits agréables et abrités, où les gens se sont réunis. Nous sommes les endroits que l’on n’oublie jamais, ceux qui, malgré leur air insignifiant, se gravent dans l’esprit des gens jusqu’à leur mort : une pierre ou deux pour s’asseoir, un tendre feuillage de printemps, et le ruisseau presque asséché d’un début d’été.
Nous sommes les temps éternels et tous les lieux à la fois. Chaque pas est un souvenir. Si cela était visible, nous apparaîtrions un tissu d’ombres vivantes.

             Il n’y a pas de narrateur. Vous avez entendu ? Rien ne crie, rien ne dit beaucoup, ce sont des voix qui parlent, qui prononcent des paroles cousues de bruits et de silences, de temps, d’espoirs et d’inquiétudes, des voix qui disent nous ou je, ce sont la voix du chien, la voix de la forêt, la voix des ponts.


Les éditions Autrement rééditent Les Ponts dans la traduction d’Élisabeth et Christine Eydoux (parue initialement en 1971 chez Gallimard).
De Tarjei Vesaas (1897-1970), lecture de la barque le soir et Les Oiseaux.


Dominique Dussidour

21 octobre 2003
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