Tête en bas | Etienne Faure, par Jean-François Puff

Après cinq livres chez Champ Vallon, quatre recueils de poèmes et les « proses de gare » de La Vie bon train, voici que paraît Tête en bas, le nouveau recueil d’Étienne Faure, dans la collection « blanche » des éditions Gallimard. Il n’y a pas eu de métamorphose : ce livre est caractéristique de la manière de son auteur – mais il en synthétise le sens, et tout se passe comme si, conformément au titre, celui-ci se retournait sur l’écriture passée, pour exemplairement l’illustrer.
Le monde d’Étienne Faure est un monde étagé (« la vie s’étage »), hiérarchisé, sans métaphysique mais relativement à des affects de tristesse ou de joie. Il y a le haut, par exemple ces départs en avion qui vont vous mener loin, ou le septième ciel de l’amour en acte ; il y a le niveau du sol (l’« horizon du sol », disait le titre d’un recueil antérieur) ; sous le sol il y a bien des choses enfouies, et il y a les morts. Dans une dimension temporelle, ce sous-sol est le passé vers lequel se retourne volontiers cette poésie, l’Histoire, la mémoire, souvent la relation des deux dans la remémoration des ancêtres.
Saisir la forme de ce monde est essentiel à qui veut comprendre cette poésie dense et souvent difficile – difficulté qui n’est jamais recherchée pour elle-même, mais résulte d’une nécessité d’ordre à la fois stylistique et éthique, comme on le verra. Le niveau pertinent d’appréhension du travail d’Étienne Faure, c’est le poème. Celui-ci se compose presque systématiquement d’une seule longue phrase qui, par le jeu privilégié de l’enjambement et de l’apposition, descend et se porte vers sa chute. Le poème s’achève par un énoncé, en italiques et après un double saut de ligne, qu’il ne faut pas confondre avec un titre : il s’agit plutôt d’une sorte de bilan condensé, d’un trait tiré sous le texte. Or, justement, la descente ou la chute sont les motifs centraux et récurrents de cette poésie, sur le plan du contenu thématique, manifestant une forme de négativité : le suicide a lieu par défenestration ; on s’évanouit, et tombe au sol ; une séquence filmique montre au ralenti un soldat chutant à terre – ce sont trois exemples dans une véritable série. On peut alors songer, par analogie différentielle, à ce mode de la rhétorique propre à la Renaissance qu’on appelle « style sublime » ou pathos : le sonnet d’une seule phrase en est une forme caractéristique, créant par l’incomplétude syntaxique un effet d’attente que la deuxième partie du poème va résoudre, manifestant une poétique de l’élévation furieuse. Je parlerais volontiers à propos de la poésie d’Étienne Faure d’un « style sublime inverse », tête en bas, le poète étant « antipodiste en chute libre ». On ne descend pourtant pas toujours, dans ces poèmes ; il y a aussi le lent mouvement de remontée des choses enfouies sous le sol, des souvenirs ou d’une Histoire fantasmée, l’élan ascensionnel de l’éros, le voyage. Mais justement ces choses sont le plus souvent vues du côté de l’accompli : le voyage du point de vue du retour (« Nous commençons notre descente » étant le titre d’une section centrée sur le thème de l’atterrissage), l’amour du point de vue de la rupture, la vie du point de vue de la mort. Le poème est au passé, car « rien n’est direct, ni les mots endossés / pour dire un émoi déjà trépassé ». La pensée d’Étienne Faure est dans son principe mallarméenne, nous sommes de vaines formes de la matière, soumis à « l’exorbitante habitude de la vie / d’évincer toute chair » ; d’ailleurs « le monde est pourrissoir ». La forme même du poème épouse ce mouvement, car en art comme ailleurs rien de définitif ne peut être accompli : le sculpteur a beau choisir son marbre, rien ne pourra empêcher qu’il ne s’y trouve cachée quelque veine friable (« rebut »). Autant viser le mouvement, la forme d’emblée fluide et consentant à son imperfection : d’où ce style enjambant, souvent au bord du déséquilibre dans la descente. Cela n’empêche qu’il se dégage parfois du poème quelque vers ou suite de vers à la frappe tout unie :

 

dans les nuages qui n’ont de cesse au vent de fuir

 

Par exemple, ou :

 

la main veinée de bleu de grande ascendance

 

On voit quelle tenue peut avoir cette poésie. C’est qu’il ne faudrait pas croire qu’elle cède, face à la négativité dont j’ai parlé : mais elle s’y expose, et cela fait la nécessité de l’entreprise.
Il y a d’abord ce qu’indique l’exergue d’Hannah Arendt : « Celui qui chute, vole ». Dans le cours de la descente se trouve présenté ce qui attache affectivement, amoureusement, à la diversité des choses et des êtres. Il n’y aurait rien à perdre, sinon – s’il n’y avait cette beauté déposée jusque dans ce qui inquiète :

 

L’ombre des corbeaux, épitaphes du soir,
La nuit le cri pressant puis lâche de laie

 

La descente du poème se fait dans un style que je qualifierais volontiers de maniériste (le mot se trouve dans le recueil : « … les oliviers tordus / le maniérisme de leurs troncs qui n’ont pas pris la ligne / la plus directe pour élever leur sève »). Cette poésie par là se greffe sur un rameau tors quoique majeur de la poésie française : qui part d’un certain Ronsard et de Scève pour passer par Mallarmé et Breton, et qu’on qualifie à tort de préciosité. Ce maniérisme naît chez Étienne Faure de la complexité des rapports dans la phrase et l’enchaînement des vers, et il est tout sauf gratuit : la manière dans ses torsades et ses volutes amortit la chute, elle vise comme cette plume d’oiseau à « surseoir à tomber sans fin depuis la cage / dans un semblant d’apesanteur. » Malgré tout on aboutit à l’énoncé conclusif, au trait tiré, bilan du poème : mais là se trouve précisément le sol sous lequel on ne saurait aller, où le poème reprend pied, et le poète composant la poésie dans la vie, de la matière même de sa vie, dans le « négoce des mots » de l’une à l’autre. C’est rendu à ce sol que fermement on se reprend, de là qu’on se relance :

 

puis après effondrement reprendre
toujours de la hauteur

 

S’il n’y pas d’éternité, il y a au moins cet effort toujours recommencé d’élévation, d’érection, dans l’Histoire humaine, dans la vie des personnes, dans la poésie qui en exemplifie le mouvement. Telle serait la leçon de la poésie d’Étienne Faure. Dans son usage savant de la syntaxe, elle se situe au plus loin des facilités de l’élision, du style nominal et du faux mystère, et il faut être reconnaissant au poète de défendre et illustrer cette éthique de la parole :

 

... la parole
dans tous ses états défendant un sens
pour n’en perdre l’usage en sa double acception

 

Etienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, 144 p., 15€.

15 septembre 2018
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